CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’investissement social est souvent mis en avant comme un nouveau paradigme permettant de repenser la protection sociale dans une orientation plus préventive et « capacitante » Cese, 2014). Au sein de la Sécurité sociale française, la branche Famille est particulièrement concernée en raison notamment de son rôle dans le financement de l’accueil du jeune enfant, domaine emblématique de cette nouvelle orientation (Esping-Andersen, 2008). Cependant, les dépenses relatives à la petite enfance ne sont pas les seules à pouvoir s’inscrire dans cette nouvelle perspective. Le panorama dressé ci-après des dépenses de la branche Famille en fonction de leur contribution à l’investissement social montre plusieurs « cercles » budgétaires, d’un intérêt croissant au regard de la perspective d’investissement social.

La méthode de pondération

2Le travail visant à qualifier le concours apporté par les dépenses de la branche Famille à l’investissement social requiert de recourir à une méthode fine. Afin de suivre au fil du temps, et de façon comparée, la mise en œuvre d’une stratégie de réorientation de la protection sociale vers un État d’investissement social, des chercheurs procèdent, pour isoler les dépenses d’investissement social, à une distinction binaire entre ces dernières, d’une part, et les « vieilles dépenses » assurantielles, d’autre part, dont l’objectif est de compenser les effets de la survenue des risques sociaux (vieillissement, chômage, maladie…) [1]. Dans le cas de la branche Famille, une telle distinction ne retient, du côté de l’investissement social, que les seules dépenses consacrées à la petite enfance ainsi que, éventuellement, celles relatives aux congés parentaux, sans entrer plus finement dans l’analyse du reste des dépenses.

3Or, la littérature académique, abondante, sur l’investissement social donne, en filigrane, un certain nombre de critères pour juger en profondeur du contenu dans ce domaine des dépenses sociales. Trois dimensions apparaissent ainsi essentielles à l’investissement social :

  • celle de capital humain, c’est-à-dire la somme des compétences et des qualifications de la main-d’œuvre : une stratégie d’investissement social pousse à en accroître tant la quantité disponible, en raison de la participation au marché du travail, que la qualité, garante d’une plus grande productivité de la main-d’œuvre ;
  • celle de prévention : une stratégie d’investissement social incite à compléter les dimensions monétaires et réparatrices d’indemnisation des risques, autour desquelles la protection sociale s’est historiquement construite, par une réorientation et un rééquilibrage vers les services et la prévention. Selon l’étude du Conseil économique, social et environnemental, il s’agit ainsi de « préparer pour avoir moins à réparer, à prévenir, à soutenir et équiper les individus, ce qui suppose d’investir de façon précoce et continue dans leur éducation/leur formation, leur santé. » (Cese, 2014, p.14) et de « faire remonter l’intervention sociale vers l’amont » (Cese, 2014, p.20) ;
  • celle de nouveaux risques : émergés dans les années 1990 face aux mutations des marchés du travail, ces nouveaux risques posent aux États-providence la question de leur capacité à renouveler la couverture de la population, de façon à mieux répondre aux difficultés accrues de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, à l’inadéquation des revenus des familles monoparentales ou encore aux difficultés d’insertion et de maintien sur le marché du travail en cas de compétence faible ou obsolète.

4Une dimension complémentaire peut être apportée aux trois premières dimensions : celle de l’atténuation de la pauvreté et des inégalités. Elle répond à l’exigence de ne pas considérer les dépenses à caractère d’amortisseur social comme étrangères à la perspective d’investissement social. De telles dépenses sont, en effet, le socle qui permet à une stratégie d’investissement social de se déployer : en permettant de maintenir des revenus stables, elles éviteraient la dégradation des compétences et maintiendraient la capacité à prendre des risques.

Conséquences pour les dépenses de la branche Famille

5L’analyse des différentes dépenses de la Branche permet ainsi d’en esquisser une « hiérarchisation » au regard de leur contenu d’investissement social, en additionnant l’ensemble des scores binaires (0 ou 1) attribués à chacun des critères identifiés. Ce travail montre que les dépenses de la branche qui concourent à l’investissement social sont nombreuses, et bien au-delà des seules dépenses de la petite enfance.

6Les dépenses d’accueil du jeune enfant passent, pour la branche Famille, par des aides directes aux structures d’accueil collectifs (crèche, halte-garderie, structure multi accueil…) et aux parents pour les modes d’accueil individuels (assistante maternelle, garde à domicile…). Ces coûts auraient un double bénéfice en termes d’investissement social : immédiat quant à la participation des parents au marché du travail ; différé quant à la qualité du capital humain. Les parents bénéficiant de modes d’accueil pour leurs enfants ne seraient ainsi pas contraints de cesser leur activité professionnelle, ne dégraderaient donc pas leurs qualifications et pourraient utiliser au mieux leurs compétences sur le marché du travail. Ces mêmes dépenses seraient, par ailleurs, bénéfiques à la constitution du capital humain des jeunes enfants en leur fournissant un environnement d’accueil – externe – stimulant, avec un effet majoré pour les enfants de familles défavorisées. Une telle affirmation est cependant très influencée par les résultats d’études américaines sur des programmes très spécifiques préscolaires, à contenu éducatif intensif et ciblés sur un public très défavorisé. Elle doit être interrogée pour la France où l’accueil collectif est très axé sur le soin, où l’accueil individuel, dont les normes de qualité sont atténuées par rapport à l’accueil collectif, représente 28 % de l’accueil des moins de 3 ans et où l’accès des plus défavorisés aux structures formelles est relativement faible (Van Lancker, 2012).

Tableau n° 1

Classement des composantes de la politique familiale française en fonction du critère d’investissement social

Tableau n° 1
Grandes catégories de dépenses Facteur productif Nouveau risque Prévention Amortisseur social Contenu en investissement social Prime à la naissance 0 Congés parentaux + + Aides financières aux familles + + Allocations logement + + Minima sociaux + + Accueil de la petite enfance + + + +++ Dépenses d’activation + + + +++ Soutien à la parentalité + + + +++ Centres sociaux-travail social + + + +++ Accueil périscolaire + + + +++

Classement des composantes de la politique familiale française en fonction du critère d’investissement social

7Les dépenses relatives aux congés parentaux auraient, pour leur part, un effet relativement problématique sur le marché du travail. En permettant le retrait temporaire des parents au moment de la naissance, ces congés sont censés garantir le retour au travail de la mère ou du père à l’issue de la période d’absence. Des congés trop longs, trop peu flexibles et trop peu rémunérés auraient un effet défavorable, en pérennisant le retrait et avec un impact potentiellement durable sur la rémunération, les conditions d’emploi et l’égalité professionnelle (Boyer et Ceroux, 2012).

8Les dépenses de soutien à la parentalité (médiation familiale, lieux d’accueil enfants-parents, réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents…) auraient un intérêt triple au regard de l’investissement social : elles renforceraient les compétences parentales, fondements pour le bien-être de l’enfant ainsi que pour un certain nombre d’acquisitions essentielles ; elles auraient vocation à apporter des réponses aux nouveaux risques sociaux que sont la difficulté à concilier la pression de l’emploi et les responsabilités parentales, le manque de temps et de soutien des parents par leurs propres parents du fait d’une plus grande séparation des générations d’adultes, les séparations et les conflits familiaux ; elles joueraient un rôle préventif également au regard du décrochage scolaire, du mal-être adolescent ou encore de la délinquance.

9Les dépenses d’intervention des travailleurs sociaux en direction des familles ont pour objectif explicite de prévenir la pauvreté et de lutter contre sa transmission intergénérationnelle dans un contexte où le risque de pauvreté est plus concentré et celui de sa transmission plus fort, où la pauvreté touche de nouveaux publics (jeunes, familles monoparentales, personnes d’âge actif) et où les inégalités primaires sont accentuées (OCDE, 2015). La philosophie d’émancipation et « d’empowerment » – qui est sous-jacente au travail social – rejoint, par ailleurs, l’objectif de mieux équiper les individus face aux risques de la vie. Enfin, certaines des interventions du travail social apparaissent particulièrement porteuses d’investissement social car elles combinent le mode d’intervention et le champ de l’action (champ du soutien à la parentalité ou encore de l’insertion).

10Les dépenses d’accueil périscolaire auraient, de la même façon que celles concernant l’accueil du jeune enfant, un double effet en termes de capital humain : par la participation des parents au marché du travail, en leur offrant un mode d’accueil pour leur enfant sur de larges plages horaires ; par l’accumulation de capital humain (et de compétences non cognitives), à condition que les programmes soient suffisamment structurés (Collombet, 2015). Le contenu en investissement social de ces financements serait, comme pour les dépenses d’accueil du jeune enfant, sensible à leur qualité et à leur équité.

11Le dispositif d’activation – pour la branche Famille, il s’agit de la prime d’activité récemment créée – est une composante évidente du projet d’investissement social, en incitant à la reprise ou au maintien dans l’activité.

12Les autres dépenses (aides financières aux familles, allocations logement, minima sociaux) ont un contenu en investissement social plus discutable : leur rôle est limité à celui d’amortisseur social, permettant le maintien – ou la non-dégradation – des capacités, et évitant les effets néfastes de la pauvreté sur le développement des enfants, mais sans répondre directement aux autres dimensions de l’investissement social.

13Trois « cercles » de dépenses se dégagent, avec une intensité d’investissement social décroissante. Un premier, avec une forte intensité d’investissement social, regroupe les financements d’interventions de la branche Famille autour de l’enfant ou de son éducation (accueil du jeune enfant, accueil périscolaire, soutien à la parentalité), les dépenses de prévention des risques sociaux (dépenses de centres sociaux et travail social) et les dépenses d’activation vers l’emploi attachés aux minima sociaux ; un deuxième cercle, d’intensité faible, rassemble les dépenses en nature d’indemnisation des congés parentaux, de compensation du coût de l’enfant et de minima sociaux ; un dernier cercle, neutre pour l’investissement social, est constitué des dépenses liées à la naissance de l’enfant.

Note

  • [1]
    Au cours de la période récente, de nombreux travaux ont cherché à établir une liste des politiques sociales relevant de l’investissement social : Hemerijck 2013 ; Nikolai, 2012 ; Morel et al., 2012 ; Vandenbroucke et Vleminckx, 2011 ; Dräbing (2013).

Bibliographie

  • Boyer D et Céroux B, 2012, Le congé parental dans les trajectoires professionnelles féminines, L’e-ssentiel, n°119.
  • Conseil économique, social et environnemental (Cese), Palier B. (rapporteur), 2014, La stratégie d’investissement social, Paris, étude du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Rapport au nom de la section des Affaires sociales et de la Santé.
  • En ligneCollombet C., 2015, Préscolaire et périscolaire : quels modèles en Europe ?, Revue des politiques sociales et familiales, n° 120, p. 63-70.
  • Dräbing V., 2013, Welfare transformation and work and family reconciliation : What role for social investment in european welfare States ?, NEUJOBS Policy Brief, n° D5.6.
  • Esping-Andersen G., (avec Palier B.), 2008, Trois leçons sur l’État-providence, Paris, Seuil, collection « La République des Idées ».
  • Hemerijck A., 2013, Changing Welfare States, Oxford, Oxford University Press.
  • Morel N., Palier B. et Palme J. (dir.), 2012, Towards a social investment welfare state ? Ideas, Policies and Challenges, Bristol, Policy Press.
  • Nikolai R., 2012, Towards social investment ? Patterns of public policy in the OECD world, in Morel N., Palier B. et Palme J. Towards a social investment welfare state ? Ideas, Policies and Challenges, Bristol, Policy Press.
  • Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 2015, Tous concernés, pourquoi moins d’inégalités profite à tous, OECD Publishing, Paris. DOI : http://dx.doi.org/10.1787/9789264235519-fr
  • En ligneVandenbroucke F. et Vleminckx K., 2011, Disappointing poverty trends : is the social investment state to blame ?, Journal of European Social Policy, vol. 21, n° 5, p. 450- 471.
  • En ligneVan Lancker W., 2012, Putting the child-centred investment strategy to the test : Evidence for the EU-27, European Journal of Social Security, vol. 5, n° 1, p. 4-27.
Catherine Collombet
Diplômée de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S), Catherine Collombet est sous-directrice au sein de la mission des relations européennes, internationales et de la coopération de la Cnaf. Elle est également chargée de mission à France stratégie. Avec Marine Boisson, elle a publié une note intitulée L’investissement social : quelle stratégie pour la France ? Éléments pour le débat dans le cadre de l’atelier que France stratégie a consacré à ce thème le 26 janvier 2016.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/12/2016
https://doi.org/10.3917/inso.192.0039
Pour citer cet article
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