1Des enquêtes au long cours sur l’opinion des Français à l’égard de la pauvreté, des pauvres et des politiques de lutte contre la pauvreté montrent qu’ils n’ont guère adhéré à la « fatigue de la compassion » apparue au début du siècle. En revanche, ils se montrent critiques des dispositifs d’aide, comme les minima sociaux, mais non pas en tant que tels : ils leur reprochent surtout leurs possibles effets pervers, telle la désincitation pour retrouver du travail.
2Quelles sont les opinions des Français à l’égard de la pauvreté, des pauvres et des politiques de lutte contre la pauvreté ? Cette interrogation contient en réalité trois questions assez différentes.
3Deux sources donnent accès à des analyses fouillées, sur un temps relativement long, ce qui autorise des réponses solides. Depuis la fin des années 1970, l’enquête « Conditions de vie et aspirations des Français » du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) permet, entre autres, d’obtenir des informations sur les évolutions des appréciations relatives à la protection sociale, aux situations de pauvreté et aux politiques de lutte contre la pauvreté. Et, depuis le début des années 2000, le Baromètre d’opinion mis en place par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des Affaires sociales apporte, lui aussi, des informations ainsi que des possibilités de comparaison, de confirmation et de pondération sur ces sujets.
4Ces deux enquêtes et leurs données offrent la possibilité de formuler des réponses aux trois questions. Répondons donc rapidement, avant de développer. Tout d’abord, les Français ont une attitude très compréhensive à l’égard de la pauvreté et des personnes pauvres. Avant de les critiquer, ils comprennent leurs difficultés. Et avant de pointer d’éventuelles défaillances individuelles, ils considèrent que la pauvreté est d’abord un problème structurel. Au cours des vingt ou trente dernières années, il n’y a pas de revirement sur ce point fondamental, même si l’on peut constater des durcissements. Il n’en va pas de même au sujet des politiques sociales, principalement celles ciblées sur les pauvres (en premier lieu les minima sociaux et, parmi eux, le Revenu minimum d’insertion (RMI) devenu Revenu de solidarité active (RSA)). Celles-ci sont assez vivement critiquées, surtout le RMI : plébiscité à l’origine, il a fait l’objet de critiques récurrentes qui ont amené des réformes elles-mêmes récurrentes, limitant un temps les critiques, mais un temps seulement. La principale réserve à l’encontre de ces politiques sociales, selon les personnes interrogées, porte sur le faible niveau d’incitation qu’elles imposeraient aux bénéficiaires pour retrouver un emploi. C’est ce que l’on présentera ici, avec une thèse simple, principalement renseignée à partir des données du Crédoc. En fin de compte, on trouve bien une moindre sympathie (même si elle reste majoritaire) pour les pauvres, et une remise en cause, cyclique, du bien-fondé ou tout du moins de l’efficacité de la mise en œuvre des politiques sociales.
Fatigue de la compassion ?
5Ces dernières années, des inquiétudes ont pu poindre au sujet de retournements de tendances dans l’opinion. Les Français, traditionnellement compréhensifs à l’égard des personnes pauvres et des situations de pauvreté, deviendraient plus durs, plus critiques. Il y aurait là l’expression d’une « fatigue » ou d’une « lassitude » de la compassion à la française [1]. L’expression, qui a peu à peu pris pied dans le débat expert, vient d’outre-Atlantique. Les Américains ont incontestablement vécu une certaine « fatigue de la compassion » qui a, durant les années 1980, en partie réorienté les sentiments à l’endroit des plus démunis de la sympathie vers l’antipathie. Les politiques publiques, elles, seraient passées de la guerre contre la pauvreté, déclarée officiellement au début des années 1960 par l’administration Johnson, à une forme de guerre contre les pauvres sous les administrations Nixon, puis Reagan et même Clinton (avec l’avènement du « workfare »).
6Il n’en va absolument pas de même en France. La vivacité de la solidarité envers les plus démunis est en fait relativement stable et la compréhension à l’égard des personnes défavorisées demeure élevée. Dans tous les cas, cette solidarité et cette compréhension exprimées restent majoritaires. Il en va autrement des politiques sociales. Celles-ci font l’objet de critiques récurrentes, nourrissant des réformes qui seront elles-mêmes ensuite critiquées. Pour le dire nettement, il n’y a toujours pas de fatigue de la compassion en France à l’égard des pauvres mais une contestation suspicieuse des mécanismes du type des minima sociaux. Ce qui est structurel en France est l’expression de cette double appréciation : compassion et contestation ; compassion pour les pauvres (au sens de compréhension), contestation des politiques pour les pauvres (au sens de suspicion de leurs effets pervers).
Des tendances au durcissement qui n’empêchent pas une compréhension globale
7Le renforcement des critiques n’est pas neuf. Il est repérable dès le tournant des années 1990 et 2000. On note alors en particulier, dans l’opinion, des propensions à une critique plus poussée du RMI et à une augmentation des appréciations jugeant que les pouvoirs publics s’impliquent suffisamment pour aider les démunis. Ce mouvement que l’on peut qualifier de « suspicieux » à l’égard de l’État-providence s’incarne dans des interrogations sur les effets « déresponsabilisants » des politiques sociales. Si, au début des années 2000, les Français interrogés par le Crédoc considèrent encore très majoritairement que le fait d’être pauvre n’était pas une responsabilité personnelle et, tout aussi majoritairement, que les pouvoirs publics ne font pas assez en la matière, ils demandent une rigueur accrue dans le contrôle et s’inquiètent des éventuels effets désincitatifs de certaines prestations sociales. Mais ces tendances critiques se sont en quelque sorte apaisées. Elles peuvent probablement être liées à une conjoncture économique plus favorable, qui laissait davantage de prise pour des critiques à propos des chômeurs ne retrouvant pas d’emploi.
8Les opinions au sujet de la pauvreté se durcissent à nouveau au milieu de la décennie 2010, alors que la conjoncture n’a rien de favorable. En 2014, la part d’individus considérant, dans l’enquête Crédoc, que « faire prendre en charge par la collectivité les familles aux ressources insuffisantes leur enlève tout sens des responsabilités » n’a jamais été aussi élevée. Certes, l’opinion selon laquelle l’intervention publique permet à ces familles de vivre reste majoritaire (54 %), mais elle n’a jamais été aussi faible. À ce moment, on peut donc bien noter un creux dans les appréciations positives à l’égard des moins favorisés. Mais ce creux n’a pas été véritablement un retournement. Répétons-le : les Français expriment toujours majoritairement de la compréhension.
9Cette compréhension, toutefois, s’érode. En 2014 toujours, l’opinion selon laquelle « les personnes qui vivent dans la pauvreté n’ont pas fait d’effort pour s’en sortir » est également à son niveau le plus élevé depuis que la question est posée, s’établissant à 37 % contre 25 % par exemple au lendemain de la crise de 2008. Certes, l’opinion selon laquelle c’est « plutôt parce qu’elles n’ont pas eu de chance » demeure elle aussi majoritaire (59 %) – signe de l’option toujours solidaire des Français. Elle fléchit donc, sans toutefois rompre [2].
10De fait, si l’on veut avoir une vision ajustée de ce que pensent les Français des personnes en situation de pauvreté, il suffit de jeter un œil au graphique 1. Conjoncturellement, on peut noter et analyser des variations. Reste une vision d’ensemble très nette. Sur plus d’un quart de siècle, il n’y a pas de réorientation. Ni virage, ni rupture. Les Français estiment d’abord que la pauvreté procède plutôt du manque de chance que du manque d’efforts. Le niveau de cette compréhension n’est pas le même (75 % en 1995 à son plus haut, un peu plus de 60 % vingt ans après), mais le mouvement n’est pas linéaire. Rien ne permet de dire que la tendance est généralement baissière, vers moins de compréhension. La leçon est simple : les Français sont structurellement compréhensifs à l’égard des situations de pauvreté [3].
« Selon-vous si certaines personnes sont pauvres, c’est parce que… » (en %)

« Selon-vous si certaines personnes sont pauvres, c’est parce que… » (en %)
Les pouvoirs publics plus critiqués, mais d’abord attendus
11Les Français sont également interrogés par le Crédoc sur l’action des pouvoirs publics. Il s’agit de savoir s’ils pensent que, face à la pauvreté, les pouvoirs publics n’en font pas assez, font ce qu’ils doivent ou en font trop. L’opinion selon laquelle les pouvoirs publics n’en font pas assez a toujours recueilli le plus de suffrages (sauf en 2015). Un sommet est atteint en 1995, en pleine période d’inquiétudes et de débats sur la « fracture sociale », avec près des trois quarts des répondants allant en ce sens. À cette période, 2 % seulement estiment que les pouvoirs publics en font trop. Comme pour les autres questions, on remarque un plancher des opinions sympathisantes vers 2014 et 2015. Ainsi, en 2015, plus de 20 % des répondants estiment que les pouvoirs publics en faisaient trop, soit une multiplication du score par dix en vingt ans ! Reste que, depuis lors, sans revenir aux hauts niveaux de 1995 ou de la fin des années 2000, la tendance critique a baissé. En 2017, 33 % des personnes interrogées estiment que les pouvoirs publics font ce qu’ils doivent, 48 % qu’ils n’en font pas assez et 17 % qu’ils en font trop.
12L’illustration caractéristique de ce mouvement vers plus de critique en direction des politiques de solidarité est l’opinion selon laquelle le RMI, puis le RSA, seraient d’abord des prestations désincitatives à l’emploi. Après sa création en 1988, le RMI a longtemps été valorisé, avant d’être majoritairement critiqué au début des années 2000, ce qui a d’ailleurs permis de légitimer le projet du RSA. Depuis la création de ce dernier, en pleine déflagration économique de 2007-2008, l’opinion est revenue majoritairement favorable à ce dispositif. On assiste à une nouvelle ouverture de ciseau dans cette courbe Crédoc classique, qui a d’ailleurs pu être dite « courbe de la fatigue de la compassion ». Le RSA est ainsi majoritairement valorisé à partir de sa mise en œuvre en 2009 jusqu’en 2014, lorsque les personnes interrogées mettent alors en avant ses défauts. On observe alors une nouvelle ouverture de ciseau, dans un autre sens, défavorable cette fois-ci à la prestation. Elle sera d’ailleurs réformée, avec la création de la Prime d’activité et le resserrage du RSA sur ce qu’était historiquement le RMI.
13Le graphique 2 p. 130 présente les deux courbes qui peuvent, vers l’an 2000, illustrer une première manifestation de la fatigue de la compassion. Le déclin de l’opinion selon laquelle le RMI « donne le coup de pouce pour s’en sortir » incarne alors cette courbe de la fatigue de la compassion. La progression concomitante de l’opinion selon laquelle le RMI « risque d’inciter les gens à s’en contenter et à ne pas chercher de travail » incarne la courbe de la contestation suspicieuse. Mais ce qui est une rupture en 2000 est suivie de nouveaux croisements des deux courbes. Le RMI puis le RSA sont valorisés avant d’être critiqués car ils n’atteignent pas leurs résultats et présenteraient des effets pervers.
« À propos du RMI (puis du RSA qui a remplacé le RMI), pensez-vous plutôt que… » (en %)

« À propos du RMI (puis du RSA qui a remplacé le RMI), pensez-vous plutôt que… » (en %)
14Si les critiques sont aujourd’hui à nouveau fortes à l’égard du RSA dans l’enquête Crédoc, celle de la Drees apporte un peu de pondération. Après avoir eu connaissance du montant du RSA, une majorité des Français juge tous les ans depuis 2002 qu’il faut l’augmenter (la question concerne le RMI avant 2009). Ils étaient à 77 % de cet avis en 2009, ils ne le sont plus qu’à 62 % en 2015. Encore une fois, on peut relever une forme de durcissement ou de fléchissement, sans qu’il y ait renversement [4].
15En fin de compte, le panorama demeure contrasté – car il a toujours été contrasté. Si le RSA est à nouveau critiqué, si l’action des pouvoirs publics n’est plus plébiscitée comme elle pouvait l’être au milieu de la dernière décennie, il n’en reste pas moins que les opinions exprimées à l’endroit des personnes en difficulté restent fortement compréhensives et solidaires.
La préoccupation pour la désincitation
16Au fond, ce qui est en question, ce n’est pas vraiment la solidarité envers les pauvres, qui reste robuste. Le mouvement de désaffection repérable, avec plusieurs pics depuis 1995, n’a jamais conduit à une profonde révision des opinions. Il n’y a certainement pas fatigue de la compassion à l’endroit des personnes en difficulté. Il n’en va pas de même, comme en témoigne la courbe des appréciations négatives et positives du RMI, en ce qui concerne les politiques sociales.
17Ce qui est surtout en cause, ce sont les risques, supposés ou éventuellement observés, induits par les prestations sociales en matière de désincitation au travail. La « contestation » semble en effet moins appuyée lorsqu’il s’agit de savoir si la prise en charge collective des familles démunies enlève à ces foyers, dans une formulation un peu vague, « tout sens des responsabilités ». Certes, 40 % de la population y adhèrent. Mais ce taux est de 15 points inférieur à celui concernant les risques qu’a le RSA d’inciter les bénéficiaires « à ne plus chercher de travail ».
18Les évolutions vers plus de critiques des dispositifs publics en direction des démunis ne signifient pas pour autant que les personnes interrogées « rangent au placard » leur conception solidaire des politiques sociales. Ce n’est pas la légitimité ni le bien-fondé des prestations que les Français remettent en question, mais plutôt les modalités de versement et de contrôle des aides servies. C’est toute la problématique, sensible, de la désincitation.
19Sur ces questions sensibles de contrepartie et de (dés)incitation, les critiques sont en fait plus structurelles que véritablement en progression. Soulignons ainsi que 70 % de la population estimaient en 2001 que, si la plupart des chômeurs le voulaient vraiment, beaucoup pourraient retrouver un emploi. Cette opinion avait gagné 7 points depuis 1999 et 13 points depuis 1998, atteignant alors son sommet. En 2015, ils étaient 62 % de cet avis et 57 % début 2017. Là encore, il y a des mouvements conjoncturels, mais il y a aussi une leçon structurelle : les Français souscrivent majoritairement à l’idée selon laquelle « s’ils le voulaient vraiment, beaucoup de chômeurs pourraient retrouver un emploi ».
20De la même manière, la critique était très répandue au tournant des années 1990 et 2000 au sujet des minima sociaux. Plus des trois quarts des répondants étaient alors d’accord avec l’idée qu’« il est parfois plus avantageux de percevoir des minima sociaux que de travailler avec un bas salaire ».
21À l’époque, ce durcissement des attitudes à l’égard d’aides et de dispositifs considérés comme désincitatifs à l’exercice d’une activité n’était certainement pas sans rapport avec la diffusion de l’idée que le marché de l’emploi redémarrait alors. C’est donc bien probablement dans le recul même du chômage que se trouvaient les raisons de ces évolutions. En tout état de cause, la corrélation était au cœur des analyses. Or, en période bien plus défavorable, au moins sur le seul plan de l’emploi, ces critiques sont tout aussi présentes, notamment au sujet du RSA. Comme pour la compréhension exprimée à l’égard des pauvres, la critique de la désincitation n’est pas d’abord conjoncturelle. Les Français sont solidaires à l’égard des pauvres, critiques vis-à-vis des mécanismes de type minima sociaux, non pas dans leur essence mais dans leurs possibles effets pervers.
22***
23Au début des années 2000, quand se présentait pour la première fois l’hypothèse d’une fatigue de la compassion, le croisement de la courbe de la compassion et de la courbe de la suspicion au sujet du RMI était un événement notable, à prendre en considération avec le plus grand sérieux. On pouvait alors penser qu’un point de bascule serait atteint. Cela n’a pas vraiment été le cas. Les mouvements d’opinion, sur quelques années, sont conjoncturels mais ne remettent jamais en question quelque chose de structurel dans les opinions françaises. Des comparaisons internationales le montrent d’ailleurs distinctement. Les Français comptent parmi les plus solidaires et les plus compréhensifs dans l’Union européenne. Pour s’en rendre compte, il suffit de feuilleter les résultats des divers sondages de l’Eurobaromètre produits sur l’exclusion sociale, la pauvreté, les sans-abri, depuis plusieurs décennies [5]. Compassion et solidarité en France peuvent diminuer en intensité, mais elles ne s’érodent que marginalement. Les pauvres ne sont pas vus comme des assistés non méritants. En revanche, les politiques en réponse à la pauvreté sont systématiquement critiquées.
Notes
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[1]
Pour une première analyse de cette « fatigue de la compassion » : Damon et Hatchuel, 2002. Pour une analyse plus approfondie : Damon, 2002 ; Damon, 2010.
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[2]
Sur l’inflexion repérée en 2014, relativisée ensuite, par le Crédoc : Bigot et al., 2014.
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[3]
Dans le même sens, et à partir des mêmes sources de données, voir l’article en ligne du directeur de l’Observatoire des inégalités, Louis Maurin (2017)
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[4]
Pour des résultats de la Drees allant dans le sens du maintien des opinions solidaires : Perron-Bailly, 2017.
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[5]
Toutes ces enquêtes sont disponibles sur :
http://ec.europa.eu/COMMFrontOffice/publicopinion/index.cfm