1L’augmentation rapide du nombre de réfugiés dans le monde depuis le début des années 2000 est l’un des phénomènes démographiques majeurs de notre époque. À la fin de l’année 2014, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait 41 millions de réfugiés contre moins de 21 millions en 2000 [1]. S’il ne concerne l’Europe qu’en partie, ce quasi-doublement en quinze ans permet de mesurer l’acuité de la situation, d’autant que le désespoir pousse des centaines de milliers de personnes à prendre des risques importants pour fuir leur pays. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (IOM, 2016), près de 26 000 personnes seraient décédées depuis 2000 en tentant de traverser la mer Méditerranée pour gagner l’Europe.
2Cette détresse et ces drames humains des réfugiés interpellent l’Union européenne (UE) dans ses fondements moraux mêmes. La question des réfugiés et des migrants est devenue l’une des composantes principales de la question sociale pour les pays membres, parce qu’au-delà de la difficulté à porter secours aux naufragés, nos sociétés ont du mal à respecter les droits fondamentaux des milliers de personnes qui demandent refuge à l’UE. La simple mise à l’abri et l’accès aux soins des demandeurs d’asile constituent des défis quotidiens particulièrement difficiles à traiter par les services publics, comme le montre la multiplication des camps de fortune, par exemple en France.
3Toutefois, le périmètre des enjeux migratoires pour la protection sociale ne se limite pas à l’accueil et l’intégration des ressortissants de pays n’appartenant pas à l’UE. Depuis la fondation de l’Union, l’égal accès aux droits sociaux de tous ses ressortissants est l’un des fondements de l’intégration européenne qui devait favoriser la mobilité des travailleurs. Or, depuis quelques années, cet égal accès entre Européens est remis en cause par certains acteurs politiques et certains États.
4La campagne des partisans du Brexit au Royaume-Uni en constitue l’une des dernières illustrations les plus exemplaires. Pourtant, afin de convaincre les électeurs britanniques de ne pas choisir la rupture avec l’Union, le Conseil européen proposa en février 2016, plusieurs mois avant le référendum, un « nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’Union européenne ». Cet accord aurait été appliqué si les Britanniques avaient choisi de rester dans l’Union et prévoyait une restriction de l’accès des citoyens européens aux prestations sociales. Cette concession majeure n’a pas empêché la question de dominer la campagne référendaire. Les restrictions d’accès au marché au travail comme à la protection sociale demandées par le Royaume-Uni figurent parmi les principaux enjeux de la négociation à venir avec l’Union européenne pour organiser concrètement le « Brexit ».
5De même, le débat sur les migrations et la protection sociale tend à se polariser au sein des opinions publiques. D’un côté, on trouve la défense de l’égal accès des migrants à la protection sociale, lequel peut s’appuyer dans une certaine mesure sur les droits fondamentaux, tels que le droit d’asile et le droit à la vie familiale, garantis par les textes constitutionnels et internationaux. De l’autre, des positions restrictives, sous-tendues par l’idée que l’accès aux prestations sociales joue de manière déterminante dans l’augmentation de l’immigration, couramment résumée par l’expression de « l’appel d’air ».
6En France, deux tiers des personnes interrogées lors d’un sondage estiment « qu’on en fait plus pour les immigrés que pour les Français » [2]. Ce résultat ne singularise pas notre pays parmi les autres pays occidentaux, des proportions comparables étant observées au Royaume-Uni ou aux États-Unis [3]. En revanche, l’évolution observée en quelques années est frappante puisque ce taux est passé de 40 % en 2006 à 67 % en 2013. Les effets combinés des difficultés économiques que connaissent les États européens et de l’augmentation des migrations, plus récents, sont souvent instrumentalisés dans les débats publics et propices aux simplifications sous la forme d’interrogations binaires, du type : « Est-il possible d’accueillir des migrants toujours plus nombreux tout en leur permettant d’accéder à une protection sociale dont le financement apparaît plus fragile ? »
7L’un des objectifs de ce numéro 194 d’Informations sociales est de dépasser les arguments qui sont, souvent à tort, présentés comme des évidences à propos des liens entre migrations et protection sociale, en restituant toutes les dimensions de cette question. Il s’agit, tout d’abord, de cesser de considérer la protection sociale comme une réalité extérieure aux migrations, qui les précéderait et qu’il faudrait seulement, selon les orientations politiques, « ouvrir » ou « fermer » aux migrants. L’histoire montre, au contraire, comment la construction des systèmes modernes de protection sociale est allée de pair avec l’évolution des migrations (article de Paul-André Rosental). Ce sont d’abord les migrations internes à chaque pays, suscitées par la révolution industrielle, qui ont entraîné au XIXe siècle l’insuffisance des mécanismes traditionnels de solidarité assurant l’insertion de l’individu dans les communautés villageoises, et nécessité la conception de mécanismes plus larges, à l’échelle de la nation. Au XXe siècle, les réformateurs, tels qu’Albert Thomas et Arthur Fontaine en France, se sont appuyés sur les migrations internationales pour promouvoir le développement de la protection sociale dans chaque pays, par le jeu d’accords sur la main-d’œuvre et de clauses relatives au maintien de la protection sociale des migrants. La protection sociale telle que nous la connaissons a été en partie construite par les migrations.
8Ce numéro s’ouvre par un panorama des migrations à l’échelle mondiale (point de repère de Catherine Wihtol de Wenden) qui met en lumière quelques faits structurants mais souvent occultés : la part des migrants dans la population mondiale est aujourd’hui plus faible qu’il y a un siècle, mais l’explosion démographique de la planète la rend beaucoup plus visible ; les migrants internes sont trois fois plus nombreux que les migrants internationaux ; parmi eux, la moitié sont installés dans les pays du Sud (migrants Sud-Sud ou Nord-Sud), ce qui remet en cause la vision commune des migrations comme un flux qui irait presque exclusivement du Sud vers le Nord.
9La première partie du numéro montre comment les migrations constituent un enjeu central pour la protection sociale. La question y est remise en perspective dans une histoire longue, celle des migrations en France (contrepoint de Pierre Grelley) et celle des relations croisées, à l’échelle mondiale, entre migrations et construction de la protection sociale (article de Paul-André Rosental). Les ambivalences et les limites de la garantie représentée par les droits fondamentaux pour les migrants extérieurs à l’Union européenne sont mises en lumière (article d’Hilème Kombila). Après un éclairage sur la place des femmes dans les migrations (contrepoint de Léa Rochford), la question récurrente dans le débat public de l’impact financier des migrations sur la protection sociale est traitée et objectivée par une analyse économique qui fait ressortir un impact faible mais légèrement positif (article de Xavier Chojnicki et Lionel Ragot).
10La deuxième partie, « Dynamiques migratoires et protection sociale », se focalise sur des tendances plus récentes. Les concepts de « défamilialisation » et de « circulation transnationale du care » servent à montrer comment le développement du travail des femmes, objectif central des politiques sociales dans l’Union européenne, repose massivement sur le travail des femmes migrantes, dont les propres besoins de « défamilialisation » restent mal pensés (article de Laura Merla et Florence Degavre et entretien avec Laura Merla, qui expose la réalité émergente des « familles transnationales »). Le tourisme médical et les Français expatriés font également l’objet d’éclairages particuliers (contrepoints de Léa Rochford et de Pierre Grelley). La prise en charge des jeunes enfants migrants par les services d’accueil collectifs de la petite enfance, avant l’entrée dans le système éducatif obligatoire, constitue un défi particulier pour nos sociétés, qui y apportent des réponses différenciées (article de Sylvie Rayna).
11La troisième partie revient sur l’accès des migrants à la protection sociale d’un point de vue juridique. Les questions du travail détaché au sein de l’Union européenne (article de Marc Morsa), de l’accès aux soins des migrants (contrepoint de Pierre Grelley) et des mineurs isolés étrangers (contrepoint de Léa Rochford) y sont successivement abordées. Plusieurs contributions, analysant le droit de l’Union européenne concernant l’accès des citoyens de l’Union aux prestations sociales, font ressortir la récente inflexion de la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg dans le sens d’une plus grande capacité des États membres à restreindre cet accès (article d’Anna Hiltunen et focus d’Hilème Kombila). Enfin, une analyse propose de refonder le droit d’accès des étrangers à la protection sociale sur le critère de l’intégration, en dépassant les critères de la nationalité et de la régularité du séjour (article de Lola Isidro).
12Par la richesse de ces contributions, ce numéro d’Informations sociales invite le lecteur à jeter un regard nouveau sur une question qui, pour être souvent évoquée dans le débat public, n’en reste pas moins relativement méconnue.
Notes
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[1]
Ces chiffres incluent tous les types de migrants (réfugiés, demandeurs d’asile, déplacés au sein d’un pays, apatrides) à l’exception des rapatriés.
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[2]
Sondage Ifop réalisé en France en 2013, cité par X. Chojnicki et L. Ragot dans leur article pour ce numéro.
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[3]
Enquête sur l’immigration du Transatlantic Trends de 2011, citée par X. Chojnicki et L. Ragot dans leur article pour ce numéro.