1Tous les secteurs d’activité ont recours à l’évaluation, y compris les politiques sociales et familiales. Mais est-il possible de traduire en chiffres l’expérience humaine et relationnelle ? Ce qui ne peut pas être compté n’existant pas pour cette pratique, son usage invisibilise le travail social et fait des valeurs éthiques et sociales des instruments de mesure. La gestion remplace la politique. N’est-il pas temps d’évaluer l’évaluation, ses normes et le choix de ses outils de mesure ?
2À qui penserait que les techniques d’évaluation des politiques familiales sont, en termes de valeurs, un dispositif neutre, qui se contenterait de mesurer des activités et d’analyser des mises en œuvre, on pourrait proposer un petit exercice. Il permettra de mettre au jour le jugement de valeur qui préside au choix d’évaluer et de faire apparaître le référentiel normatif qui le sous-tend. Par exemple, demandons-nous : « Comment évaluer les activités d’une crèche familiale ? ». Le familialisme, au nom des valeurs de « la famille traditionnelle » pourrait considérer qu’une crèche ne devrait même pas exister, que l’évaluer serait une manière de cautionner un détournement des liens familiaux de leur vocation, des femmes de leur rôle maternel et des familles de leurs responsabilités d’éducation morale. A contrario, choisir d’évaluer une crèche, ce serait, au minimum, considérer que ce type de dispositif existe, et devrait exister soit au nom du service public de fraternité qui se traduit en entreprise publique (la crèche municipale) ; au nom d’un projet socio-éducatif d’éducation populaire (la crèche familiale et associative de l’économie sociale et solidaire) ; ou encore au nom de la loi de l’offre et de la demande qui fait de la garde d’enfants un marché (la crèche privée). Mais alors, peut-on évaluer, avec les mêmes techniques et avec les mêmes critères, une crèche municipale, une crèche familiale et associative ou une crèche privée profitant de l’extension des valeurs du marché à des activités relationnelles (Sandel, 2014) ?
3Que retenir d’un tel exercice ? Il est devenu évident pour toute institution ou organisation digne de ce nom qu’il faille se prêter à l’exercice de l’évaluation. L’action publique n’échappe pas à la règle. Cette pratique est présentée comme la garantie d’un pilotage sérieux, transparent et objectif – sinon neutre – visant à donner une image fidèle de l’activité développée. Soyons plus précis. Dans le cadre du néolibéralisme qui se caractérise par l’extension des valeurs du marché (efficience, rapidité, performance, rentabilité) à des secteurs qui en étaient jusque-là exclus – l’éducation, l’enseignement, le secteur sanitaire et social, les loisirs –, l’évaluation s’est imposée comme une langue, une méthode mais aussi une norme de gouvernance pour des activités programmables. C’est dire que ce que nous appelons « évaluation » aujourd’hui propose une définition bien singulière, car pauvre, de l’acte d’évaluer.
La réduction de la valeur à la mesure
4Comme son nom l’indique, une évaluation met en valeur – valorise – en faisant ressortir ce qui importe ou non à propos du vrai, du beau, du bien, du juste, du sens… Les valeurs installent dans le monde vécu des options définissant ce qui est décisif, ce qui compte. Alors qu’il s’agit d’une notion polysémique, la valeur s’entend le plus souvent comme l’expression numérique ou algébrique d’une inconnue ou d’une variable, explicitant un seuil chiffré à ne pas dépasser. C’est ainsi que les pratiques contemporaines de l’évaluation donnent aux valeurs un statut d’instruments de mesure plutôt que de valeurs sociales. Elles assimilent, ce faisant, la valeur et la mesure [1] et confondent le jugement et le calcul. Des valeurs sociales aux valeurs chiffrées, l’évaluation est ainsi devenue la « machine à traduire » un soin relationnel – substantiel – par exemple celui des assistantes maternelles, des personnes chargées de l’accueil en crèche, des assistants sociaux, des aidants familiaux, etc… en indicateurs quantitatifs, le plus souvent de nature budgétaire. Cela tient au fait que la pratique d’évaluation est devenue le médium grâce auquel une activité porteuse de valeurs éthiques et sociales sera (ou non) soutenue financièrement ou subventionnée.
5Jouant le rôle d’interface, la mise en valeur chiffrée d’une activité fait apparaître sa production de valeur (sous-entendue marchande ou économique). L’idée implicite sur laquelle repose cette approche, si on pousse à l’extrême, est que « ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur » (le prix étant la définition la plus pauvre de la valeur). Dans la description sociale des relations de soin, cette approche manifeste également une prise de pouvoir, le point de vue du financeur – qui n’est pas nécessairement le même que celui des politiques – l’emportant sur le point de vue des acteurs (travailleurs sociaux, société) et des concepteurs (théoriciens du travail social). Une question se pose alors : quels sont les effets d’un tel dispositif sur les politiques publiques puisque, désormais, il existe une évaluation des actions publiques ?
L’assimilation de la valeur au prix et ses effets
6Notre système de protection sociale s’inscrit dans une tradition républicaine qui n’a pas craint, à côté de la liberté (droit fondamental) et de l’égalité (droit créance) de promouvoir un socle de valeurs concentrées autour de la fraternité, valeur traduite par le droit social [2]. Notre système de protection sociale repose donc sur le principe que « ce qui a de la valeur n’a pas de prix », sous-entendu, n’est pas monétisable sauf par un tour de passe-passe inventant des homologies « surprenantes »… mais contradictoires. Là est la difficulté. Par exemple, même si les politiques publiques d’aide aux familles, notamment, ont gardé comme axiome éthique l’idée que « ce qui a de la valeur n’a pas de prix », elles sont aujourd’hui pilotées par des systèmes d’évaluation qui, eux, sont conçus pour attribuer un prix à des activités et des valeurs. On doit donc se demander si, sous l’effet des techniques d’évaluation, les politiques familiales et sociales ne sont pas prises dans des logiques de tension, sinon contradictoires, avec leurs finalités propres.
7On formulera cette tension en reprenant une conclusion déjà ancienne concernant l’évaluation des politiques publiques en matière de soin dans le milieu carcéral. Le constat, fait en 2000, est aisément généralisable aujourd’hui : « Le processus de rationalisation gestionnaire des prestations hospitalières (on pourrait remplacer cela par le “processus d’évaluation de l’action publique”) s’accompagne d’un écart croissant entre une rhétorique personnaliste d’humanisation des traitements des malades et un resserrement des contraintes professionnelles, la charge de travail étant évaluée en termes de performance technique plus que “relationnelle” » (Bessin et Lechien, 2000, p. 17). Dans le même esprit, aujourd’hui, une crèche, un service social, une caisse d’Allocations familiales et la plupart des activités développées en « partenariat » sacrifient tous à ce nouveau rite qu’est l’évaluation, surtout si ces structures sont régies par une logique conventionnelle d’explicitation de leurs objectifs et de leur traduction en résultats à atteindre en termes quantifiés, ce que la gestion publique nomme « démarches objectifs / résultats » ou « logique Lolf » [3]. Ce mouvement pousse ainsi certaines associations à développer, dans leur présentation comptable, des arguments pour « une valorisation économique du bénévolat, acte pourtant gratuit par définition… » (Ibidem). Ce travail de formalisation consiste à présenter leurs activités en ayant au préalable conçu et généralisé un processus d’évaluation reposant sur deux idées :
- le choix d’une gestion administrative plutôt que politique, qui renforce un pilotage par la définition d’objectifs et le recours à des valeurs chiffrées pour caractériser une activité, correspondant à des seuils minimaux à atteindre. Ce pilotage est aujourd’hui dominé par ce que le juriste Alain Supiot (2015), spécialiste du droit du travail, nomme la « gouvernance par les nombres » ;
- la pratique évaluative paraît être une procédure neutre qui installe l’activité qu’elle évalue dans le registre procédural du programmable : « On pense le travailleur [par exemple le donneur ou la donneuse de soin] sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail » (Supiot, 2015, p. 257).
8Mais est-ce vraiment possible ? À quelles valeurs a-t-on renoncé en valorisant une culture de la mesure ?
Valeur du chiffre et choix normés
9Trois interrogations s’installent ici. Tout d’abord, la procédure d’évaluation grâce à des indicateurs, aujourd’hui la plupart du temps chiffrée ou reposant sur des procédés de visualisation quantifiants (« camembert », graphique, tableau…), est-elle vraiment neutre ? N’est-elle pas elle-même porteuse d’un ensemble de valeurs qui ont présidé à sa réalisation et à son expansion ? En effet, comment fabrique-t-on ce chiffre que l’indicateur, dans le dispositif d’évaluation, sert à cristalliser ? Le processus qui conduit d’une expérience vécue à une évaluation chiffrée suppose une série continue de choix valorisés. Ces choix sont « valorisés » en tant qu’ils se réfèrent non à une mesure mais à des normes. Ils servent à passer d’une enquête phénoménologique mettant au jour une histoire de vie à l’inscription d’un cas dans une case, d’une case dans une cohorte et de celle-ci dans des statistiques, le tout condensé enfin en un chiffre. À l’issue de ce parcours, il n’est pas sûr que cette mesure soit aussi fiable que ce que l’idolâtrie du nombre laisserait penser. À cela s’ajoute que rien n’est moins neutre que ces idées si répandues selon lesquelles un chiffre serait plus sûr qu’un récit, qu’une classification nous en apprendrait beaucoup plus, avec plus de clarté, de précision et de rapidité qu’une narration et, enfin, que le type d’attention que demande une narration ne serait pas exigible de la part de décideurs pressés.
10Évaluer l’évaluation demande d’interroger quelles options éthiques ont présidé au choix de tel indicateur, à l’orientation de l’évaluation vers tel type d’activités plutôt que tel autre, ou au choix de tel mode d’exposition. Une mesure est en fait un faisceau de valeurs qui ne disent pas leur nom. En effet, il a fallu faire des choix, définir des priorités et passer sous silence certaines pratiques pour parvenir à aller de l’expérience vécue à sa description évaluative.
11De fait, la description évaluative chiffrée repose sur une nomenclature qui réduit le travail de soin relationnel. Elle segmente et cloisonne en rubriques des pratiques dont le propre est d’être précisément liminaires, interstitielles. Ces pratiques de soin bricolent avec les normes parce qu’elles accompagnent des relations dans leur émergence contingente, fragile et minuscule (les pleurs d’une mère ou l’anxiété d’un père, la peur d’une expulsion de son logement, l’inquiétude d’une fin de mois difficile dans l’attente des allocations familiales, la reconnaissance de la reconnaissance, la gratitude que son appel ait été entendu). Les compétences relationnelles et le travail de soin constituent des pratiques difficilement quantifiables. Elles courent le risque de ne pas être reconnues par la nomenclature des actes évaluables ; et ce, malgré ou en dépit des consignes encourageant à prendre soin des usagers, lesquels doivent être considérés comme des « partenaires ». C’est ainsi qu’on invisibilise le travail social, dans le sens où ce qui n’est pas évaluable n’existe pas, et qu’on incite au travail mal fait, en ne tenant pas compte du point de vue des professionnels et des usagers.
L’évaluation, une image (in)fidèle de la réalité ?
12À cela, une deuxième interrogation s’adjoint. Est-il bien sûr que l’évaluation donne une image représentative de la réalité qu’elle évalue ? Et, si c’est le cas, cette image est-elle un reflet commode mais dont on n’ignore pas le caractère flottant ? Alors que l’évaluation se rêve comme un transfert d’informations sans pertes, voire comme une langue universelle composée d’indicateurs infaillibles, elle devrait plutôt se positionner comme une traduction. Cette dernière n’ignore pas, voire approfondit, les ambiguïtés, les équivoques qui appellent interprétation mais aussi contestation parce qu’elle est un « autrement dit ». Celui-ci, qui pourrait trahir, simplifier, appelle à être corrigé par un « dit autrement ». Reflet, transfert, traduction invitent diversement à penser les pratiques d’évaluation comme des portraits donnant une image objective (fidèle ?) de la réalité ainsi rendue. Mais entre la simplification pédagogique mais approximative du reflet et l’exercice démocratique de la traduction, à sans cesse réviser par l’interlocution et la discussion, il y a le transfert de données qui peut réifier les valeurs. Ce dispositif réduit les valeurs que l’on convoque pour éclairer la pratique à des valeurs que l’on invoque (les seuils chiffrés) afin de programmer l’agir. C’est aujourd’hui le transfert de données, comme portrait de l’action sociale, qui l’emporte. Cela tient à son indéniable efficacité : ordonner le désordre, présenter en un tout homogène et cohérent un ensemble d’actions, de projets et d’engagements hétérogènes. Seulement, ce portrait est bien plus qu’un enregistrement mécanique et sans pertes de données qu’il ne ferait que recueillir. Il est aussi une mise en perspective, incarnation par conséquent d’une prise de pouvoir par certaines valeurs aux dépens d’autres. Le tableau d’évaluation est établi du point de vue de celui qui veut l’utiliser (l’investisseur financier ou l’État ; le ministère des Finances ou le ministère des Affaires sociales ; l’entreprise privée ou la municipalité). Se souvenir de cela, c’est observer que tout tableau d’évaluation valorise telle possibilité ou au contraire en minore d’autres, contribuant à établir une certaine représentation du monde. Raison pour laquelle il nous faut mettre des contes sous nos comptes !
L’évaluation, au risque de la réification des valeurs
13Devient alors problématique la réification des valeurs – « des valeurs qui ne tremblent pas sont des valeurs mortes », disait Bachelard – qui confondent la réalité qu’elles dépeignent et le portrait qu’elles en proposent ; c’est la confusion de la carte et du territoire. C’est pourquoi, et a contrario, les stratégies de résistance à l’évaluation chiffrée revendiquent la reconnaissance des valeurs des usagers, des praticiens et des soignants dans les mots des savoirs expérientiels ou de l’expertise profane. Elles promeuvent alors d’autres valeurs : le temps vécu, l’attention, la relation individuante du point de vue des acteurs ; les capacités relationnelles ou capabilités, le travail de care, la lutte pour la reconnaissance du point de vue des concepteurs. Dans cet esprit, les pratiques d’évaluation pensées à partir de la traduction d’un territoire en termes cartographiques « ne ressembleraient pas à une carte politique figurant les divers pays aux frontières bien établies, mais plutôt à une carte topographique où les chaînes de montagnes sont représentées classiquement au moyen de lignes de contour réunissant les points d’altitude égale. Cimes et vallées, contreforts et pentes sont distribués sur la carte selon des configurations infiniment diverses. Le système de pertinence (une pratique d’évaluation formatrice, dit-on dans le champ scolaire) ressemble davantage à un tel système de courbes isohypses qu’à un système de coordonnées autour d’un centre O susceptible d’être mesuré en termes d’un réseau équidistant » (Schütz, 2009).
Succès de l’évaluation, ou quantification, pathologie sociale ?
14Enfin, une dernière interrogation se demandera : comment se fait-il que l’évaluation soit devenue une pratique sociale au sein des organisations, à laquelle il faille se plier ? Cette question est d’autant plus importante qu’il apparaît que la mise en forme proposée par l’évaluation est, dans le même temps, une mise en sens soustendue par une mise en valeur. Si les valeurs éthiques et sociales de fraternité et de solidarité, mais aussi celle de laïcité notamment, ont longtemps présidé aux politiques sociales, elles ne sont plus les seules aujourd’hui. Les valeurs chiffrées ou la gouvernance par les nombres, qui rationalisent et objectivent, occupent désormais le devant de la scène [4]. Cette technicisation et cette expertise tendent à obscurcir le message symbolique de fraternisation et de soutien à l’élaboration du monde commun que portent les valeurs éthiques et sociales. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les demandes de reconnaissance se font aujourd’hui pressantes face à l’importance donnée à la quantification. Elles renvoient à un enjeu éthique et politique majeur, l’examen des liens entre la direction politique et l’expertise, et aux différents types d’expertise. La généralisation des procédures d’évaluation est un effet du néolibéralisme et s’inscrit dans le New Management introduit dans les organisations publiques. L’évaluation est ainsi l’un des « bras armés » de la nouvelle gestion publique, explicitement revendiquée par ses tenants. Pour ces derniers, l’évaluation est l’un des moments fondamentaux qui permetent de remplacer le travail politique de direction par l’activité managériale de gestion et de pilotage, le recueil phénoménologique d’expériences vécues par des indicateurs « transparents », et le jugement prudentiel par un calcul. Il y a là manifestement un symptôme qu’il faut bien appeler la manie de la quantification.
15***
16La valorisation de cet économisme fait de la gestion une science totale, capable d’analyser en termes de marché et avec les « valeurs » de ce dernier tous les aspects de la vie humaine : de la vie familiale – traitée comme un marché matrimonial et domestique – à la vie sociale et professionnelle. Les acteurs y répondent ou s’y adaptent aujourd’hui diversement. Ce peut être par la compliance, au risque de l’usure professionnelle (à distinguer de l’aliénation ou de la fatigue) ; par un fatalisme soumis à la nécessité implacable de la demande de nombres ; ou par des formes de résistance et de colère – une « insurrection des vies minuscules » dirait Guillaume Le Blanc (2014) – dans des demandes de reconnaissance, au nom de l’invention d’un quotidien impossible à mouler dans la programmation mécaniste, nouveau lit de Procuste du social [5]. Dans les trois cas, une urgence s’impose à nous : il faut évaluer l’évaluation, ses effets et ses méfaits.
Notes
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[1]
En tant que « terme mathématique », une valeur désigne « toute quantité exprimée en chiffres ou même algébriquement, et provenant de la résolution d’une ou plusieurs équations ». Source : Dictionnaire Littré en ligne, http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/valeur
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[2]
Cf. l’article de Michel Borgetto dans ce numéro.
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[3]
Lolf = loi organique relative aux lois de finances.
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[4]
Et ce, dans tous les domaines – voir Farinetti, 2017 –, ce qui montre la généralisation de cette prétention à « calculer l’incalculable ».
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[5]
L’expression « lit de Procuste » désigne une tentative de réduire la diversité humaine à un seul modèle, une seule façon de penser ou d’agir.