1C’est après la Seconde Guerre mondiale que l’État-providence a connu une expansion notable dans de nombreux pays européens. Ces années, appelées les Trente Glorieuses, ont vu le développement des politiques de sécurité sociale devenues, depuis lors, emblématiques des sociétés démocratiques modernes. Dans le même temps, ces tendances entraient en adéquation avec une profonde redéfinition de la citoyenneté. Les libertés individuelles et les droits politiques – principes fondamentaux et inviolables des sociétés démocratiques – avaient jusque-là été considérés comme incomplets, car ils n’accordaient aux citoyens ni les droits, ni les ressources nécessaires pour agir en tant que membres à part entière de la société sans avoir à faire commerce de leur force de travail (Marshall, 1950).
2La reconnaissance et l’adoption de droits sociaux dissociés des principes du marché et leur transposition dans les politiques publiques ont notamment marqué le développement des États-providence scandinaves. Et aujourd’hui, c’est dans les sociétés nord-européennes que les politiques sociales universelles fondées sur des valeurs d’égalité et d’inclusion restent le plus largement répandues. Elles peuvent englober toutes sortes de domaines de l’action publique, tels que l’assurance chômage, les régimes de retraite, l’éducation ou les soins de santé, et protéger contre les risques de base ou garantir l’égalité des chances.
3Leurs effets peuvent aussi s’étendre bien au-delà du bien-être physique individuel, comme le suggèrent de récentes études empiriques (Kumlin, 2004, 2007 ; Rothstein, 1998). D’une part, les citoyens eux-mêmes sont influencés par les valeurs sous-jacentes aux politiques d’aide sociale qu’ils expérimentent. D’autre part, les institutions politiques qui parviennent à mettre efficacement en application les politiques sociales bénéficient d’une large confiance de la part des citoyens. Malgré la grande diversité des voies suivies par les États-providence européens et les complexités qui en résultent, ces mécanismes semblent avoir cours dans l’ensemble des sociétés européennes (Newton et Zmerli, 2011). On s’intéressera ici aux attitudes des Français, et notamment leurs attentes et leurs appréciations, à propos du système de santé en tant que composante majeure du système de sécurité sociale français. On adoptera une approche comparative, particulièrement appropriée pour distinguer tant les particularités de la France que ses caractéristiques communes avec d’autres pays européens.
Attitudes, évaluations et attentes : les Français et leur système de santé dans une perspective comparative
4L’analyse empirique des données de l’Enquête sociale européenne (ESS) [1], collectées entre 2002 et 2014, permet de savoir ce que les Européens pensent en général de l’état du système de santé de leur pays. Plus précisément, les opinions des Français seront ici comparées à celles des personnes enquêtées en Europe continentale, septentrionale, méridionale et orientale ainsi qu’au Royaume-Uni et en Irlande. Ces cinq aires géographiques et culturelles correspondent à la typologie des régimes d’État-providence proposée par Esping-Andersen (1990) [2]. Sur une échelle de 0 à 10, où 0 désigne l’évaluation la moins favorable et 10 la plus favorable, le système de santé français se voit le plus souvent attribuer une note de 6 ; c’est un niveau de soutien plutôt élevé et stable dans le temps, qui fait jeu égal avec celui qu’on observe dans les pays scandinaves. En revanche, on rencontre beaucoup plus de différences et de variabilité des opinions dans les autres pays européens, avec toutefois l’exception notable des Européens de l’Est, lesquels sont les moins enclins à évaluer positivement leur système de santé, une tendance remarquablement stable dans le temps.
5D’autres enquêtes internationales, telles que l’International Social Survey Programme (ISSP) [3] consacrée en 2011 au thème de la santé, viennent confirmer cette opinion largement positive des Français. Elle montre ainsi que plus de 70 % de la population française se déclare (tout à fait, très ou plutôt) satisfaite à l’égard de son système de santé contre seulement 10 % qui se disent (tout à fait, très ou plutôt) insatisfaits. En outre, des analyses plus approfondies suggèrent que les Français sont relativement unanimes à partager ce point de vue, indépendamment de leur statut socio-économique ou de leur état de santé subjectif.
6La part des Français satisfaits ou insatisfaits est très similaire à la moyenne en Europe de l’Ouest et en Europe du Nord. Toutefois, la tendance est différente pour l’Europe de l’Est : moins de la moitié de la population se dit satisfaite du système de santé, tandis que près de 30 % en sont insatisfaits.
7En dépit de ces similitudes, les Français se distinguent très nettement de leurs homologues européens par leur évaluation de l’efficacité de leur système de santé. Près de 70 % d’entre eux, de loin le pourcentage le plus élevé en Europe, rejettent l’idée selon laquelle, en général, le système de santé français est inefficace. Seuls moins de 10 % des Français sont d’accord avec cette idée (graphique 1, p. 122). Ces évaluations positives du système de santé contrastent largement avec le discours politique dominant qui souligne volontiers le manque de performance du système de santé français. À noter aussi l’exception française en la matière puisque ailleurs en Europe, les opinions positives sont beaucoup plus faibles et les opinions négatives bien plus répandues.
Opinions sur l’inefficacité du système de santé national

Opinions sur l’inefficacité du système de santé national
Lecture : En France, 67 % des répondants sont en désaccord avec l’idée selon laquelle le système de santé est inefficace. Dans le reste de l’Europe de l’Ouest, ce pourcentage descend à 43 %.8Au demeurant, des analyses complémentaires suggèrent que trouver inefficace un système de santé est une traduction subjective de certaines défaillances objectives du même système de santé. L’insatisfaction à l’égard de l’efficacité du système de santé est en effet plus marquée là où l’espérance de vie et où les dépenses publiques en matière de santé sont faibles – ces deux indicateurs étant d’ailleurs étroitement liés. À l’inverse, on constate que les niveaux de satisfaction les plus élevés à l’égard d’un système de santé sont associés à un meilleur état de santé subjectif, à une plus forte espérance de vie et à des dépenses publiques de santé plus importantes.
9De façon cohérente, plus de 70 % des Français rejettent la proposition selon laquelle le gouvernement devrait uniquement « fournir des services de santé de base ». C’est aussi le cas des autres Européens, qui sont massivement opposés à une fourniture limitée de soins de santé par les gouvernements.
10De même, les Français sont les moins enclins à considérer les services de santé comme une marchandise comme les autres. Moins de 10 % pensent ainsi qu’« il est juste que les personnes disposant de revenus plus élevés puissent obtenir de meilleurs soins de santé » alors que les Britanniques sont près de 30 % à être de cet avis.
11En fait, l’égalité – en l’occurrence, l’égalité d’accès à un traitement médical indépendamment du niveau socio-économique – apparaît beaucoup plus largement soutenue en France qu’ailleurs en Europe. Il semble qu’aujourd’hui encore les principes fondateurs de la Sécurité sociale demeurent des valeurs phares.
12Pour autant, tout comme les habitants des pays d’Europe de l’Est, les Français sont les moins disposés à « payer des impôts plus élevés pour augmenter le niveau des soins médicaux offerts à l’ensemble de la population » : 60 % d’entre eux sont opposés à de telles augmentations d’impôts contre 20 % qui y sont favorables. Si la solidarité est généralement considérée comme un autre pilier du système de valeurs de la sécurité sociale française, il semble qu’on rencontre ici une limite financière à la solidarité des Français. Cette limite prend aussi la forme d’un chauvinisme national très marqué en matière d’aides sociales. Près de la moitié des Français rejettent ainsi la proposition selon laquelle « les gens devraient avoir accès aux soins financés par l’État même s’ils n’ont pas la citoyenneté française », tandis que moins de 40 % d’entre eux sont prêts à accorder aux non-ressortissants les mêmes droits sociaux que ceux dont ils bénéficient.
13Seuls les Britanniques (avec un score de plus de 60 % sur la même question) surclassent les Français en matière de chauvinisme social. Ailleurs en Europe, la préférence nationale en matière d’aides sociales est moins prononcée, tournant autour de 20 %. Ces constats empiriques ont de quoi surprendre, notamment parce qu’ils suggèrent que la solidarité – valeur essentielle de la République française – peut être définie de façon très étroite et favoriser l’exclusion ; ceci est par ailleurs une illustration du caractère ambivalent des systèmes de valeurs sociales en général, et des attitudes à l’égard de l’État-providence en particulier (Gonthier, 2017). De manière tout aussi importante, on peut observer qu’en général les sociétés les plus satisfaites de leur système de santé sont les plus enclines à accepter les augmentations d’impôts pour financer les soins de santé et qu’elles sont surtout les plus satisfaites de leur gouvernement national ; ces opinions expriment la continuité entre confiance à l’égard des politiques publiques et confiance à l’égard des institutions politiques.
14***
15Cet article s’est intéressé à la façon dont les Français évaluent leur système de santé et aux valeurs qui sous-tendent leurs perceptions et leurs préférences en matière de politique publique. Si une analyse exclusivement fondée sur la France aurait certainement fourni des enseignements pertinents, seule la perspective comparative et longitudinale adoptée ici permet de mettre au jour les particularités du cas français. Bien que la société française connaisse des bouleversements politiques majeurs, notamment une défiance grandissante à l’égard de la classe politique, le soutien de l’opinion publique au système de santé reste fort et stable. Dans cette perspective, les opinions des Français semblent s’opposer à une rhétorique politique récurrente qui dénonce la prétendue inefficacité du système de santé pour mieux insister sur la nécessité de réformes.
16La perspective comparative et longitudinale a également permis d’identifier une configuration de valeurs assez ambivalente, tout à fait spécifique à la France et sans équivalent ailleurs en Europe. Ainsi, l’égalité – et plus particulièrement l’égalité d’accès aux soins de santé – est soutenue par une grande partie des Français. En même temps, nombreux sont les Français à vouloir réserver aux nationaux l’accès aux soins de santé. Une telle restriction, sans doute le signe d’une montée en puissance du chauvinisme social, semble difficilement conciliable avec l’idée de solidarité, qui constitue une autre valeur socle de la sécurité sociale en France.
17Il faut probablement voir dans cette ambivalence l’effet de certains discours politiques. En France, le Front national a incontestablement réussi à polariser le débat public sur la question des aides sociales ainsi qu’à « normaliser » une rhétorique politique hostile aux immigrés. En ce sens, l’analyse comparative approfondie de l’influence du contexte politique et médiatique sur les attitudes et les valeurs sociales constitue une perspective de recherche particulièrement féconde.
Notes
- [1]
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[2]
L’Europe de l’Ouest comprend : la Belgique, la Suisse, l’Allemagne et les Pays-Bas ; l’Europe du Nord : le Danemark, la Finlande, la Suède et la Norvège ; l’Europe du Sud : l’Espagne et le Portugal ; l’Europe de l’Est : la Hongrie, la Pologne et la Slovénie. La France, la Grande-Bretagne et l’Irlande sont analysées séparément.
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[3]
La sélection des pays est légèrement différente de celle faite dans l’ESS. La France et la Grande-Bretagne sont analysées séparément. Bulgarie, Croatie, République tchèque, Lituanie, Pologne, Slovaquie et Slovénie composent l’Europe de l’Est ; Danemark, Finlande, Norvège et Suède, l’Europe du Nord ; Allemagne, Pays-Bas et Suisse, l’Europe de l’Ouest ; Italie, Portugal et Espagne, l’Europe du Sud. Voir http://www.issp.org/menu-top/home/ et http://www.issp-france.fr/