Sociologue, professeur émérite des universités à l’IEP de Paris, Denis Segrestin a étudié l’émergence des démarches qualité dans l’industrie des années 1990, dans une approche de « sociologie industrielle » originale par rapport aux travaux de sociologie du travail de l’époque. Par un retour sur la mise en œuvre de la normalisation dans les entreprises, cet entretien présente un éclairage historique et sociologique sur les dynamiques de la qualité dans les services publics d’aujourd’hui.
1Informations sociales : Tout d’abord, revenons sur le contexte de vos premiers travaux sur la qualité dans l’entreprise. Qu’est-ce qui vous a amené à vous saisir de cette question ?
2Denis Segrestin : Je me suis intéressé à la question de la normalisation de la qualité à partir de recherches menées dans le secteur industriel, liées à l’évolution de ma vie professionnelle. Jusqu’en 1990, j’étais maître de conférences au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam), au sein de l’équipe de Jean-Daniel Reynaud, sur des champs qui étaient plutôt les questions de travail, de relations au travail, de relations professionnelles, de l’action collective et du syndicalisme. Peu à peu, j’en étais venu à travailler sur l’entreprise mais pour réfléchir sur la question des communautés d’action collective. C’était un thème intéressant, et assez nouveau à l’époque, de voir dans quelle mesure l’entreprise n’était pas seulement l’outil du « capital » mais, également, une communauté sociale, de travail, de métiers. En 1990, je venais de soutenir une thèse d’État sur ce thème de l’entreprise comme communauté sociale. J’étais donc en situation de devenir professeur des universités. J’ai été sollicité par le CNRS pour participer à un montage innovant à Grenoble, sur les thématiques de l’innovation.
3Ce montage avait deux objectifs conjoints : prendre part à la création d’une nouvelle école d’ingénieurs, dite de « génie industriel », à vocation très interdisciplinaire, et contribuer à des synergies de recherche sur les enjeux de l’innovation dans les entreprises industrielles. C’était une opération très atypique. Elle associait le CNRS, l’Université des sciences sociales et l’Institut national polytechnique de Grenoble (INPG) et la Fédération grenobloise des écoles nationales d’ingénieurs. Cette expérience bénéficiait en outre d’un fort partenariat industriel sur le bassin grenoblois. Les acteurs industriels siégeaient dans les dispositifs institutionnels, pour financer mais aussi pour participer à l’élaboration des chartes pédagogiques et des projets de recherche. Je me suis retrouvé avec quelques collègues sociologues déjà sur place ainsi qu’avec des enseignants-chercheurs en économie industrielle, en sciences de gestion et en sciences de l’ingénieur. L’idée commune à tous était d’utiliser le concept de génie industriel comme creuset d’une réflexion transversale sur les grandes évolutions de l’activité industrielle. Du côté des sciences sociales, nous avons été une petite dizaine à nous mobiliser pour la création du Centre de recherche innovation sociotechnique et organisations industrielles (Cristo).
4Et ce qui est formidable, c’est qu’on a réellement pu faire de la « sociologie industrielle », en dépassant la perspective de la sociologie du travail, alors hégémonique. On avait du vent dans les voiles ! Nous étions accueillis dans des conditions très favorables ; nous entrions par la grande porte dans des entreprises comme Hewlett Packard, Schneider Electric, Renault Véhicules Industriels, Caterpillar et d’autres encore. Les élèves-ingénieurs étaient un excellent passeport, nous avions accès à tous les acteurs. Ce contexte nous permettait de saisir les grandes préoccupations de nos différents partenaires. Cela nous a donné l’opportunité de développer des analyses sur des thèmes nouveaux et la question de la qualité en faisait partie. Elle était indubitablement à l’ordre du jour ! Ce n’était certes pas la seule mais elle était importante. Les normes de type ISO-9000 étaient nouvelles pour tout le monde et, concrètement, les industriels étaient confrontés aux procédures de certification. Certes, nous n’étions pas en terrain vierge. Dans les années soixante, il y avait eu les cercles de qualité ; mais la normalisation et la certification étaient une manière de penser la qualité et une pratique tout à fait nouvelles pour les « managers de terrain ». Quant aux industriels, ils étaient réellement à l’écoute de ce que les sciences de l’ingénieur et les sciences de la société pouvaient apporter. De notre côté, nous faisions le pari que l’appréhension empirique de ces questions permettrait un certain renouvellement des objets et des connaissances dans nos champs scientifiques respectifs, notamment ceux de l’économie industrielle et de la sociologie du travail au sens large.
5IS : En quoi cette approche de « sociologie industrielle » était-elle originale par rapport à la tradition de la sociologie du travail en France à cette époque ?
6D. S. : Il faut comprendre ce qu’était la tradition française de la sociologie du travail depuis les années 1960. Je simplifierai en disant que c’était la tradition incarnée par la figure de Georges Friedmann, à laquelle Jean-Daniel Reynaud m’avait formé au Cnam, et dont je me revendique encore aujourd’hui car elle a d’énormes qualités ! Il s’agissait d’abord d’insister sur la centralité du travail dans les rapports de production capitalistes et dans le système social lui-même. Un autre point était fondamental : pour comprendre l’évolution du travail, il fallait faire du terrain. Pour Friedmann, la spéculation intellectuelle ne suffit pas, il faut aller au plus près de la réalité. Cette perspective fondatrice avait été adoptée par de jeunes chercheurs recrutés à l’initiative de Friedmann : Alain Touraine, Edgar Morin, Henri Mendras, Jean-Daniel Reynaud ou encore Michel Crozier.
7La limite cependant, était qu’il y avait deux pôles dans le travail des sociologues : le travail qu’on regardait au niveau « micro » et ce qu’on essayait de comprendre des rapports de production au niveau « macro ». Il y avait une sorte de bipolarisation entre, d’une part, la question du travail et, de l’autre, la question des rapports de production dans une société en transition vers une économie et des marchés de masse, avec une absence de lien entre les deux, un découplage étonnant.
8Dans ce contexte-là, je faisais partie des sociologues qui, avec l’appui de personnalités telles que Renaud Sainsaulieu, ont démarré des travaux sur l’entreprise en faisant l’hypothèse qu’il n’était pas absurde de parler de « communauté d’entreprise ». Bien entendu, cette terminologie était instrumentalisée par le management, par les directeurs du personnel, etc. Et comme la « culture d’entreprise » était un outil de gestion du personnel, l’idée de traiter de l’entreprise d’un point de vue sociologique paraissait presque illégitime pour la majorité des sociologues du travail. Pourtant, le contexte social, politique, économique était porteur. Traiter de la question de l’entreprise allait de pair avec un certain sens de l’histoire. Au terme des Trente Glorieuses, des problèmes considérables ont surgi. La question du travail s’est trouvée talonnée par la question de l’emploi. De nouveaux enjeux devenaient cruciaux : la qualité de l’emploi, le fait d’être dans des emplois stables ou bien précaires. Deux mouvements se conjuguaient de façon paradoxale : d’un côté, les dirigeants d’entreprise étaient aux prises avec une forte contestation anticapitaliste ; de l’autre, ils étaient de plus en plus reconnus comme des acteurs centraux de l’économie et de l’emploi. Objectivement, la question de l’entreprise devenait centrale. Les organisations syndicales s’interrogeaient sur la nécessité de redéfinir les critères de gestion et, sur le terrain, les militants faisaient des contrepropositions. La question de l’entreprise devenait une question politique, elle entrait dans le débat public.
9Dans ces années 1990, je me souviens m’être retrouvé dans des séminaires de recherche où prévalait la grande tradition de la sociologie du travail. Quand j’expliquais que « nous essayions d’avancer, que nous nous intéressions à la qualité », je rencontrais parfois une certaine contestation. Il arrivait qu’on me dise que ce n’était pas très original… Il est vrai que, dès la fin des années 1970, certains sociologues du travail s’étaient intéressés aux cercles de qualité. Ces controverses étaient donc de bon aloi. Mais, dans la littérature scientifique, les enjeux de la qualité n’étaient étudiés qu’à la périphérie des problèmes de l’organisation du travail ou de la qualification des travailleurs. La qualité n’était pas un objet en soi. Il me semble donc que la manière dont nous l’appréhendions était originale. Nous observions les pratiques des services qualité au plus près du terrain, au contact direct des managers et des collectifs de production. C’était une posture novatrice par rapport aux postures antérieures, centrées sur le travail.
10IS : Venons-en à ce mouvement de normalisation de la qualité dans l’industrie. Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans cette dynamique ?
11D. S. : En France, comme à l’étranger, des organismes tels que l’Association française de normalisation (Afnor) ont développé et promu les normes de gestion et d’assurance de la qualité, en partenariat avec les communautés industrielles. À l’arrière-plan se tenaient le patronat, les dirigeants industriels. L’évolution de ces organismes à partir de la fin des années 1980 est particulièrement intéressante. Auparavant, la contribution des organismes de normalisation et de certification au développement des marchés s’appréhendait à travers des définitions dites « substantielles ». Par exemple, si vous voulez intervenir dans la production du matériel ferroviaire, il y a des standards : si vous voulez vous connecter sur le matériel de la SNCF, vous devez définir strictement la nature des pièces pour chaque type d’usage. Les ingénieurs sont accoutumés à la grande tradition de la standardisation technique, tributaire de la définition stricte des produits, des composants, de l’architecture des pièces, etc. Cela permet de rendre tous les éléments compatibles entre eux, de pratiquer « l’interopérabilité » et donc de permettre le fonctionnement des marchés. Or, dans les années 1980, cette grande tradition de normalisation technique s’est convertie peu à peu en normalisation dite de procédure, concernant notamment la qualité (il y a eu depuis bien d’autres applications, avec l’environnement, la responsabilité sociale…).
12C’est une révolution fondamentale, et intellectuellement très intéressante pour le sociologue ! La qualité ne s’appliquait plus à des produits, mais à des organisations ! J’ai assisté à cette mutation dans des entreprises du secteur de l’automobile, de la chimie, de l’électronique… Dans les années 1970, la qualité « produit », c’était notamment le contrôle en bout de chaîne : vous aviez des dizaines de personnes pour qualifier ou mettre les pièces au rebut en fonction des cotes qu’on leur avait données. Le rôle des services qualité tournait autour de ces systèmes de contrôle. La révolution intellectuelle et managériale survenue ensuite a invalidé ces pratiques : pour optimiser, rationaliser et faire des gains de productivité, il fallait éliminer les rebuts, donc qualifier les processus de production en amont. En fin de compte, l’enjeu a bel et bien consisté à qualifier les organisations : à donner des repères aux opérateurs et à tous les acteurs du dispositif productif pour anticiper les pépins de bout de chaîne ; à faire en sorte que les ajustements n’aient pas lieu en bout de chaîne mais dès le début et tout au long du processus.
13IS : Quels ont été les principaux ressorts de la normalisation et de son emprise croissante dans le monde industriel ?
14D. S. : À cette époque, beaucoup de facteurs ont convergé autour de la normalisation. Tout d’abord, le contexte industriel évoluait intensément. Dans les années 1990, les marchés s’internationalisent, la mondialisation s’intensifie, la concurrence s’accroît. Les enjeux de performance s’affirment : on cherche à rationaliser les coûts, les stocks, la qualité… Chez Renault par exemple, jusque dans les années 1970, le problème n’était même pas de faire du profit, mais d’équilibrer ! Dans les années 1980 et 1990, tout change : les entreprises ont de très fortes astreintes de performance, de compétitivité et donc de rationalisation. Ce sont d’ailleurs ces astreintes qui conduisent à la diffusion des techniques de production en flux tendu, notamment dans l’industrie automobile. Si l’on assemble des pièces sans disposer de stock, on est condamné à faire de la qualité ! Ce n’est même plus une option managériale, c’est une obligation pratique. On pourrait dire que la qualité est facultative quand on a du stock. Sans stock, la qualité devient obligatoire.
15Un autre facteur se conjugue de toute évidence à cet enjeu de rationalisation. On voit pointer toute une réflexion sur la redéfinition des compétences et des métiers et sur les frontières de la firme. Les financiers poussent au démantèlement des conglomérats hétérogènes en faveur de firmes « monométier ». Il y a un grand mouvement favorable à l’idée que les firmes ont d’autant plus de chances d’être performantes qu’elles ajustent leurs compétences à des métiers particuliers. L’entreprise Renault, par exemple, a pris acte du fait qu’elle n’avait aucune raison de développer ses propres départements informatiques, avec des bataillons d’informaticiens qui coûtaient très cher. Dans les grandes firmes d’aujourd’hui, la production de valeur est distribuée tout au long de la chaîne productive, au profit des fournisseurs extérieurs. Ceux-ci sont de plus en plus impliqués dans les activités de recherche et développement. C’est pourquoi le contrôle continu des capacités des fournisseurs devient absolument stratégique. Tous les partenaires industriels que j’ai connus dans les années 1990 étaient aux prises avec cette grande mutation : ils estimaient que la montée des fournisseurs dans la chaîne de valeur exigeait à la fois leur requalification et un surcroît de contrôle. Ils avaient à ce sujet une rhétorique et une pratique très claires et très propices à l’adoption des normes ISO 9001-9002. En outre, le contrôle de l’ensemble de la chaîne de valeur à l’aide de la normalisation des procédures avait un autre objectif : la mise en concurrence des fournisseurs entre eux. Cela a durci les relations de partenariat car les fournisseurs ont été brutalement confrontés aux contraintes de la certification. Ils ont subi des sujétions bien plus élevées que celles qui prévalaient à l’intérieur des grandes structures. Derrière tout cela se profilait, bien entendu, la montée des objectifs de productivité et d’efficience qualité.
16Le succès de ces normes a aussi tenu au fait, me semble-t-il, qu’il était commode d’utiliser cet outil venu d’ailleurs et que l’on mettait en œuvre « clé en main », à moindre frais. Les directions qualité et les services ad hoc se développaient ; les managers de la qualité disaient : « On pourrait certes faire mieux en interne, mais ces outils-là sont à notre disposition, servons-nous-en ! Utilisons l’ISO-9000, exigeons de nos fournisseurs qu’ils soient ISO et faisons des apprentissages ». Le discours dominant des entrepreneurs allait dans le même sens : « Les systèmes qualité de type ISO sont ce qu’ils sont mais permettent de s’attaquer à de vrais problèmes ». Bien sûr, cela a provoqué un formidable essor du marché des consultants spécialisés, un marché qui a perduré par la suite.
17IS : Quels acteurs portaient la normalisation de la qualité dans les entreprises ? Était-ce une histoire de dirigeants, de qualiticiens ? Quels acteurs s’y opposaient ?
18D. S. : Il est certain que les fournisseurs trouvaient qu’on les « ramenait à l’école » ! Ils parlaient beaucoup de la subordination qu’ils subissaient avec les astreintes qualité, l’obligation de subir des audits de certification, des contrôles autoritaires… Il y avait tout un discours de dénonciation de la « dérive bureaucratique » sous-jacente à ces dispositifs, notamment dans les petites entreprises, mais pas seulement. La rédaction des cahiers de procédure, c’était un « boulot de chien », qui « bouffait de l’argent ». Dans les entretiens, même les responsables des services qualité nous disaient en plaisantant « Regardez, on a des armoires de procédures, comment vous voulez qu’on fasse, on ne peut pas s’occuper de tout ça ! » Mais cette accusation diffuse n’allait pas sans contrepartie : « Heureusement, cela ne nous empêche pas d’être intelligents ». Et les fournisseurs tiraient leur épingle du jeu car ils développaient leurs compétences, leurs capacités de recherche et développement, ils recrutaient des ingénieurs, etc.
19Très souvent cependant, les directions déléguaient aux services spécialisés la responsabilité de la mise en conformité des organisations avec les systèmes qualité. Beaucoup de responsables qualité apprenaient leur métier sur le tas. Ils développaient des savoir-faire sur la formalisation des procédures, réunies dans les manuels qualité, en liaison avec les équipes opérationnelles mais aussi avec des consultants externes. Cette division du travail faisait débat, notamment parce que, selon les recommandations des organismes engagés dans le « mouvement de la qualité » (à commencer par l’Afnor), l’implication des directions dans la démarche était une condition absolue de la réussite. On retrouvait cette affirmation stratégique dans les avertissements adressés par les consultants aux dirigeants : « Ça ne marchera que si vous mettez votre autorité dans la balance ». En même temps, le caractère insistant de cette exhortation révélait que cela n’allait nullement de soi ! L’implication des dirigeants dans ce processus nécessite en effet une certaine redéfinition des priorités stratégiques, des investissements conséquents…
20C’est là où l’on vérifie que la contextualisation est très importante. J’ai connu des entreprises plutôt bien loties, dans lesquelles l’épreuve de la certification était particulièrement problématique. Je me souviens d’une division de Hewlett Packard où le travail avait été délégué à des cadres de très bon niveau, mais qui s’égaraient en toute bonne foi dans des démarches quasi scolaires de procéduralisation de l’activité, sans rapport avec la « culture maison » de coopération horizontale. L’appropriation de la démarche posait souvent des difficultés internes, pour des raisons qu’il faudrait contextualiser au cas par cas. On voyait certaines grosses entreprises reproduire plus ou moins les erreurs commises dans des petites structures privées de toute aide extérieure, et conduites à pratiquer une sorte de « catéchisme de la qualité » découplé des pratiques. Il arrivait que cela conduise à des échecs lors des audits de certification, ou du moins à des renvois à des « sessions de rattrapage ».
21Une dernière remarque à ce sujet. Les entreprises qui abordaient les enjeux de la qualité dans des conditions favorables et qui parvenaient à faire un « usage intelligent » des systèmes normatifs étaient plutôt celles qui subissaient de plein fouet les pressions concurrentielles et les exigences de mises à niveau des chaînes de valeur. De ce fait, les politiques de la qualité y étaient intégrées dans des stratégies de portée plus générale, en rapport avec les transformations propres à chaque métier. Ces stratégies étaient, par définition, différentes selon qu’on se trouvait dans l’automobile, l’aéronautique, l’informatique…, selon l’état des marchés et la nature des échanges entre clients et fournisseurs. Dans ces conditions, on voyait comment la qualité devenait bel et bien une affaire sérieuse. On comprenait les mobiles des dirigeants du sommet pour y prendre part et les efforts d’apprentissage consentis à tous les niveaux en faveur d’une véritable culture de la qualité.
22IS : Cela nous amène aux thèses que vous avez défendues au sujet de la normalisation…
23D. S. : Deux arguments me semblent importants. Le premier est l’idée, un peu contre-intuitive, que bien souvent, « la norme ne normalise pas ». Bien au contraire, elle produit de la différenciation, de l’hétérogénéité. Le fait de l’affirmer dans mes travaux des années 1990 sur la normalisation était en rapport avec ce que j’avais découvert en travaillant sur la mise en œuvre des lois sociales de 1982, dites lois Auroux, adoptées un an après l’élection de François Mitterrand. Avec mes collègues du Cnam (particulièrement Annie Borzeix et Danièle Linhart), j’ai alors étudié les conditions de mise en œuvre du « droit d’expression des travailleurs », par lequel le ministère du Travail entendait promouvoir une version publique et progressiste des « cercles de qualité », alors très en vogue. Il s’agissait d’inscrire dans le droit des dispositions permettant aux travailleurs de s’exprimer devant leur hiérarchie directe sur leurs conditions de travail et leur amélioration. Or le constat que nous faisions sur le terrain était paradoxal ou, du moins, peu conforme aux attentes du législateur : la mise en œuvre du droit d’expression avançait bien plus aisément dans les contextes où une certaine démocratie sociale était déjà à l’œuvre, alors qu’elle était plus problématique dans les organisations rétives au dialogue social et qui appelaient un effort important de démocratisation.
24Dire cela n’était pas forcément très original mais c’était important. En effet, l’idée du législateur consistait bien à « créer un standard » propice à l’expression des salariés et de leurs délégués dans toutes les entreprises. La volonté publique était de créer des normes universelles, qui s’appliquent partout et à tout le monde. Or dans nos recherches – qui ne visaient pas du tout à mettre en cause les intentions du ministre – nous constations que le droit s’appliquait le mieux à ceux qui en avaient le moins besoin ! Je me souviens avoir, jeune chercheur, présenté moi-même ces résultats à un public de responsables du ministère, de syndicalistes, de responsables des études dans les confédérations. C’était animé et intéressant ! Si le débat était en fait assez ouvert, pour les promoteurs de la réforme, il y avait quand même un problème. En tout cas, cette expérience m’a rendu, dans mes recherches ultérieures, particulièrement sensible aux effets paradoxaux que provoquent la contextualisation des règles et les conditions de leur appropriation. Je mentionne cette expérience parce que j’ai retrouvé le même problème à propos de la mise en œuvre des « standards de la qualité ». Certes, tout n’est pas contextuel, mais la contextualisation pèse très fort.
25J’en viens à un deuxième argument important, qui n’est pas sans rapport avec le premier. Il tourne autour du caractère malléable de la normalisation. J’ai dit combien j’avais été frappé par le fait que les politiques de la qualité se trouvaient réintégrées dans des stratégies de portée plus générale et qui, par définition, étaient le propre de la firme. Cela me conduit à un constat complémentaire. Souvent, dans ce type de situation, les règles relatives à la maîtrise des procédures se trouvent pour ainsi dire « instrumentalisées » : elles peuvent par exemple servir à faire passer une refonte des organigrammes, une révision des frontières entre les attributions de la firme et celle de ses sous-traitants… La conséquence, c’est que la norme qualité ne fait plus vraiment sens par elle-même mais, plutôt, par les opportunités qu’elle offre. Dans mes travaux, cela m’a conduit à dire que l’adoption des normes de type ISO 9000 devait aussi s’interpréter comme un « artefact conventionnel ».
26Je m’en explique en quelques mots. Dans les entreprises industrielles, beaucoup d’acteurs ont conscience – un peu comme les sociologues d’ailleurs – que des dispositifs de maîtrise de la qualité ne sont pas optimaux et qu’ils souffrent de toutes sortes de vices bureaucratiques. Mais puisque leur ambition est d’en faire un usage « intelligent », adapté à d’autres enjeux internes, ils font comme si ces dispositifs étaient de très bons outils. Il arrive en effet un moment où la capacité d’une entreprise à s’approprier les normes de qualité en les « arrangeant à sa sauce » (du côté des grands donneurs d’ordres comme des fournisseurs) a pour résultat qu’il devient contreproductif de critiquer ces outils : mieux vaut prendre les normes telles qu’elles sont, « sans pinailler », de façon à en faire des paramètres parmi d’autres d’une culture industrielle globale au service de la performance globale de la firme. Dans mon souvenir, il y avait là une belle découverte.
27IS : En quoi ces arguments nourrissaient-ils un positionnement original, et peut-être même un peu provocant, par rapport aux thèses dominantes en sociologie du travail ?
28D. S. : Dans ces années-là, de nombreux sociologues du travail avaient tendance – et globalement, c’est encore un peu le cas aujourd’hui – à rester attachés à un discours dénonçant la domination des prescriptions impératives sur l’activité productive. Je simplifie : la bureaucratie serait non seulement un mode de domination détestable mais, de plus, un mode de domination qui ne « marche pas » car elle n’atteint jamais ses objectifs.
29Pour ma part, je crois qu’il est très intéressant de dépasser ces discours. La réalité, c’est qu’aucun outil de management, même les plus « autoritaires » ou prescriptifs, n’intègre jamais la pratique sur le mode d’une domination univoque et unilatérale. Leur mise en œuvre fait en règle générale l’objet d’une intelligence stratégique distribuée. Évidemment, dire cela vous rend suspect d’être aux ordres du « grand capital » ! Mais je le dis quand même. Ma position – qui mérite bien sûr discussion – fait objection aux collègues qui mettent sans cesse en avant la contrainte et la domination comme contrepartie de la recherche de la performance. C’est trop court ! Jean-Daniel Reynaud expliquait que les systèmes de contrôle suscitent communément des « régulations autonomes ». Après avoir travaillé sur la normalisation de la qualité, je m’étais intéressé à la mise en œuvre des systèmes d’information intégrés dans la grande entreprise (les fameux « ERP », « Enterprise Resource Planning »). L’enjeu de contrôle y était encore bien plus radical qu’avec les systèmes qualité puisque leur objectif revendiqué était de mettre en place des structures panoptiques de contrôle couvrant toutes les fonctions de la firme. Là aussi, les faits ont démenti les fantasmes : de façon certes variable selon chaque contexte, la « régulation conjointe » a resurgi. L’outil ne trouvait sa place que dans la mesure où les acteurs y trouvaient du sens et avaient prise sur lui, parfois au point de le remodeler complètement.
30Certes, la contrainte existe, je l’ai rencontrée ! Comme je l’ai dit également, j’ai vu des grandes entreprises qui étaient victimes de graves dérives bureaucratiques et d’une véritable subordination aux outils de gestion. Mais c’est en faisant la part des choses qu’on avance dans l’analyse.
31IS : Avec le recul, défendez-vous ces thèses avec la même force aujourd’hui ? Pensez-vous qu’elles permettent de comprendre les dynamiques à l’œuvre autour de la qualité dans les services publics des années 2010 ?
32D. S. : C’est difficile de répondre de façon générale. Mais, oui, quand même, je serais fidèle à ces idées. J’ai peut-être trop fait l’éloge du mouvement de la qualité, même si j’ai aussi beaucoup critiqué ces démarches ! Mais si on regarde les changements survenus en trente ou quarante ans, il est fascinant de voir à quel point la culture de la qualité a transformé de fond en comble les entreprises. Les démarches qualité sont globalement devenues incontournables : un accord s’est établi sur la nécessité d’un minimum de « procéduralisation » de l’activité, sur la question de savoir « qui fait quoi », en raison d’un impératif élémentaire de coordination dans les organisations complexes. Cela dit, et les sociologues des organisations le savent bien, on ne vient jamais à bout des problèmes de coordination ! Du moins ce problème de la coordination est-il traité, alors que sa résolution était encore balbutiante il y a trente ans. Franchement, les organisations ont changé du tout au tout à cet égard, malgré les dysfonctions incroyables qu’on y trouve toujours. Globalement, le souci de « qualifier les organisations » a transformé le fonctionnement des entreprises industrielles, et tendanciellement aussi celui des entreprises de services.
33Évidemment, les données du problème se recomposent dans la période actuelle. Pourtant, en dépit de l’intensité des changements – qui crève les yeux –, je suis plutôt frappé par la permanence des problèmes de base. Dans leurs diagnostics, les managers ont toujours bien du mal à faire la part entre la qualité formelle (celle que décrivent les procédures) et la qualité réelle (celle qui résulte au quotidien de la « régulation conjointe »). Cela explique qu’il y ait encore de si grands écarts dans les styles de management et dans les capacités (ou incapacités) à surmonter les problèmes de qualité. De façon encore plus générale, il est troublant de voir à quel point les sciences du management restent implicitement focalisées sur l’éternelle question de la bureaucratie : de quel poids pèse la prescription hiérarchique ? Selon quelles voies peut-on s’en affranchir ? Comment concilier le respect des normes et la coopération intelligente ? Il se pourrait bien que l’idée de la qualification des organisations ait été l’un des rares éléments de renouveau dans ces ritournelles. Sans être compétent pour en parler, je ferais volontiers l’hypothèse que ces réflexions valent aussi probablement bien au-delà de l’industrie, et singulièrement pour des activités du service public.
34IS : En conclusion, sur quelle idée générale souhaiteriez-vous insister ?
35D. S. : Au fond, mes réflexions sur ce sujet, comme sur bien d’autres d’ailleurs, tournent beaucoup autour de l’importance des apprentissages organisationnels. Si on veut comprendre les processus de changement dans toute organisation de travail, il faut toujours remettre en avant l’aptitude irrépressible des acteurs, individuels et collectifs, à remodeler les règles auxquelles ils sont censés obéir, quand ce n’est pas à les soumettre à des objectifs qui leur étaient initialement étrangères. En un sens, seul ce processus de transformation rend l’innovation légitime. En fin de compte, cela signifie que la mise en œuvre de règles nouvelles est toujours tributaire de l’action collective. On ne pourra pas me dire que c’est une mauvaise nouvelle !