CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans un contexte d’austérité pesant sur les politiques sociales, les pays riches occidentaux ont non seulement maintenu mais même développé leurs politiques familiales. La tendance générale est la socialisation des tâches traditionnellement dévolues aux femmes et le soutien à l’emploi des mères. Aujourd’hui, ces politiques sont plus orientées par les préférences des populations que par les idéologies politiques, celles des partis ou des mouvements féministes.

2La crise économique actuelle a accentué les contraintes sur les politiques sociales, si bien que le développement – voire la simple préservation – de nombreux programmes a été remis en cause. Cependant, pendant cette période d’« austérité permanente » (Pierson, 2001), les politiques familiales, en particulier celles axées sur la promotion de l’emploi des mères, se sont étoffées significativement dans les pays riches de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Ferragina et al., 2015).

3La politique familiale remplit une multiplicité de fonctions : redistribution horizontale, encouragement des choix individuels, augmentation des taux de fécondité, soutien à la croissance économique et à la productivité et réduction des inégalités entre les genres. C’est pour ces raisons que la politique familiale a reçu une attention accrue au cours des deux dernières décennies [2].

4Cet article part du principe selon lequel la politique familiale constitue un vaste domaine englobant un large éventail d’instruments. Kamerman et Kahn (1978) ont mis en évidence la nécessité d’adopter une approche large et de distinguer les politiques familiales « explicites » et « implicites ». De plus, leur conceptualisation présente une autre caractéristique importante : elle opère une distinction entre prestations financières, temps et services au sein de l’aide publique.

Méthodologie : un modèle d’analyse de la générosité de la politique familiale

La mesure de la générosité de la politique familiale présentée dans cet article repose sur une technique statistique descriptive permettant de prendre en compte sa nature multidimensionnelle grâce à une analyse des correspondances multiples [3]. La « générosité » de la politique familiale « explicite » est la variable dépendante du modèle d’analyse. Son évolution est évaluée sur trois décennies à l’aide de quatre indicateurs : (1er) la durée complète des différents congés en vigueur (de maternité, parental et d’éducation) ; (2e) le taux de remplacement moyen de ces trois types de congé ; (3e) l’existence d’allocations familiales dès le premier enfant et (4e) les dépenses consacrées aux services familiaux pour chaque enfant.
Les variables indépendantes du modèle sont utilisées pour expliquer les principaux facteurs de l’expansion des politiques familiales. En droite ligne d’un débat ancien dans le domaine de la politique sociale comparative (Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015), nous répartissons ces indicateurs en trois ensembles : (1er) les facteurs et conditions socio-économiques ; (2e) les explications politiques et institutionnelles et (3e) l’opinion publique. Les variables socio-économiques prises en compte sont : le taux de participation des femmes au marché du travail, le ratio de dépendance [*], les taux de fécondité globaux, l’indice de désindustrialisation et le pourcentage de personnes/femmes ayant un emploi requérant un niveau général de qualifications élevé.
Les variables politiques sont : le taux de densité syndicale, le pourcentage des voix obtenues respectivement par les partis de gauche, du centre d’inspiration laïque, chrétiens-démocrates ou de droite, et le pourcentage de femmes parlementaires.
La modernisation de la société et le changement culturel sont exprimés par une variable relative à l’opinion publique. Cette variable mesure les préférences de la population concernant l’emploi des mères d’enfants d’âge préscolaire. Les données ont été recueillies auprès d’un large éventail de sources secondaires (pour une description concrète, voir Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015).
Les pays inclus dans l’analyse sont l’Allemagne (Ger), l’Australie (Aus), l’Autriche (Aut), la Belgique (Bel), le Canada (Can), le Danemark (Den), les États-Unis (Us), la Finlande (Fin), la France (Fra), l’Irlande (Ire), l’Italie (Ita), le Japon (Jpn), la Norvège (Nor), la Nouvelle-Zélande (Nzl), les Pays-Bas (Net), le Royaume-Uni (Uk), la Suède (Swe) et la Suisse (Swi).

5La participation accrue des femmes à la population active a été facilitée par une amélioration de l’intervention publique, même dans les pays où le modèle du père pourvoyeur et de la mère au foyer était solidement ancré (Lewis, 1992) [4].

6Cet article a deux objectifs. Premièrement, déterminer la tendance du changement, mais aussi le caractériser à l’aide du concept de changement de premier, deuxième et troisième ordre établi par Hall (1993), dans l’analyse de la politique familiale axée sur l’emploi des mères au cours des trois dernières décennies dans 18 pays de l’OCDE. Deuxièmement, identifier les principaux facteurs de ces évolutions qui sont à la fois économiques et sociétaux.

Caractériser la modernisation de la politique familiale

7Dans cette analyse, la « générosité » de la politique familiale est considérée comme un concept multidimensionnel englobant différentes composantes d’une politique familiale explicite, dont les droits prévus par la législation relatifs à la durée des congés maternels, parentaux et d’éducation et au niveau des prestations accompagnant ces congés, ainsi que les allocations familiales et les dépenses consacrées aux services de garde des enfants. Ces trois mesures permettent de distinguer les politiques en fonction du montant des prestations financières offertes aux familles, de la durée de ces prestations et de l’étendue des services garantis. Le terme « modernisation » permet de saisir l’évolution de l’orientation de la politique familiale en faveur de l’emploi, en particulier via le développement des services de garde d’enfants, ce que nous appelons « socialisation ». En employant les termes « générosité » et « modernisation », notre intention n’est pas de laisser entendre que cette évolution de la politique familiale conduit automatiquement à une plus grande égalité de facto entre les sexes.

Un développement général des politiques familiales

8Les pays de l’OCDE peuvent être placés dans différents « mondes », associés à des « espaces ». À cet égard, il est utile de préciser que les chercheurs en politique sociale comparative, se fondant sur les typologies de régimes d’État-providence établies par Esping-Andersen (1990), ont tendance à répartir les pays de l’OCDE en trois catégories [5] : pays sociaux-démocrates, pays chrétiens-démocrates et pays libéraux. En suivant cette classification, et en l’adaptant au débat sur la politique familiale, nous subdivisons l’espace établi par l’analyse des correspondances multiples (graphique 1) en trois sous-ensembles : l’espace social-démocrate, l’espace chrétien-démocrate et l’espace libéral. Les pays qui occupent l’espace social-démocrate sont ceux qui sont dotés d’un dispositif complet pour la garde des enfants, de congés de longue durée et de taux de remplacement élevés. Ces pays offrent la politique familiale la plus généreuse. Les pays de l’espace chrétien-démocrate proposent des services de garde d’enfants d’une générosité moyenne, des congés d’une durée moyenne et des allocations familiales moyennes à élevées. Enfin, les pays de l’espace libéral sont ceux dont la politique familiale est la moins généreuse dans toutes ces dimension. Sur cette base, en suivant la variation des quatre indicateurs utilisés pour évaluer la générosité de la politique familiale sur trois décennies, des changements significatifs de politique sont manifestes : certains pays sont passés d’un espace à un autre, par exemple de l’espace chrétien-démocrate à l’espace social-démocrate, ou de l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate.

Graphique 1

Évolution de la générosité de la politique familiale sur trois décennies, années 1980, 1990 et 2000. (Analyse des correspondances multiples)(1),(2)

Graphique 1

Évolution de la générosité de la politique familiale sur trois décennies, années 1980, 1990 et 2000. (Analyse des correspondances multiples)(1),(2)

Note :
(1) Aut : Autriche ; Ger : Allemagne ; Bel : Belgique ; Fra : France ; Nor : Norvège ; Den : Danemark ; Nld : Pays-Bas ; Swe : Suède ; Fin : Finlande ; Nzl : Nouvelle-Zélande ; Aus : Australie ; Ire : Irlande ; Us : États-Unis ; Uk : Royaume-Uni ; Jpn : Japon ; Can : Canada ; Ita : Italie ; Swi : Suisse.
(2) Lecture : « Finlande 2 » représente la situation de la Finlande dans les années 1980, « Finlande 3 » sa position dans les années 1990 et « Finlande 4 » sa position dans les années 2000. Il en va de même pour les autres pays.
Source : données OCDE, traitement par l’auteur à partir d’une analyse des correspondances multiples (ACM). Ferragina et Seeleib-Kaiser (2015).

9Les données indiquent que nous sommes face à une profonde transformation. Globalement, il s’agit d’une « socialisation » de la politique familiale, caractérisée par une expansion des services de garde d’enfants et des droits à congés.

10Le degré de changement diffère toutefois considérablement entre les 18 pays analysés. D’après la classification de Hall (1993) qui distingue les changements de premier, de deuxième et de troisième ordre, les pays peuvent être répartis en trois groupes selon le degré de changement de leur politique familiale axée sur l’emploi (tableau 1). Dans un changement de premier ordre, le pays n’a pas substantiellement revu sa politique familiale, qui reste dans le même espace sur la durée. Dans un changement de deuxième ordre, le pays opère un mouvement plus marqué au sein d’un quadrant, en se rapprochant d’un autre ou en passant de la frontière d’un quadrant à un autre : c’est le signe que divers instruments de la politique familiale ont été modifiés. Enfin, dans un changement de troisième ordre, le pays passe d’un espace à un autre : ce sont ainsi non seulement ses instruments de politique publique qui changent, mais aussi le paradigme qui sous-tend l’ensemble de ses politiques.

Tableau 1

Degré de changement de la politique familiale axée sur l’emploi(*)

Tableau 1
Australie 2000 De l’espace libéral quasiment jusqu’à la frontière de l’espace chrétien-démocrate Deuxième ordre États-Unis - Pas de changement Pas de changement Nouvelle-Zélande 2000 Peu de changement à l’intérieur de l’espace libéral Premier ordre Suisse 1990 et 2000 Peu de changement à l’intérieur de l’espace libéral Premier ordre Japon 1990 et 2000 De l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate Troisième ordre Pays-Bas 1990 De l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate (*) Royaume-Uni 1990 et 2000 Changement, mais à l’intérieur de l’espace libéral Premier ordre Irlande 2000 De l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate Troisième ordre Canada 1990 et 2000 D’une situation proche de la frontière de l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate Deuxième ordre Belgique 1990 Peu de changement à l’intérieur de l’espace chrétien-démocrate Premier ordre Danemark - - (*) Italie - Peu de changement à l’intérieur de l’espace chrétien-démocrate Premier ordre Autriche 1990 De la frontière de l’espace chrétien-démocrate à l’espace social-démocrate Deuxième ordre Norvège 1990 et 2000 De l’espace chrétien-démocrate à l’espace social-démocrate Troisième ordre Allemagne 1990 De l’espace chrétien-démocrate à l’espace social-démocrate Troisième ordre France 1990 Changement, mais à l’intérieur de l’espace social-démocrate Premier ordre Finlande 1990 Changement, mais à l’intérieur de l’espace social-démocrate Premier ordre Suède 1990 Changement, mais à l’intérieur de l’espace social-démocrate Premier ordre

Degré de changement de la politique familiale axée sur l’emploi(*)

Note :
(*) Pays où le changement est difficile à isoler en raison de dispositifs spéciaux pour les prestations publiques et privées.
Source : Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015.

Seule la politique familiale des États-Unis n’a pas évolué

11Les États-Unis sont le seul pays à ne pas avoir connu de changement significatif en matière de politique familiale. Au niveau fédéral, la législation ne prévoit pas de congé rémunéré. Quand ils existent, ces congés sont courts (même si l’on constate des évolutions au niveau des États). En outre, l’investissement dans les services publics de garde d’enfants y a toujours affiché le niveau le plus faible de tous les pays analysés. De prime abord, le Danemark et les Pays-Bas semblent aller à l’encontre de la tendance générale à l’expansion. Mais ce constat est artificiel, car les données n’incluent que les prestations de congés financées par l’État et ne tiennent pas compte des nombreux dispositifs qui existent au niveau des entreprises et des branches, qui sont assez complets et régis par des conventions collectives.

12La Nouvelle-Zélande, la Suisse et le Royaume-Uni ont opéré un changement de premier ordre. Ces pays sont restés dans l’espace libéral au cours des trois dernières décennies. Les congés y sont de courte durée et les pouvoirs publics investissent peu dans les services de garde d’enfants. La Belgique et l’Italie, qui ont, elles aussi, connu un changement de premier ordre sur les trois dernières décennies, sont restées dans l’espace chrétien-démocrate : elles offrent des services de garde d’enfants de niveau intermédiaire et des congés au titre de la politique familiale d’une durée courte à moyenne. Enfin, la France, la Finlande et la Suède ont également connu un changement de premier ordre, et sont restées dans l’espace social-démocrate. La politique familiale y est caractérisée par des congés généreux et des dispositifs étendus de garde d’enfants.

13L’Australie, le Canada et l’Autriche ont opéré un changement de deuxième ordre. L’Australie et le Canada, qui se situaient dans l’espace libéral, ont franchi la frontière de l’espace chrétien-démocrate : les congés ont gagné en générosité et les investissements dans les services de garde d’enfants ont progressé. C’est également la hausse de l’investissement dans ces services qui a fait basculer l’Autriche dans l’espace social-démocrate.

14L’Allemagne, la Norvège, l’Irlande et le Japon ont, quant à eux, connu un changement de troisième ordre. À compter des années 1990, l’Allemagne a développé un modèle de politique familiale qui considère les enfants comme les futurs actifs de la société. Cette politique a pour objectifs d’accroître le taux de fécondité et de faire reculer la pauvreté des enfants, en favorisant la participation des mères au marché du travail. Ce changement a conduit à une multiplication par trois des dépenses consacrées aux congés rémunérés et par plus de deux celles consacrées aux structures de garde d’enfants/de garde à domicile. La Norvège a, elle aussi, basculé dans l’espace social-démocrate. Les dépenses finançant les congés de maternité et parental y ont triplé, celles dévolues aux structures de garde d’enfants/de garde à domicile ont quadruplé et les autres prestations ont été multipliées par trois. L’Irlande et le Japon ont basculé de l’espace libéral à l’espace chrétien-démocrate. Entre 1980 et 2009, en Irlande, les dépenses consacrées aux allocations familiales et aux congés maternité/parental ont doublé, d’autres allocations, ainsi que le congé parental d’éducation ont été multipliés par plus de cinq, et les dépenses pour les structures de garde d’enfants/de garde à domicile, y compris les structures publiques d’accueil préscolaire, sont passées d’un niveau très faible à 0,8 % du PIB. Au Japon, l’expansion est certes moins remarquable, mais la politique familiale a clairement rompu avec les niveaux de « générosité » extrêmement faibles qui prévalaient dans les années 1980.

15Pour résumer, d’après certains chercheurs, on aurait attendu que les pays traditionnellement classés dans la catégorie du modèle de l’apporteur de revenus masculin se concentrent principalement sur les congés (et l’aménagement du temps de travail), ainsi que sur les allocations familiales. Cependant, même dans ces pays, les politiques de protection sociale se sont mises à offrir davantage de services qui permettent aux mères de travailler. Si nous regardons le point de départ de divers pays dans les années 1980, les changements introduits dans la politique familiale correspondent globalement à ce que réclamaient les chercheurs féministes il y a plusieurs décennies. Cette évolution est d’autant plus remarquable compte tenu de l’austérité qui s’opère en parallèle dans d’autres domaines de la politique sociale, comme les allocations de chômage (Ferragina et al., 2013 ; 2015).

De facteurs variés expliquent l’expansion de la politique familiale

16Au cours des années 1980, la prévalence des partis sociaux-démocrates et la force des mouvements politiques féministes étaient étroitement associées à des politiques familiales offrant des congés (longs) assortis de taux de remplacement élevés et à un niveau élevé de dépenses consacrées aux services de garde d’enfants. En outre, le taux de syndicalisation élevé expliquait en grande partie des dépenses publiques globalement élevées en faveur de la politique familiale. La part du vote de centre-droit ne semble pas affecter significativement la « générosité » de la politique familiale, à l’exception de l’incidence négative qu’elle exerce sur les allocations familiales. Les facteurs socio-économiques, mais aussi politiques, constituent l’explication centrale des différents niveaux de « générosité » entre les pays. En particulier, l’augmentation de l’emploi des femmes et du taux de dépendance des personnes âgées est positivement corrélée au niveau de « générosité » : les congés sont longs, assortis de taux de remplacement élevés, les allocations familiales sont généreuses et les services de garde d’enfants bénéficient d’un budget élevé. Au cours des années 1990, l’impact des variables politiques partisanes et socio-économiques sur la politique a été fondamentalement le même que dans les années 1980.

L’influence des préférences sociétales

17Contrairement aux années 1980, où les préférences partisanes et les facteurs socio-économiques étaient les plus influentes pour expliquer le niveau des allocations familiales, ce sont les préférences sociétales qui expliquent leur évolution au cours des années 2000. La prédominance persistante des valeurs familiales traditionnelles a freiné le processus global d’expansion de la politique familiale et modéré l’ampleur de l’augmentation des droits à congés, ainsi que les dépenses publiques destinées aux services de garde d’enfants. Ce constat peut être la conséquence d’un certain nombre d’évolutions socio-économiques et politiques. Les politiques publiques favorables au ménage ayant à sa tête un pourvoyeur de revenu masculin peuvent être perçues comme étant en décalage avec la réalité. En effet, les familles comptant une seule source de revenu (essentiellement l’homme) sont nettement moins fréquentes, et les formes de ménages et les styles de vie se sont diversifiés. L’engagement plus résolu en matière d’égalité des genres et l’évolution des préférences des femmes encouragent fortement les partis politiques à concevoir et à promouvoir une politique familiale « modernisée ». Les préférences sociétales jouent un rôle non seulement via la politique publique, mais aussi en interaction avec elle. Enfin, l’expansion de la politique familiale pourrait également produire un effet en retour positif, car elle accentue la « modernisation » de l’opinion publique.

18Les rapports de force partisans et l’action politique des femmes sont les principaux moteurs des changements qu’a connus la politique familiale au cours des décennies 1980 et 1990. Au cours des années 2000, toutefois, l’influence de ces facteurs a considérablement faibli. Tout comme les préférences sociétales, qui ont fortement évolué en partie sous l’effet de l’activité professionnelle des femmes, les préférences politiques des électeurs ont, elles aussi, changé. Dans les démocraties occidentales, l’électorat réclame de plus en plus des politiques qui viennent en appui d’un mode de vie familial « moderne », tributaire de l’emploi des femmes. Les partis politiques réagissent à ce changement de préférences et les différences traditionnelles entre les partis en termes de politique familiale s’estompent.

19En résumé, au cours des années 1980 et 1990, les facteurs politiques et socioéconomiques ont joué un rôle déterminant dans les différentes approches de la politique familiale qu’ont adoptées les pays riches de l’OCDE. Mais les évolutions intervenues dans les années 2000 laissent à penser que l’avenir de l’État-providence dépendra davantage de l’opinion publique que de l’idéologie traditionnelle des partis politiques ou d’autres groupes organisés.

20***

21L’un des constats les plus importants qui se dégage de notre analyse est le suivant : l’austérité permanente et le recul généralisé de l’État-providence n’ont pas empêché les pays riches de l’OCDE d’accroître leur politique familiale. En effet, celle-ci s’est développée dans de nombreux pays, ce qui a favorisé une socialisation des obligations familiales, qui incombaient traditionnellement essentiellement aux femmes (Daly et Lewis, 2000).

22Le changement de politique a été particulièrement marqué dans les pays qui avaient précédemment privilégié des approches plus conservatives de la politique familiale, comme l’Allemagne, l’Irlande, le Japon et la Norvège. Par conséquent, on ne peut plus supposer que, dans la majorité des pays riches de l’OCDE, c’est le travail non rémunéré au sein de la famille qui pourvoira essentiellement à la garde des jeunes enfants. Néanmoins, un certain nombre de pays ne proposent toujours pas de solutions adéquates pour la garde des enfants, ce qui empêche les mères de travailler à temps plein. De plus, dans certains pays, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, la discrimination entre hommes et femmes continue de recouper fortement la classe sociale (Mandel et Shalev, 2009).

23Cependant, les préférences sociétales, que l’on a crues pendant trop longtemps gravées dans le marbre, subissent de profondes mutations. L’opinion publique a une incidence croissante sur l’évolution des politiques publiques. Ce changement de préférences se reflète également dans certains discours politiques renouvelés, qui accordent la priorité à l’investissement social et à la préservation du capital humain des femmes, en particulier de celles qui sont très qualifiées (Morel et al., 2012). Tout porte donc à croire que l’expansion de la politique familiale, destinée à soutenir l’emploi des femmes et l’investissement dans les enfants, se poursuivra.

Notes

  • [1]
    Ce travail bénéficie d’une subvention publique accordée par l’agence nationale de la Recherche (ANR) au titre du programme d’Investissements d’Avenir dans le cadre du labex Liepp (référence : ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02).
  • [2]
    Pour une revue de la littérature à ce sujet, cf. Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015.
  • [3]
    Pour une description plus précise de la méthodologie : Cf. Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015.
  • [4]
    Pour un examen des concepts de « père pourvoyeur » et du passage à divers modèles de « travailleur adulte », voir Daly, 2011.
  • [5]
    L’existence de ces trois mondes ne fait pas consensus. Certains chercheurs estiment que les pays peuvent être classifiés différemment (Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2011).
Français

Le présent article a deux objectifs. Premièrement, en s’appuyant sur une échelle à trois degrés, il cherche à déterminer les formes et l’intensité de la « générosité » de la politique familiale ainsi que son évolution au cours des trente dernières années dans dix-huit pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Deuxièmement, il identifie les principaux facteurs de ces évolutions. Au sein de la zone OCDE, les politiques familiales sont dans l’ensemble plus « généreuses » que dans les années 1980 (sauf aux États-Unis). Leur évolution a toutefois été plus ou moins marquée suivant les pays (l’Allemagne, la Norvège, l’Irlande et le Japon étant ceux où le changement a été le plus net). Si, au cours des années 1980 et 1990, la puissance des partis sociaux-démocrates et les mouvements féministes expliquent principalement cette expansion, les préférences de l’opinion publique semblent jouer un rôle plus déterminant depuis une quinzaine d’années.

Bibliographie

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Emanuele Ferragina
Professeur assistant de sociologie à Sciences Po Paris, affilié à l’Observatoire sociologique du changement, CNRS, et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp). Il est également membre associé du Department of Social Policy and Intervention de l’Université d’Oxford, où il a soutenu sa thèse. Il s’intéresse à l’État- providence, aux politiques familiales, au capital social et aux usages innovants de la méthode comparative. Il écrit régulièrement pour le journal italien Il Fatto Quotidiano. Il est l’auteur de Chi Troppo, Chi Niente (2013) (« Qui a trop, qui pas assez ») et La Maggioranza Invisibile (« La Majorité invisible »), (2014), qui sont des best-sellers en Italie. Ses articles ont été publiés par diverses revues telles que Policy & Politics, Social Politics, Social Policy & Administration, International Journal of Comparative Sociology et The Tocqueville Review.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/03/2017
https://doi.org/10.3917/inso.193.0024
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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