CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les valeurs de la protection sociale sont omniprésentes dans les discours publics et peu de politiques du domaine sont argumentées et présentées sans s’en prévaloir. Mais pour usité qu’il soit, le terme de « valeur » est polysémique et les disciplines universitaires qui s’en sont emparé en proposent des contenus différents. La notion est souvent liée, voire confondue, avec celles de « principe », de « morale » ou d’« éthique ». Par souci de simplicité, et en assumant les insuffisances et limites de notre choix, il est proposé de retenir ici une définition très opérationnelle. Une valeur est ce qui fonde et caractérise mon action (ou celle de mon entreprise, mon groupe d’appartenance) au regard des finalités et missions attendues, et qui me permet de la situer dans une dialectique « ce que je m’autorise/ce que je m’interdis ». Quant à la protection sociale, on l’entendra ici comme la protection sociale obligatoire mise en œuvre par des « opérateurs » divers : Sécurité sociale, régimes obligatoires de retraite complémentaire, Pôle emploi, etc. Interroger les valeurs de la protection sociale, c’est nommer son référentiel d’exercice, à la fois au titre des politiques mises en œuvre en son nom, mais également au titre des organisations gestionnaires. C’est également en donner le sens et l’actualité.

La solidarité : une valeur socle

2Le terme latin de « solidus » désigne ce qui est entier, consistant, qu’on ne peut pas fragmenter ou dissocier et, par extension, le lien unissant entre eux les débiteurs d’une somme. Solidarité et solidité ont la même origine étymologique. La notion de « solidarité » prend un relief particulier à la fin du XIXe siècle. Influencé par Émile Durkheim (1893), le député radical Léon Bourgeois développe une théorie fondée sur le constat de la dette de l’Homme envers la société et les générations futures. « Il y a entre chacun des individus et tous les autres un lien nécessaire de solidarité » (Bourgeois, 1896, p. 15). La solidarité est ainsi abordée par le rapport de l’individu au groupe, la relation se traduisant par un rapport réciproque de dettes et de créances, de droits et de devoirs.

3D’un côté, les droits civils et politiques, les droits libertés (ou droits de …) dont le texte de référence français est la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (1789). De l’autre, les droits économiques et sociaux, les droits créances (ou droits à …) au cœur de l’enjeu de l’instauration des systèmes de solidarité, notamment la protection sociale.

4La reconnaissance et la mise en œuvre des droits-créances se concrétisent à partir des années 1930 en France puis en 1945 avec la création de la Sécurité sociale. Le préambule de la Constitution française de 1946 (repris en 1958) proclame « comme particulièrement nécessaires à notre temps, des principes politiques, économiques et sociaux » traduisant ces droits-créances autour des prestations en direction des individus et des familles [1].

5Les droits-créances sont affirmés par l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée à Paris en 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. ».

6Aujourd’hui, la solidarité s’exprime de façon très diverse : entre les biens portants et les malades, les actifs et les inactifs, les personnes âgées et les jeunes, les familles avec enfants et celles sans enfant, etc. Elle traduit la cohésion sociale d’une nation. Pour que la protection sociale concrétise cette solidarité, le système est organisé sur trois caractéristiques fondamentales :

  • la couverture est obligatoire pour tous et cette obligation prend deux formes : obligation de cotiser et obligation d’adhérer auprès d’un organisme prédéterminé (notion d’assujettissement) ;
  • l’absence de mécanismes de sélection des individus à couvrir ou couverts (impossibilité de refus d’assurer, et impossibilité de refus de continuer d’assurer) ;
  • la déconnexion du montant de la cotisation avec le niveau de risque et les prestations potentielles à verser.

Les principes de service public : des valeurs « juridiques » opposables

7Ces principes, affirmés dans les années 1930 par le professeur de droit public Louis Rolland, constituent toujours une référence pour la protection sociale obligatoire, d’autant que ces « lois de Rolland » ont une portée juridique effective pour l’ensemble des services publics. Les juges constitutionnel et administratif sont ainsi amenés régulièrement à se prononcer sur la conformité à ces principes de textes relatifs à la protection sociale. Il faut essentiellement retenir :

  • la continuité, qui conduit par exemple à garantir le versement continu des prestations sociales ;
  • la mutabilité (devoir d’adaptation), qui impose à la protection sociale d’adapter non seulement son organisation à l’évolution de son environnement (on pense notamment aux technologies), mais également les politiques publiques sociales à travers l’évolution des normes qui les concrétisent (lois, règlements) ;
  • l’égalité, qui recouvre à la fois l’égal accès à la protection sociale, mais aussi l’égalité de traitement des bénéficiaires (tout traitement différent devant être justifié par une situation spéciale) ;
  • la neutralité, qui conduit la protection sociale à mettre en œuvre des dispositifs de prévention des conflits d’intérêts au sein des organisations gestionnaires, et à imposer à tous ses agents l’interdiction d’exprimer leurs opinions politiques ou religieuses dans l’exercice de leur mission.

8La laïcité trouve aussi son expression dans le cadre de la neutralité. Elle concerne les agents qui travaillent dans les organismes, et les usagers. Une charte de la laïcité dans les services publics a été formalisée pour en préciser la portée opérationnelle [2].

Les valeurs économiques et gestionnaires : de nouveaux repères

9Elles ont été affirmées plus tardivement à partir des années 1980/1990, à un moment où le mouvement permanent d’extension des droits de la protection sociale a été ralenti, du fait de la maturité du système, et d’une plus grande prise en compte des questions d’équilibre budgétaire des comptes publics (dont les comptes sociaux) et de compétitivité [3].

10La transparence des interventions renvoie aux articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (1789) qui permettent aux citoyens de « suivre l’emploi de la contribution publique » et de « demander compte à tout agent public de son administration ».

11La France a beaucoup progressé sur la mise à disposition des données relatives à la protection sociale, leur complétude et leur actualisation. Chaque Français peut ainsi consulter les engagements de performance des réseaux d’organismes de sécurité sociale envers l’État inscrits dans les conventions d’objectifs et de gestion, les résultats et leurs évolutions, y compris les coûts de gestion administrative, l’équilibre des comptes sociaux ou l’évolution du remboursement de la dette sociale [4].

12La recherche continue de l’efficience est la deuxième valeur gestionnaire, car les finances sociales sont le premier poste des finances publiques françaises, en termes de niveau des prélèvements obligatoires dédiés à la protection sociale et de sommes redistribuées sous forme de prestations.

13L’utilisation optimale de fonds « publics » nécessite d’évaluer :

  • l’efficience des cotisations collectées et des prestations redistribuées,
  • la bonne gestion interne des organismes de protection sociale eux-mêmes.

Les valeurs « comportementales » : responsabilité individuelle et collective ?

14Ces valeurs sont la dernière génération du référentiel de la protection sociale. Elles prennent en compte le souci de la durabilité des interventions publiques et des responsabilités qui en découlent. Les valeurs de respect et d’empathie sont promues autant dans les relations entre agents que vis-à-vis des bénéficiaires.

15La responsabilité sociétale relève en premier lieu du développement durable. Elle se décline dans différents volets, notamment écologiques, et dans les politiques de ressources humaines.

Les valeurs de la protection sociale : où en est-on ?

16Aujourd’hui, la coexistence et l’interaction des valeurs évoquées conduit à s’interroger sur leur poids respectif et leur relation. Même si le contexte social ou politique peut favoriser la prédominance de certaines valeurs, toutes restent néanmoins présentes et peuvent réémerger au gré de l’actualité, du cycle politique…

17Aujourd’hui, les valeurs économiques et gestionnaires de la protection sociale sont fréquemment mises en exergue du fait de la tension sur les finances publiques (dette et déficits publics) et les sujets de l’équilibre des comptes et d’efficience prennent un relief particulier. Les valeurs de la protection sociale constituent un référentiel dont les composantes ne sont par conséquent pas figées.

18Réfléchir sur les valeurs de la protection sociale, c’est réfléchir aussi sur les finalités de la protection sociale, à la fois sous l’angle collectif de l’investissement social et sous l’angle individuel de la dignité et du libre développement de la personnalité auxquels chacun peut prétendre.

Notes

  • [1]
    Extrait du préambule de la constitution de 1946 « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence (…) ».
  • [2]
    Circulaire 5209/SG du 13 avril 2007 relative à la charte de laïcité dans les services publics.
  • [3]
    Traité de Maastricht (1992) et Livre blanc « Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle », Commission européenne, 1993.
  • [4]
    Voir notamment les COG et les LFSS et leurs annexes sur le site securite-sociale.fr.

Bibliographie

  • Bec C., 2014, La Sécurité sociale, une institution de la démocratie, Paris, Gallimard.
  • Bourgeois L., 1896, Solidarité, Paris, Armand Colin.
  • Durkheim É., 1893, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France.
  • Guillemard A.-M., 2008, Où va la protection sociale ?, Paris, Presses universitaires de France (Puf).
  • En ligneLafore R., 2006, La protection sociale, une valeur ?, Informations sociales, n° 136, « Les valeurs en crise ? », p. 84-95.
Pierre Ramon-Baldié
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Bordeaux et du centre national d’études supérieur de la Sécurité sociale - CNESSS (1997), il a commencé sa carrière au sein de l’union de recouvrement de cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf) Aquitaine. En 2003, il intègre l’école nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S) en tant que directeur de la formation initiale puis comme directeur général adjoint (2007). Il approfondit son expérience de l’enseignement de la protection sociale en tant que professeur associé à l’université Paris Est Marne-la-Vallée de 2006 à 2015. Dans le cadre du 70e anniversaire de la Sécurité sociale, il a assisté Dominique Libault, directeur de l’EN3S, en assurant la mission de délègué pédagogique en charge des relations avec l’Éducation nationale. Aujourd’hui, il est le directeur adjoint de l’Urssaf Rhône-Alpes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/11/2018
https://doi.org/10.3917/inso.196.0012
Pour citer cet article
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