1Dans Vercoquin et le Plancton, publié en 1946 par Gallimard, Boris Vian brocarde l’activité de normalisation tout en évoquant les obsessions des jeunes hommes parisiens des années 1940 : les filles et le jazz (et créant le néologisme « baisodrome »).
2Le roman s’ouvre et se clôt sur deux surprises-parties, au cours desquelles les garçons mettent tout en œuvre pour avoir des rapports sexuels avec les filles, lesquelles ne sont pas en reste – excepté le Major. Ce personnage récurrent de Vian tombe amoureux de Zizanie lors de la première fête et se fiance avec elle pendant la seconde. Entre les deux, souhaitant convoler en justes noces, il se fait embaucher au Consortium national de l’unification (CNU) où l’oncle et tuteur de Zizanie, Miqueut, est sous-ingénieur principal, afin de lui demander la main de sa nièce.
3Diplômé de l’École centrale des arts et manufactures, Boris Vian a travaillé à l’Association française de normalisation (Afnor) en 1942. Affecté à la division Verrerie, il s’est occupé de la taille des flacons et de la norme des goulots… En pleine Occupation, l’Afnor lui est apparue comme un lieu hors du monde. Son directeur, Ernest Lhoste, a présenté sur Radio-Paris la marque NF et disserté sur les normes relatives aux queues des casseroles en aluminium… Dans le roman, Miqueut passe un coup de fil qui dure plusieurs mois, le temps pour le pays d’entrer en guerre et d’en sortir sans qu’il s’en aperçoive.
4Vercoquin est une caricature délirante du travail de l’Afnor, devenue le CNU. Cet organisme s’emploie à produire des normes réglementaires, les nothons, « concrétisés en de petits fascicules gris souris qui tentaient de régler toutes les formes de l’activité humaine [et] d’organiser la production et de protéger les consommateurs ». Le rusé Major se fait d’ailleurs embaucher au CNU en proposant de rédiger un nothon sur les surprises-parties (orientation du local, nature des revêtements anti-vomi…).
5L’humour absurde de Vian s’attaque férocement à l’inutilité du travail du CNU (un nothon précise « 1 500 kilos pèsent une tonne et demie ») et à la vie de bureaucrate. Il décrit les relations entre collègues, les réunions interminables où les chefs s’écoutent parler pour ne rien dire, la nourriture, l’alcool et le pick-up cachés dans les tiroirs et que l’on sort à la première occasion et, surtout, les stratégies pour en faire le moins possible tout en se faisant passer pour un employé modèle et en s’adaptant au contexte. Le dévoué Miqueut lâche tout dès que son supérieur l’appelle pour faire le quatrième à la manille, elle aussi « unifiée ».
6L’obscurité du sens des missions génère un ennui abyssal et palpable. En suspens depuis sept ans, un nothon porte sur « l’unification des clavettes pour roues arrière de voiturettes légères de transport pour matériaux de construction de dimensions inférieures à 17.30.15 centimètres et non susceptibles de constituer un danger notable lors de leur manutention ». L’épais dossier ronéoté dont il fait l’objet a au moins une utilité : il sert de camouflage à l’employé Vidal qui s’y absorbe dès que s’ouvre la porte de son bureau.