1« Quand on ouvre une école, on évite, vingt ans plus tard, d’ouvrir une prison ». Avec des variantes assez nombreuses dans son expression, la formule est devenue l’un des aphorismes les plus représentatifs de l’idéal républicain au sein duquel l’éducation est une mission fondamentale et intégratrice. Mais pour être belle et expressive, cette formule, souvent prêtée au talent de Victor Hugo (1802-1885), n’est probablement pas née de sa plume, même si elle traduit parfaitement les idées pour lesquelles il s’est battu, sinon seul, du moins parmi les premiers. Attribuée par certains à Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique en 1865, à l’historien médiéviste Achille Jubinal en 1886 ou au député anglais Thomas Maccaulay la même année, la citation semble en réalité due à l’inspiration d’un journaliste, Louis-Charles Jourdan (1810-1881), rédacteur au journal Le Siècle.
2Si la formule est si spontanément attribuée à Victor Hugo, c’est sans doute parce qu’elle traduit à la perfection ce qui fonde sa pensée sociale, dont la pénalité et l’éducation sont deux pôles interactifs. C’est ce dont témoignent beaucoup de ses romans, à commencer par le premier d’entre eux, Claude Gueux (1834) ou le plus célèbre, Les Misérables (1862), mais aussi nombre de ses discours publics, puisque Victor Hugo a également été un homme politique actif et écouté, membre de l’Assemblée élue en avril 1848 après la fin de la Monarchie de Juillet afin d’élaborer la Constitution de la IIe République, puis pair de France.
3Au cours d’une de ses premières interventions devant l’Assemblée, Victor Hugo s’opposa avec vigueur à une proposition du Comité des finances visant à réduire le budget attribué aux sciences, aux lettres et aux arts, ce qui constituerait, à ses yeux, une « faute politique grave ».
4S’il semble aujourd’hui relever de l’évidence, ce lien entre carence culturelle et risque d’asocialité passait encore aux yeux de beaucoup pour un préjugé partisan au milieu du XIXe siècle. Dans un contexte social caractérisé par l’existence d’une misère noire qu’il considère comme structurellement inscrite dans un système économique et politique défaillant entretenu par des hommes aux ambitions étroites ou malhonnêtes, Victor Hugo dénonce les liens consubstantiels unissant les pauvretés matérielle, morale et intellectuelle, qui s’engendrent mutuellement. À ceux qui considèrent les miséreux comme responsables de leur état et qui voient en eux des « criminels-nés » que leurs mœurs vouent aux vices, Victor Hugo répond, en 1847, à la Chambre des Pairs que « Tout homme coupable est une éducation manquée qu’il faut refaire » et dans Écrit après la visite d’un bagne (1853) : « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne./ Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne/ Ne sont jamais allés à l’école une fois,/ Et ne savent pas lire, et signent d’une croix ».
5Partout, et toujours, l’ignorance a servi les desseins de la tyrannie qui l’a entretenue et utilisée à servir ses fins. Visionnaire en poésie, Victor Hugo l’était aussi en matière sociale.