1La confiance dans les institutions, qu’elles soient politiques, publiques ou sociales, relève de logiques plus larges, celles du rapport des citoyens au système politique et de leur adhésion aux attitudes de base à propos de la démocratie représentative. Ces logiques ont fait l’objet d’une production académique particulièrement importante au cours des vingt ou trente dernières années, comme en atteste le récent Handbook of Political Trust (Zmerli et Van der Meer, 2017) qui synthétise cette abondante littérature. Celle-ci a notamment analysé sur le plan empirique les logiques du déclin de la confiance politique. Les analyses conduites dans de nombreux pays et sur de longues périodes montrent que l’insatisfaction vis-à-vis des acteurs et des institutions de la démocratie représentative s’étend à pratiquement toutes les démocraties industrielles avancées (Dalton, 2013). Mais ces recherches ont également montré l’ambivalence de cette crise de confiance dans la politique et dans les institutions : si l’ampleur de la « déliaison démocratique » est avérée par les indicateurs de confiance dans les acteurs de la politique (partis, syndicats, personnel politique) ou d’évaluation des performances des systèmes démocratiques en termes de politiques publiques, le soutien des citoyens continue d’être prononcé et à des niveaux élevés pour les principes fondamentaux du régime politique démocratique.
2Pour saisir cette ambivalence, à savoir l’approbation des principes démocratiques et l’insatisfaction généralisée ou même croissante à propos de leur mise en œuvre, les chercheurs ont inventé des expressions comme « démocrates insatisfaits » ou « citoyens critiques », susceptibles de caractériser le rapport de segments importants des populations à la démocratie représentative aujourd’hui [1]. Ce rapport critique mais demandeur de changements dans les domaines institutionnels – afin d’améliorer la qualité de la démocratie – serait potentiellement porteur d’un ressourcement du soutien politique. Les thèses qui développent cette perspective inscrivent ce ressourcement au sein d’un ensemble plus vaste de considérations relatives à l’émergence dans nos démocraties d’une citoyenneté plus critique et d’un rapport à la politique moins idéologue, moins partisan et davantage sensible à des causes ponctuelles (Norris, 2005).
3Cette « citoyenneté critique », qui s’exprime de manière forte vis-à-vis du monde de la politique et de tout ce qui s’en approche, n’épargne pas les institutions publiques ou la perception de l’action de l’État, même si l’on constate que l’ensemble des institutions qui incarnent la protection ou la proximité sont plus positivement perçues. Cette donnée est particulièrement prononcée en France. Ainsi, selon la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du Cevipof (janvier 2017, voir encadré 1), les institutions publiques qui incarnent l’action publique de proximité ou de protection au sens large du terme recueillent des niveaux de confiance toujours plus élevés que les autres institutions, notamment celles qui incarnent la politique (partis politiques, syndicats et médias). Sur une liste de quinze institutions, seules sept obtiennent un taux de confiance supérieur à 50 % : les hôpitaux arrivent en tête du classement de la confiance (83 % de confiance), suivis de l’armée (82 %), des petites et moyennes entreprises, de la police (78 %), des associations (67 %) et de l’école (66 %).
Encadré 1. Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof
4La Sécurité sociale est située à un niveau de confiance égal à celui des associations (67 %) et en augmentation de cinq points par rapport à la vague 2016 de la même enquête, la première fois que l’item était testé. Investie d’une confiance globale assez élevée, la Sécurité sociale est un miroir qui reflète néanmoins des tensions et des segmentations sociales dans une France où l’accès généralisé à un système de soins sur une base universelle est un pilier du modèle social. La confiance et l’opinion sur la Sécurité sociale constituent un indicateur très révélateur des tendances de l’opinion sur les politiques publiques redistributives et d’assurance sociale. Le choix de la France est pertinent car il s’agit d’un cas national dans lequel la Sécurité sociale constitue à la fois une institution, au sens fort du terme, et un socle historique à partir duquel s’est bâti le modèle de redistribution de l’après-guerre.
Confiance politique et attitudes vis-à-vis de l’État-providence
5Peu d’auteurs ont tenté d’établir des liens ambivalents entre, d’une part, cette crise du rapport des citoyens (notamment en Europe) à la démocratie et, d’autre part, la confiance politique et leur demande de protection. Cela peut paraître surprenant dans la mesure où la demande de protection peut à la fois s’exprimer dans des domaines clés (là où l’évaluation par les citoyens des performances du système démocratique est la plus exigeante et où cette évaluation peut aisément se mettre en œuvre) et dans des domaines assez variés de l’action publique : la sécurité intérieure et extérieure, prérogatives par excellence de l’État-nation, mais aussi la sécurité économique et la Sécurité sociale, domaines fondateurs et fondamentaux de l’État-providence. Parmi les travaux qui ont souhaité comprendre en profondeur le lien qui peut exister entre la demande de protection et l’adhésion à des normes et valeurs démocratiques plus larges et la production sociétale de ce lien, les travaux récents de Frédéric Gonthier (2017) et ceux plus anciens de Clem Brooks et Jeff Manza (2007) méritent l’attention. F. Gonthier analyse, dans le contexte des crises économiques récentes et de remise en question des politiques sociales, de quelle manière les opinions vis-à-vis de l’État-providence (« welfare attitudes ») se structurent et évoluent en les mettant en relation avec des indicateurs à la fois économiques et institutionnels. Il poursuit ainsi la perspective de C. Brooks et J. Manza, qui montrent qu’au niveau agrégé la permanence d’une forte demande d’État protecteur dans les opinions publiques limite considérablement la portée et l’ampleur des programmes politiques de réduction des politiques de justice sociale et d’État-providence. C’est un fort maintien de l’adhésion des citoyens aux valeurs de sécurité et d’égalité qui fondent l’État-protecteur et providence que ces auteurs montrent empiriquement dans les démocraties avancées.
La confiance dans la Sécurité sociale
6La confiance dans la Sécurité sociale se situe à un niveau relativement élevé en France : deux tiers des Français déclarent avoir confiance dans cette institution, selon la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du Cevipof. Les variations de cette confiance sont sociologiquement structurées : les taux de confiance sont tout d’abord encore plus élevés chez les retraités et les plus de 65 ans (77 %), les habitants des villes de taille moyenne (entre 2 000 et 20 000 habitants, 72 % de confiance) et les inactifs (71 %) ; mais la confiance dans la Sécurité sociale est également plus élevée qu’en moyenne chez les diplômés (69 % chez ceux qui ont un niveau de diplôme supérieur au bac). Les attitudes politiques jouent plus encore que les variables sociologiques : les niveaux de confiance dans la Sécurité sociale (comme vis-à-vis des autres institutions publiques) sont élevés chez ceux qui considèrent qu’« en France la démocratie fonctionne très bien » ou « assez bien » (71 % et 83 % de confiance), qui s’intéressent « beaucoup » ou « assez » à la politique (75 % et 72 %), qui considèrent que « les hommes politiques sont honnêtes » (83 % contre 63 % qui les estiment « corrompus »).
7Les logiques de la confiance dans la Sécurité sociale sont plurielles : logiques sociales, notamment chez ceux qui par leur âge (retraités, plus de 65 ans) sont davantage dans la demande de protection sociale, et logiques politiques de soutien plus général des classes éduquées et politisées vis-à-vis des institutions. Les logiques identifiées par F. Gonthier ou C. Brooks et J. Manza s’expriment, enfin, et très fortement : les « welfare attitudes » sont adossées à un ensemble de valeurs et d’attitudes politiques qui sont cohérentes avec le soutien à la Sécurité sociale. Ainsi, parmi les répondants qui ne sont « pas du tout d’accord » avec l’idée qu’« il faut réduire le nombre de fonctionnaires », 69 % expriment leur confiance envers la Sécurité sociale (ils sont 73 % parmi ceux qui sont « plutôt pas d’accord » avec cette idée) ; de même, parmi ceux qui sont « plutôt d’accord » avec le point de vue qu’« en matière de justice sociale il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres », 73 % expriment leur confiance dans la Sécurité sociale ; enfin, parmi ceux qui considèrent que « le système capitaliste devrait être réformé en profondeur », 71 % expriment cette confiance.
Les logiques sociales et politiques de l’image positive de la Sécurité sociale
8On peut pousser plus loin l’analyse grâce aux données de l’enquête électorale que le Cevipof a réalisée par panel pour couvrir la séquence électorale de 2017 (voir encadré 2). La taille exceptionnelle de l’échantillon permet en effet d’aller plus en détail dans la sociologie des opinions des Français sur la Sécurité sociale. Ici, l’indicateur retenu n’est pas celui de la confiance mais celui de la connotation des mots « sécurité sociale ». Dans le cadre de la vague 9 de cette enquête, réalisée en novembre 2016, on a proposé aux répondants une batterie d’items en leur demandant de connoter, positivement ou négativement, une série de mots. Le terme « sécurité sociale » figurait parmi une liste de neuf mots ou expressions à dimension socio-économique (par exemple « mondialisation » ou « services publics »). La connotation positive est largement majoritaire : 71 % des personnes interrogées donnent une connotation « positive » du terme « sécurité sociale » tandis que 16 % le connotent négativement et 13 % « ni positivement, ni négativement ». Ces données vont dans le même sens que celle du Baromètre de la confiance politique du Cevipof, montrant que la Sécurité sociale est fortement soutenue dans l’opinion française.
Encadré 2. L’Enquête nationale électorale française du Cevipof, Enef 2017
Nous avons utilisé ici la vague 9 de cette enquête : 18 013 personnes inscrites sur les listes électorales, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, ont été interrogées du 2 au 7 décembre 2016, dont 12 724 étaient certaines d’aller voter à l’élection présidentielle. L’échantillon a été interrogé en ligne (par système Cawi) et constitué selon la méthode des quotas : sexe, âge, profession de la personne de référence du foyer, région, catégorie d’agglomération.
Pour plus de détails : https://www.enef.fr/
9L’image de la Sécurité sociale, comme plus haut la confiance, connaît d’importantes variations sociologiques. Là encore, les opinions sont d’autant plus positives que l’âge augmente. Ce sont les Français les plus âgés (notamment les hommes de plus de 65 ans) et les retraités qui valorisent le plus le mot, 74 % d’entre eux ayant une image positive de la Sécurité sociale. Et, comme pour la confiance, l’image positive de la Sécurité sociale est d’autant plus forte que le niveau social est élevé ou le statut professionnel stable : les cadres supérieurs et des professions intermédiaires (notamment lorsqu’ils sont retraités), les fonctionnaires de la fonction publique d’État et de la fonction publique hospitalière, les salariés en CDI, les propriétaires de leur logement, les habitants des grandes villes, les diplômés supérieurs ou ceux qui gagnent plus de 3 500 euros par mois sont toujours plus positifs à propos de la Sécurité sociale que les autres.
10Les logiques politiques et d’attitudes sociales ou politiques influent également fortement. Les personnes qui ont une image positive de la Sécurité sociale sont aussi celles qui sont les plus optimistes sur leur propre avenir ou sur celui de l’économie française, qui ont l’impression d’exercer une profession en expansion plutôt qu’en déclin. La dimension de confiance politique joue plus encore : parmi ceux qui pensent que « notre démocratie fonctionne bien, il n’y a pas de raison de changer vraiment les choses », 83 % ont une image positive de la Sécurité sociale tandis que, parmi ceux qui pensent que « la démocratie ça ne marche pas, il faut trouver un autre système politique », l’image positive chute à 50 %. De la même manière, l’image positive attachée à la Sécurité sociale est très liée au soutien aux services publics et au maintien de leurs moyens : parmi ceux qui pensent qu’il « faut renforcer les services publics quelles que soient les conséquences », 82 % connotent positivement l’expression « sécurité sociale ».
11On voit donc que l’opinion publique est à la fois confiante mais, plus encore, positive vis-à-vis de la Sécurité sociale. Il faut remarquer que, dans cette même enquête, l’expression « services publics » n’obtient que 52 % d’opinions positives (26 % d’opinions négatives et 22 % d’opinions ni positives, ni négatives). L’attachement des Français à la Sécurité sociale répond ainsi à des logiques plus larges et puissantes que le seul attachement aux services publics, même si les données montrent que, s’agissant de ceux-ci ou de la Sécurité sociale, le prisme idéologique joue également : les Français qui se situent à gauche sont plus positifs à la fois à propos des services publics et de la Sécurité sociale que ceux qui se classent au centre et plus encore à droite. De beaux débats en perspective pour le nouvel exécutif sorti des urnes le 7 mai 2017…
Note
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[1]
Voir en particulier : Norris, 1999 et Klingeman, 1999. Plus généralement sur toutes ces questions : Dalton, 2007.