CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’investissement social est devenu un mot d’ordre réformiste pour de nombreux pays. Mais que recouvre ce concept et quelles sont les principales difficultés pour le mettre en œuvre ? Le Hollandais Frank Vandenbroucke, universitaire, deux fois ministre, expose la nécessité d’arbitrer en faveur de dépenses sociales permettant de préparer l’avenir tout en conservant à la protection son caractère assurantiel, qui permet de mettre l’individu à l’abri des risques sociaux « classiques » comme la maladie ou le chômage. Frank Vandenbroucke livre ici les grandes lignes d’une étude réalisée avec David Rinaldi pour le laboratoire d’idées « Notre Europe, Fondation Jacques Delors » (2015).

1Informations sociales : Quelle est pour vous la définition de l’investissement social ?

2Frank Vandenbroucke : Une définition extrêmement courte peut être donnée pour lancer le débat. C’est celle que Bruno Palier (2014) a retenue dans son rapport pour le Conseil économique, social et environnemental : « l’investissement social invite à préparer l’avenir pour avoir moins à réparer ». Cela suppose de prévenir, de soutenir et d’équiper les individus, en investissant de façon précoce et de façon continue dans l’éducation, la formation et la santé. Le principe de prévention est au cœur de la notion ainsi que l’idée d’équiper les individus et les ménages pour faire face aux événements de la vie, de faciliter les transitions dans les parcours de vie et de renforcer les capacités. Mais l’objectif n’est pas qu’une logique d’investissement dans le capital humain remplace les politiques traditionnelles d’assurance et de redistribution sociale (comme les allocations chômage, les allocations familiales traditionnelles ou les retraites) ! Il s’agit, au contraire, de développer des complémentarités entre les deux. L’investissement social invite donc à repenser les priorités et le poids respectif des politiques sociales, à en renforcer certaines et à développer des services accessibles et de qualité : l’éducation et l’accueil du jeune enfant, la formation tout au long de la vie, la politique en faveur de la jeunesse, les politiques actives du marché du travail, la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle ou la prise en charge des personnes en perte d’autonomie. Le champ d’intervention de cette nouvelle logique est donc très large puisqu’elle balaie l’ensemble des politiques sanitaires et sociales.

3I. S. : La définition de la notion d’investissement social n’est pas univoque parmi les économistes. Comment vous placez-vous dans le débat ?

4F. V. : L’investissement social est une notion large qui a donné lieu à de nombreux débats, chacun mettant l’accent sur l’une ou l’autre de ses composantes. Pour moi, l’essentiel est de rechercher les complémentarités intelligentes entre les logiques traditionnelles d’assurance et les logiques de prévention et d’investissement dans le capital humain. Une assurance chômage, classique et de qualité, est importante par exemple non seulement en tant que « stabilisateur automatique » en temps de crise [1] mais aussi dans la mesure où elle permet aux chômeurs de rechercher un emploi correspondant à leurs qualifications. Elle protège ainsi le capital humain. Évidemment, l’assurance chômage nécessite une politique d’activation efficace, appuyée par des politiques d’éducation et de formation tout au long de la vie. Cet investissement dans le capital humain est d’autant plus efficace qu’il commence tôt. Toutefois, une politique éducative efficace est beaucoup plus difficile à atteindre dans un contexte d’inégalités importantes entre les enfants. Les inégalités sociales entre les familles aggravent les difficultés auxquelles sont confrontés nos systèmes d’éducation. Le risque est que se crée un cercle vicieux, les inégalités de revenus – que l’on peut appeler aussi « inégalités de résultats » – et l’inégalité des chances se renforçant mutuellement.

5Un récent rapport de l’OCDE (2015) souligne bien cette difficulté : « Il est depuis longtemps de bon ton de dire que s’il n’existe aucun consensus social autour du bien-fondé de lutter contre les inégalités de résultats, par exemple en redistribuant le patrimoine, il est sans nul doute possible de convenir qu’il est nécessaire de garantir l’égalité des chances pour tous – c’est-à-dire que chacun ait les mêmes chances dans la vie indépendamment du contexte social de départ. Toutefois, l’importance de toute une série de recherches mettant en évidence le lien entre la situation de la famille et l’éducation montre que la distinction entre chances et résultats n’est pas évidente. Plus les inégalités de revenu chez les parents sont élevées, plus les enfants semblent souffrir de l’inégalité des chances ». Il est donc très difficile « de remédier à l’inégalité des chances sans lutter contre la hausse des inégalités de revenu » (Förster, 2015). La logique, perçue comme traditionnelle, de redistribution des revenus, est donc complémentaire de la logique d’investissement social qui relève plutôt d’une logique d’égalisation des chances et des opportunités. Les États membres de l’UE qui seront les mieux placés à l’avenir sont ceux qui favorisent une redistribution égalitaire des revenus et investissent en même temps dans l’éducation, l’accueil du jeune enfant, la formation…

6Cela explique pourquoi l’investissement social est une perspective cruciale pour l’Union européenne (UE) (Vandenbroucke et Rinaldi, 2015). Les inégalités se sont aggravées ces dernières années, tant au sein des États membres qu’entre eux. L’Europe n’est plus un projet permettant d’atteindre cohérence et cohésion. Or ces inégalités structurelles sont étroitement liées aux inégalités de niveau du capital humain. Si l’Europe veut renouer avec une perspective de convergence entre les États membres et atteindre un niveau plus élevé de prospérité et de cohésion au sein de chacun d’eux, il lui faut investir davantage dans le capital humain et rendre plus efficace cet investissement. C’est une condition clé de son succès en tant que projet social et politique. C’est pourquoi il serait nécessaire que la perspective d’investissement social apparaisse de façon plus explicite dans les politiques budgétaires et économiques de l’Union européenne.

7I. S. En prenant appui sur la distinction entre redistribution traditionnelle des revenus et logique d’investissement social, comment peut-on utiliser cette dernière pour faire des réformes en matière de protection sociale ?

8F. V. : La stratégie d’investissement social apporte, à ceux en charge de réformer les systèmes sociaux, une grille de lecture pour repenser nos priorités, en faveur des jeunes notamment. Elle invite également à repenser la capacité de nos systèmes et services sociaux à faciliter les transitions associées aux parcours de vie. Elle s’intéresse ainsi à la façon dont l’ensemble des acteurs du système éducatif et du marché de l’emploi doivent coopérer pour amener les jeunes à réussir leur transition vers le marché du travail, à l’impact de l’arrivée d’une naissance dans une couple ou encore à la transition entre vie professionnelle et retraite, qui doit être le plus flexible possible.

9Pour autant, il n’existe pas une recette uniforme en matière d’investissement social. Les pays européens sont dans des situations assez diverses et il faut partir des points forts et des points faibles de chacun. Pour ce qui concerne la France, la tradition de la médecine scolaire, celle de médecine du travail ou la prévention professionnelle sont autant d’outils favorables à l’investissement social. En revanche, le système éducatif français est, comme en Belgique, très inégalitaire. L’origine sociale des enfants détermine fortement leurs résultats scolaires.

10I. S. : En France, la tradition de scolarisation précoce avec l’école maternelle, voire la scolarisation des enfants à 2 ans, n’est-elle pas également un atout au regard de la stratégie d’investissement social ?

11F. V. : La France se caractérise par un accueil du jeune enfant assez développé, avec des progrès importants réalisés ces dix dernières années. Toutefois, un débat existe, qui se pose dans les termes suivants : faut-il privilégier l’accueil collectif du jeune enfant et mettre l’accent sur sa qualité à travers notamment la formation des personnels, ou bien doit-on renforcer le rôle de la scolarisation préélémentaire ? Pour moi, l’accueil collectif est à privilégier et sa qualité à renforcer. Une préparation généralisée des enfants avant le primaire est cruciale. Elle doit être précoce et avoir un caractère universel.

12I. S. : Qu’est-ce qui s’oppose aujourd’hui à la généralisation de la perspective d’investissement social ?

13F. V. : Un frein important est l’interprétation simpliste de l’investissement social qui le réduit à une logique antinomique de l’assurance. Ce faux débat est à liquider. Par ailleurs, l’investissement social n’est pas une option bon marché à court terme, même s’il peut être rentable à long terme. Ce problème du financement se pose notamment dans les États de l’UE qui ont déjà des dépenses sociales élevées ou qui connaissent des difficultés budgétaires. La nécessité de diversifier les ressources de la protection sociale se pose. Il faut, par exemple, dépasser un financement par les cotisations qui pèse sur le coût du travail.

14En outre, au niveau européen, l’investissement social a été freiné par une surveillance budgétaire simpliste, fondée sur des règles du jeu trop uniformes, mal adaptées aux réalités très hétérogènes des pays membres et par un manque de clairvoyance dans les arbitrages budgétaires. Par exemple, sous l’effet des politiques d’austérité, des économies dans les budgets de l’éducation ont été opérées dans plusieurs pays, en contradiction flagrante avec une stratégie d’investissement social. Il faut essayer d’établir un lien plus concret entre la priorité pour l’investissement social et les règles du jeu budgétaire.

15I. S. : Dans un contexte budgétaire tendu, mettre en place l’investissement social nécessite de faire des arbitrages entre les dépenses qui le favorisent et celles qui ont peu d’effets à cet égard. Mais peut-on vraiment hiérarchiser les dépenses en matière sociale ?

16F. V. : Du fait de la nécessaire complémentarité entre les différents types de dépenses, il est difficile de classifier de façon rigoureuse et stricte les dépenses entre celles qui relèvent de l’investissement et celles qui relèvent de la consommation. Néanmoins, le poids relatif de certaines catégories de dépenses peut être un indicateur important pour repenser les priorités. Par exemple, la Grèce se caractérise par des dépenses très élevées de retraites et des dépenses très faibles de protection et d’investissement en direction des ménages avec enfants : cela témoigne d’un problème de priorité.

17I. S. : Un des risques actuels pour l’investissement social n’est-il pas la concurrence entre les générations pour ce qui concerne la répartition des ressources de la protection sociale ?

18F. V. : J’ai présidé la commission belge de réforme des systèmes de retraites. À ce titre, j’ai plaidé pour une réforme en profondeur car, si les dépenses de retraite atteignent un poids trop important dans le système de protection sociale, cela risque de nuire à notre capacité d’investir dans la jeunesse. Ce n’est pas le cas actuellement en Belgique mais cela pourrait l’être si des réformes en profondeur ne sont pas menées. En même temps, un système de retraites adéquat est essentiel aussi pour les jeunes, non seulement comme perspective pour leur propre avenir mais aussi parce que le système de retraites protège leurs parents de la vulnérabilité économique. Les jeunes n’ont ainsi pas besoin de subvenir financièrement aux besoins de leurs parents retirés du marché du travail. Un système de retraites adapté est donc un atout pour réconcilier les intérêts des différentes générations. L’équité doit être définie sur la base d’un équilibre intergénérationnel mais sans que le débat prenne la forme d’une guerre entre les générations.

Note

  • [1]
    En macroéconomie, les « stabilisateurs automatiques » désignent les mécanismes de régulation passifs et anticycliques, comme les impôts ou les prestations financières distribuées dans le cadre de la protection sociale. En cas de crise économique par exemple, les indemnités versées aux chômeurs évitent que leurs revenus, et donc la demande globale, ne s’effondrent. Les stabilisateurs automatiques contribuent à atténuer les effets des récessions.

Bibliographie

  • Förster M., Organisation de la coopération et du développement écomonique (OCDE), 2015, In It Together : Why Less Inequality Benefits All, Paris, OECD Publishing.
  • Conseil économique, social et environnemental, Palier B., 2014, La stratégie d’investissement social, Paris, étude du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Rapport au nom de la section des Affaires sociales et de la Santé.
  • Vandenbroucke V. et Rinaldi R., 2015, « Inégalités sociales en Europe, le défi de la convergence et de la cohésion », Policy Paper, Notre Europe, Institut Jacques Delors, n° 147, décembre.
Entretien avec 
Frank Vandenbroucke
Professeur à l’Université d’Amsterdam, il a été l’un des premiers promoteurs de la notion d’investissement social et d’État social actif en Europe. Membre du parti socialiste flamand, il a été ministre des Affaires sociales de Belgique entre 1999 et 2004 puis ministre de l’Emploi, de l’Enseignement et de la Formation du gouvernement de Flandres entre 2004 et 2009.
Entretien réalisé par 
Catherine Collombet
Diplômée de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S), Catherine Collombet est sous-directrice au sein de la mission des relations européennes, internationales et de la coopération de la Cnaf. Elle est également chargée de mission à France stratégie. Avec Marine Boisson, elle a publié une note intitulée L’investissement social : quelle stratégie pour la France ? Éléments pour le débat dans le cadre de l’atelier que France stratégie a consacré à ce thème le 26 janvier 2016.
 et 
Jérôme Minonzio
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/12/2016
https://doi.org/10.3917/inso.192.0022
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