CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1D’abord valeur religieuse puis idéal philosophique, le concept de fraternité est posé par les révolutionnaires de 1789 comme un principe général d’action politique, au nom duquel sont instaurés les premiers droits sociaux. Si la solidarité qui le supplante ensuite constitue le fondement direct de la protection sociale, la fraternité, remise à l’honneur à la Libération et aujourd’hui constitutionnalisée, est le principe qui la légitime et lui apporte sa dimension humaine.

2Sans doute, d’aucuns pourraient-ils s’étonner de voir mentionné, parmi les valeurs fondatrices de la protection sociale, le concept qui forme le troisième terme de la devise républicaine, plutôt que celui censé constituer – ainsi que le précise l’article L. 111-1 qui ouvre le Code de la sécurité sociale – le soubassement et le fondement de cette protection, en l’occurrence celui de solidarité : cet article n’hésitant pas à poser d’emblée, on le sait, que « la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale »…

3Pourtant, nul doute que la place que le concept de fraternité a occupée, et occupe toujours, tant dans le processus de légitimation que dans le mode de fonctionnement de la protection sociale est tout à fait centrale. Le fait que la solidarité soit le plus souvent invoquée à l’appui de cette dernière ne doit pas faire oublier qu’après en avoir constitué le fondement direct, la fraternité en constitue aujourd’hui, sur le plan juridico-politique, le principe à la fois explicatif et justificatif. De là la nécessité, pour bien comprendre la nature des liens qui unissent la fraternité et la protection sociale, de rappeler ce qui prévalait hier avant d’évoquer ce qui prévaut aujourd’hui.

La fraternité et la protection sociale hier

4De la Révolution française jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les liens qui unissent le concept de fraternité à l’affirmation de droits sociaux ont sensiblement évolué. Si, dans un premier temps, les hommes au pouvoir – les révolutionnaires de 1789-1793 et ceux de 1848 – se sont appuyés sur ce concept pour fonder et légitimer la reconnaissance d’un minimum de droits sociaux, il en est allé différemment sous la IIIe République : les gouvernants ayant préféré, pour légitimer la mise en place d’institutions de protection sociale, s’appuyer plutôt sur le principe, désormais dominant, de solidarité.

La fraternité, source et fondement de la solidarité

5Cantonnée initialement, à la suite des révélations juive et chrétienne, dans la sphère religieuse (nous sommes frères car enfants d’un même Dieu) avant d’investir, dans le sillage de la sécularisation des idées à partir du XVIIe siècle, la sphère philosophique (nous sommes frères car dotés d’une même nature), l’idée de fraternité émerge dans le champ politique français à la fin du siècle suivant (David, 1987, p. 17 et s. ; Borgetto, 1993, p. 18 et s.). Reprise à leur compte par un grand nombre de philosophes, lesquels font valoir qu’elle ne saurait prendre corps que là où la Patrie garantit la liberté et l’égalité, elle devient, dès le déclenchement de la Révolution, l’une des idées forces du nouveau discours dominant : chacun, désormais, étant posé comme le frère de l’Autre, à la fois parce qu’en étant tous libres et égaux, chacun est censé posséder une Patrie et parce qu’en formant tous une Nation, chacun est censé faire partie intégrante du pouvoir souverain.

6Même s’il n’a pas tardé à être démenti à la fois par les pratiques (distinction établie en 1791 entre citoyens « actifs » et citoyens « passifs ») et les événements (guerres intérieure et extérieure rendant impossible la fraternité avec les « ennemis » de la Révolution), ce discours n’en recélait pas moins une dynamique propre impliquant, sur le plan juridique, un certain nombre de conséquences. Dès lors, en effet, que tous s’engageaient à « demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité » [1], et que les gouvernants n’avaient de cesse d’affirmer que « l’État n’est pas composé de différentes sociétés étrangères l’une à l’autre [et que] tous les Français doivent se regarder comme de véritables frères, toujours disposés à se donner mutuellement toute espèce de secours réciproques » [2], que « tous les Français forment un peuple de frères [et] se doivent tous des secours mutuels » [3] ou que « la fraternité est douce et modeste (…) et consiste à secourir les malheureux » [4], il était logique et naturel – sauf à faire apparaître ces propos comme foncièrement illusoires et mystificateurs – que la société se vît assigner un certain nombre d’obligations ou de devoirs à l’égard des plus fragiles.

7De là, l’adoption, au nom et en vertu, précisément, de la fraternité, de diverses mesures tendant par exemple à venir en aide aux victimes de dommages matériels ou physiques causés par la guerre, ou encore à attribuer des secours aux familles des « défenseurs de la patrie » dans le besoin (Borgetto, 1993, p. 47 sq., p. 166 sq. et p. 190 sq.). De là, surtout, l’élaboration – toujours au nom et en vertu de la fraternité –, d’une politique globale de solidarité assurant un minimum de protection aux catégories les plus vulnérables de la population : proclamation du droit à l’assistance dans les textes constitutionnels [5] et législatifs [6] pour les enfants trouvés ou orphelins, les femmes enceintes, les personnes malades, invalides, âgées… ; reconnaissance d’un devoir social à l’égard des sans-emploi…

8Après la chute de Robespierre, l’idée de fraternité tombe très vite en discrédit : associée à la fois à la Terreur et à la République, au suffrage universel et aux droits sociaux, elle fait l’objet, pendant plusieurs décennies, d’un rejet massif de la part des nouveaux gouvernants. Mais au cours des années 1830 et surtout 1840, une période marquée par la réhabilitation de l’œuvre révolutionnaire, le regain de faveur de l’idée républicaine et l’essor des doctrines socialistes, elle est peu à peu récupérée par tous ceux qui s’opposent au pouvoir en place. Redevenue l’une des idées forces du langage politique et social, elle connaît, dans les années qui précèdent et les mois qui suivent la Révolution de 1848, un nouvel « âge d’or ».

9Formant, avec la liberté et l’égalité, le dernier terme d’un triptyque désormais promu au rang de devise officielle de la République, elle est invoquée à l’appui d’un certain nombre de droits sociaux et/ou de solutions protectrices. Ainsi du droit au travail : « La fraternité consiste dans le droit de chacun à la protection de tous. La société (…) assure (…) le travail à tous ceux qui sont valides » [7], affirmaient les uns ; « La République, au nom de la fraternité, reconnaît à chaque citoyen (…) le droit à travailler et à subsister par son travail » (Renouvier, 1981, p.153), renchérissaient les autres. Ainsi également du droit à l’assistance : la République doit, « au nom de la fraternité, [mettre en place] un ensemble d’institutions protectrices des faibles, des enfants et des vieillards » (ibidem, p. 153-154) car, « dans un État républicain (…), la société doit à tous les citoyens des moyens d’existence : c’est la loi de la fraternité » [8]. Ainsi, encore, de la création d’institutions de prévoyance, qui était dictée par « la même pensée générale, la réalisation du principe de la fraternité » [9]

10Mais l’envoi à l’Assemblée constituante d’une majorité conservatrice, la dissolution des ateliers nationaux institués en février 1848, l’insurrection ouvrière de juin qui en résulte ainsi que son écrasement par l’armée mettent un terme à l’enthousiasme initial. Si l’Assemblée n’hésite pas à consacrer la fraternité comme principe à part entière de la République (préambule, § 4) et à confirmer diverses mesures adoptées en matière civile et politique (abolition de l’esclavage et de la peine de mort en matière politique…), elle se montre en revanche beaucoup plus timorée en matière sociale, la Constitution se contentant de reconnaître, aux lieu et place de droits individuels et collectifs, de simples devoirs soumis, dans leur mise en œuvre, au seul bon vouloir des pouvoirs publics [10].

11S’ouvre alors, pour l’idée de fraternité, une nouvelle phase de déclin, les gouvernants successifs n’hésitant pas soit à la rejeter catégoriquement (Second Empire), soit à la délaisser en tant que principe général devant guider et inspirer leur action en matière économique et sociale (IIIe République).

La solidarité, substitut et raison d’être de la fraternité

12En effet, plutôt que la fraternité accusée, pêle-mêle, d’être trop liée aux préceptes chrétiens, de se révéler illusoire dans une société divisée en classes antagonistes ou encore de recéler une dimension affective et sentimentale insusceptible d’être traduite par le Droit, les hommes de la IIIe République préfèrent invoquer, désormais, un terme qui était quasiment inconnu sous la Révolution française et fort peu usité sous la Deuxième République : celui de solidarité [11].

13À leurs yeux, ce vocable présentait un certain nombre d’avantages – outre celui, précisément, de ne pas comporter de tels inconvénients : celui de prendre appui sur les dernières avancées des sciences naturelles, biologiques et médicales, lesquelles s’accordaient à souligner la solidarité objective qui était censée régir l’ensemble du monde vivant ; celui d’être en phase tant avec l’essor de la sociologie (laquelle insistait sur la loi d’interdépendance sociale) qu’avec les progrès du positivisme et la laïcisation de la pensée, lesquels poussaient à récuser tout ce qui semblait relever de la « métaphysique » ou de la religion (charité, fraternité…) ; celui enfin d’apparaître, dans la mesure où il était issu de la langue juridique, comme un fondement sûr et solide pour le développement des droits sociaux.

14Mis en avant par plusieurs auteurs s’inscrivant dans le champ de la sociologie (Auguste Comte, Émile Durkheim…), de la philosophie politique (Charles Renouvier, Charles Secrétan, Alfred Fouillée…), de l’économie (Charles Gide) ou du droit (Léon Duguit) avant d’être récupéré par l’un des chefs du parti radical (Léon Bourgeois), le terme de solidarité va ainsi peu à peu supplanter celui de fraternité pour justifier la nécessité de mettre en place des institutions minimales de protection sociale : « Tout le monde reconnaît aujourd’hui (…) l’intervention nécessaire de l’État pour transporter dans le domaine du droit ces notions nouvelles de dépendance mutuelle, de solidarité » [12], affirme-t-on.

15Loin de se cantonner au seul discours politique, cette montée en puissance du concept de solidarité va s’étendre tout naturellement au discours juridique : les uns et les autres faisant par exemple valoir, en matière d’assistance, que « l’obligation de venir en aide à ceux que l’âge ou les infirmités mettent hors d’état de subvenir aux premiers besoins de l’existence n’est que l’application ou la consécration légale de cette idée de solidarité sur laquelle doit reposer notre organisation sociale » [13] ou encore, en matière de prévoyance, que « la reconnaissance du droit du faible, du pauvre, du travailleur à l’existence assurée contre tout risque social et du devoir correspondant de la société dont il est membre d’assurer l’exercice entier de ce droit par des institutions légales de garantie et d’assurance sociale généralisée est la conséquence nécessaire du progrès de la notion de solidarité » [14].

16Toutefois, malgré son déclin, l’idée de fraternité ne disparaît pas totalement du paysage politico-juridique, la plupart des contemporains ne manquant pas de la considérer non seulement comme un but ou un idéal à atteindre mais encore comme la justification dernière de la solidarité : « La formule de la Révolution française, reconnaîtra Léon Bourgeois, est : Liberté, Égalité, Fraternité. Nous n’entendons rien abandonner de cette formule. Nos observations tendent simplement à modifier l’ordre de ces trois termes. La solidarité est le fait premier, antérieur à toute organisation sociale ; elle est en même temps la raison d’être objective de la fraternité. C’est par elle qu’il faut commencer » [15].

17En d’autres termes : ce n’est plus parce que nous sommes frères et devons nous comporter comme tels que nous devons être et nous montrer solidaires ; c’est parce que nous sommes et devons nous montrer solidaires que nous pourrons être unis comme des frères. C’est dire que si la fraternité n’est plus, ici, le fondement direct de la solidarité, elle n’en est pas moins sa justification dernière puisqu’elle en est la véritable « raison d’être ».

18Cette position seconde occupée par la fraternité durera globalement un demi-siècle. Il faudra attendre la Libération pour qu’elle retrouve peu à peu une position éminente au sein de l’ordonnancement politico-juridique français en général, et au sein du système de protection sociale en particulier.

La fraternité et la protection sociale aujourd’hui

19Dans la seconde moitié du XXe siècle, on assiste, en effet, à une remise en cause assez nette du schéma instauré par le solidarisme : remise en cause qui, en ayant abouti à faire de la solidarité non plus tant un substitut qu’une simple composante de la fraternité, et de la fraternité non plus seulement une justification mais également un adjuvant de la solidarité, a marqué sans conteste un retour en force du dernier terme de la devise républicaine.

La solidarité, composante de la fraternité

20C’est à la Libération que ce retour en force s’amorce, les gouvernants opérant alors une synthèse entre l’idéalisme philosophique de 1789 et 1848 et le réalisme sociologique de la IIIe République. De cet idéalisme, ils reprennent l’idée, face à la tentative de certains régimes « d’asservir et de dégrader la personne humaine » (préambule de la Constitution de 1946), que l’Homme a des droits inhérents à sa qualité d’Homme ; et de ce réalisme, ils gardent l’idée que ces droits ne sauraient être dissociés des conditions concrètes de leur mise en œuvre et doivent donc ne pas se limiter à de simples pouvoirs d’agir mais, au contraire, se prolonger en des pouvoirs d’exiger : ce qui les conduit tout naturellement à proclamer, dans ce préambule, un certain nombre de principes formant l’ossature d’un système complet de protection sociale (droit au travail, droit à l’aide sociale, devoir strict pour la société de garantir à tous la protection de la santé, la sécurité matérielle, etc.).

21Grâce à cette synthèse, la fraternité se voit ainsi en mesure de réoccuper la position d’affirmation première et de principe à part entière de la République qui avait été la sienne : le constituant n’ayant pas hésité – outre à inscrire la devise républicaine dans le texte suprême – à l’invoquer à plusieurs reprises aux côtés de la liberté et de l’égalité [16]. Évolution, bien évidemment, tout à fait décisive dans la mesure où elle aboutit à faire de la fraternité une sorte de principe « matriciel », à la fois surplombant et absorbant celui de solidarité. Elle le surplombe dans la mesure où – du fait précisément de sa constitutionnalisation – elle occupe, au sein de l’ordonnancement juridique français, une position prééminente que la solidarité n’a pas. Et elle l’absorbe dans la mesure où, si elle implique par définition la mise en œuvre d’une politique plus ou moins large de solidarité, sa concrétisation va cependant bien au-delà : pour autant qu’elle prend appui sur l’éminente dignité attachée à la qualité d’Homme, la fraternité implique aussi, en toute logique, l’exercice de la tolérance, le respect de l’Autre, le rejet de toute attitude d’exclusion pouvant conduire à des comportements à caractère raciste…

22Bien entendu, cela ne signifie pas que la solidarité a aujourd’hui perdu sa fonction de justification et de fondement du droit. Lorsqu’il entreprend d’instituer tel ou tel dispositif ou mécanisme de protection sociale, c’est sans conteste à ce principe que le législateur continue de se référer pour légitimer son action : qu’il s’agisse de l’aide sociale qui, s’inscrivant dans le prolongement direct des grandes lois d’assistance votées jadis en son nom, continue de jouer un rôle irremplaçable face à l’essor des phénomènes d’exclusion ; ou qu’il s’agisse de la Sécurité sociale qui forme un dispositif global de garantie dont l’organisation, on l’a souligné, « est fondée sur le principe de solidarité nationale ».

23Cela signifie, bien plutôt, que ce qui a changé depuis la Seconde Guerre mondiale est beaucoup moins la position de principe occupée par l’idée de solidarité que la nature des rapports qu’elle entretient avec la fraternité : le fait que celle-ci ait été peu à peu restaurée dans son statut de principe fondamental de la République a tout naturellement abouti à faire de la solidarité non plus tant un substitut qu’une simple composante de ce principe.

24Évolution considérable s’il en est, mais qui ne fait cependant nullement obstacle à ce que la fraternité fonctionne, à l’occasion, comme un adjuvant de la solidarité permettant d’humaniser les politiques sociales en général, et le système de protection sociale en particulier.

La fraternité, adjuvant de la solidarité

25La redécouverte, après la Libération, du caractère quasi indépassable du dernier terme de la devise républicaine n’a pas seulement eu pour effet de restaurer la fraternité dans sa fonction de principe inspirateur et explicatif d’une politique active de solidarité sociale. Elle a eu aussi pour effet d’élargir son rôle en lui permettant, dans certains cas, d’influer directement sur certains dispositifs légaux.

26Cet élargissement trouve essentiellement sa source dans les limites et les insuffisances mêmes recélées par l’idée de solidarité : limites et insuffisances qui tiennent au fait que, réduite à elle-même, la solidarité apparaît, en matière sociale, très fortement desséchante, déshumanisante, bureaucratique : c’est la « logique du guichet », c’est le face-à-face inégalitaire et souvent « kafkaïen » entre l’individu et l’Administration, c’est l’application impersonnelle et mécanique des textes… En d’autres termes, on a peu à peu pris conscience qu’il ne suffisait pas, pour concrétiser le caractère « social » de la République, d’institutionnaliser la solidarité ; encore fallait-il compléter celle-ci en lui donnant ce qui très souvent lui fait défaut, à savoir de la chaleur dans les relations humaines, de la convivialité, de l’humanité et de la considération dans les relations sociales : non pas seulement parce que cela était rendu nécessaire pour recréer du lien social [17] ou pour lutter contre l’isolement social (Serres, 2017) ; mais aussi parce qu’une telle orientation se révèle seule susceptible, en définitive, de respecter réellement l’éminente dignité attachée à la qualité d’Homme : « dignité et solidarité, a-t-on justement fait valoir, la dignité par la solidarité, telle est, telle doit être l’essence de la politique sociale. N’est-ce pas une autre manière de dire que la politique sociale doit partout et toujours être l’expression de la fraternité humaine ? » (Laroque, 1968, p. 632).

27Cette exigence, les pouvoirs publics l’ont au demeurant fort bien comprise, par exemple lorsqu’ils ont décidé, en 1988, d’instituer le Revenu minimum d’insertion (RMI). Alors qu’ils auraient pu se contenter, au nom et en vertu du principe de solidarité, de venir en aide aux plus démunis en ne leur versant qu’une simple allocation monétaire, ils ont au contraire entrepris – renouant par là même avec les idées de 1848 [18] – de sanctionner juridiquement le principe de fraternité. Comment ? En assignant à la société un devoir strict d’insertion à l’égard de tous ceux qui sont en situation ou en voie d’exclusion : « Par l’instauration d’un revenu minimum d’insertion, expliqueront-ils, [sera ainsi donnée] une dimension sociale nouvelle et décisive au mot qui clôt la devise de la République (…), le plus humain peut-être de tous les mots : le mot fraternité » [19].

28***

29Aujourd’hui, les rôles que jouent, dans le domaine social, les deux principes de fraternité et de solidarité sont donc relativement bien fixés. Celui du principe de solidarité est simple et univoque : ce principe constitue le plus souvent, en matière notamment de protection et de garantie sociales, le fondement juridique direct des textes légaux.

30Le rôle joué par la fraternité se révèle, pour sa part, un peu plus complexe car dual. Ce principe apparaît en effet tantôt comme un fondement indirect de certains textes ou de certaines règles : lorsqu’il est médiatisé, précisément, par celui de solidarité. Tantôt, au contraire, comme un fondement direct de certaines normes, règles ou dispositifs : lorsqu’il est utilisé pour justifier certains dispositifs introduisant dans les relations sociales la dimension humaine et chaleureuse sans laquelle le « vivre ensemble » devient non plus un plaisir partagé mais une épreuve désespérante…

Notes

  • [1]
    Serment prononcé à la Fête de la Fédération, Archives parlementaires, séance du 14 juillet 1790, T. 17, p. 85.
  • [2]
    Archives parlementaires, séance du 29 août 1789, p. 511, T. 8.
  • [3]
    Archives parlementaires, séance du 13 janvier 1791, p. 174, T. 22.
  • [4]
    Moniteur universel, (réimpression), séance du 16 juillet 1794, p. 235, T. 21.
  • [5]
    Voir notamment l’art. 21 de la déclaration du 24 juin 1793 et l’art. 122 de la constitution. A. Blanc, Compte rendu des séances de l’Ass. Nat. constituante, séance du 7 septembre 1848, p. 839, T. 3.
  • [6]
    Voir notamment les lois des 19 mars et 28 juin 1793, des 24 vendémiaire, 22 floréal et 23 messidor an II ; voir notamment M. Borgetto, La notion de fraternité… (op. cit.), p. 185 sq.
  • [7]
    A. Blanc, Compte rendu des séances de l’Ass. Nat. constituante, séance du 7 septembre 1848, p. 839, T. 3.
  • [8]
    Ducoux, 1849, p. 26.
  • [9]
    Compte rendu…, Ibidem, annexe à la séance du 19 février 1849, p. 42, T. 8.
  • [10]
    Voir § 8 du Préambule et art. 13 de la Constitution du 4 novembre 1848.
  • [11]
    Sur la conceptualisation et la théorisation de l’idée de solidarité : Borgetto, 1993, p. 350 sq. ; Blais, 2007.
  • [12]
    A. Dubost, discours au Sénat du 8 avril 1905, cité in F. Buisson, 1908, p. 212.
  • [13]
    J.-B. Bienvenu-Martin, rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner les propositions de loi sur l’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables, JO, Doc. Parl., Chambre des députés, annexe à la séance du 4 avril 1903, p. 386.
  • [14]
    É. Vaillant, proposition de loi ayant pour objet l’institution d’une assurance sociale, JO, Doc. Parl., Chambre des députés, annexe n° 418 à la séance du 6 novembre 1902, p. 261.
  • [15]
    Intervention de L. Bourgeois au Congrès international de l’éducation sociale en septembre 1900 (1901, p. 350).
  • [16]
    Constitution de 1946, art. 2 (« La devise de la République française est : « Liberté, Égalité, Fraternité ») ; Constitution de 1958, préambule (« La République offre aux territoires d’Outre-mer (…) des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité »), art. 2 (« La devise de la République française est : « Liberté, Égalité, Fraternité » ») et 72-3 (« La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’Outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité »).
  • [17]
    Voir par exemple L’Appel à la fraternité lancé par divers acteurs et observateurs de la vie sociale (Libération, 4 juin 1999).
  • [18]
    Voir par ex. A. Crémieux, Compte rendu…, séance du 6 septembre 1848, p. 817, T. 3 : « Le travail, c’est la destinée de l’homme (…). Et quand vous mettez à côté de cette destination de l’homme ce mot divin et sacré : fraternité, est-ce que vous aurez tout fait pour votre frère quand vous lui aurez donné l’aumône, l’assistance, le secours ? Est-ce que vous ne comprenez pas que, pour qu’il soit votre frère, il ne faut pas seulement qu’il soit à l’abri des nécessités les plus rigoureuses de la vie, il faut qu’il s’élève jusqu’à vous ? Or, pour l’élever jusqu’à vous, que pouvez-vous lui donner ? Le travail qui le distingue, qui le relève lui-même à ses propres yeux. Alors seulement il sera votre égal, alors il sera votre frère ».
  • [19]
    Journal officiel, Assemblée nationale, débat parlementaire, séance du 4 octobre 1988, intervention de Claude Évin, p. 634.
Français

L’idée de fraternité a connu, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, un parcours mouvementé : utilisée sous la Révolution française et la IIe République comme un principe fondamental légitimant la mise en œuvre d’une politique de solidarité sociale, elle est quelque peu délaissée par les régimes politiques ultérieurs avant de retrouver, dans la seconde moitié du XXe siècle, une place de choix dans l’organisation et le fonctionnement de la République sociale.

Bibliographie

  • Blais M.-C., 2007, La solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard.
  • Borgetto M., 1993, La notion de fraternité en droit public français, Paris, LGDJ-Montchrestien.
  • Buisson F., 1908, La politique radicale (Etude sur les doctrines du parti radical et radical-socialiste, 1908.
  • Congrès international de l’éducation sociale. Exposition universelle (1900), 1901 (Réédition BNF / Hachette Livres 2013).
  • David M., 1987, Fraternité et Révolution française, Paris, Aubier.
  • Ducoux F.-J., 1849, Guide de l’électeur républicain, 1849.
  • Laroque P., 1968, Droits de l’homme, travail social et politique sociale, Droit social, p. 625-635.
  • Renouvier C., 1981, Manuel républicain de l’homme et du citoyen (1848), Paris, Garnier.
  • Serres J.-F., 2017, Combattre l’isolement social pour plus de cohésion et de fraternité, Avis du Conseil économique, social et environnemental, section des Affaires sociales et de la Santé.
Michel Borgetto
Professeur à l’Université Paris 2 (Panthéon-Assas), il dirige le Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa, CNRS/Paris 2) ainsi que le master « Droit sanitaire et social ». Il est aussi le directeur de la Revue de droit sanitaire et social (éd. Dalloz). Parmi ses publications récentes : en 2015, Droit de la sécurité sociale, avec Jean-Jacques Dupeyroux et Robert Lafore, Dalloz, 18e éd., Droit de l’aide et de l’action sociales, avec Robert Lafore, éd. Lextenso, coll. « Précis Domat », 9e éd.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/11/2018
https://doi.org/10.3917/inso.196.0016
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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