1L’investissement social repose sur l’idée de prévention. D’une certaine manière, il étend à la protection sociale l’adage « Il vaut mieux prévenir que guérir ». Un examen des recueils de poésie et des dictionnaires de citations confirme que de nombreux aphorismes lui sont consacrés. Si la prévention est d’abord érigée en vertu pratique à une échelle individuelle, elle semble utilisée plus rarement dans une dimension collective.
2Matrice de la littérature morale occidentale, Les Fables d’Ésope ne l’illustrent qu’une seule fois dans « Le sanglier et le renard », mais dans la perspective belliqueuse du « Si vis pacem, para bellum », topos romain qui s’adapte mal au contexte de la cohésion sociale. Avant cela, Pythagore s’était déjà aperçu qu’il « faut toujours prévenir le repentir de l’inexpérience » (Les lois, VIe siècle avant Jésus-Christ). Ce que Maria Edgeworth, romancière et moraliste anglo-irlandaise traduisit par la recommandation « Il vaut mieux prévenir que corriger », dans son Éducation pratique (1801), ouvrage dédié à l’éducation de l’enfance et à la moralisation du peuple.
3C’est d’abord dans les relations humaines que le principe de prévention doit être de mise, où « il est plus aisé de prévenir la médisance que d’y remédier » comme le remarque l’essayiste jésuite Baltasar Gracian dans L’Homme de cour (1646). La prudence sociale amène Henri-Frédéric Amiel à recommander : « Sois poli, sois même prévenant et ne te fais pas d’ennemis inutilement » (Journal intime, le 16 novembre 1848). La tempérance de soi permet de se prémunir de la vilenie des autres. Comme le fait remarquer Albert Camus, « il faut à tout instant prévenir en soi la méchanceté et la calomnie » (Carnets I, mai 1935 – février 1942).
4Comment passer d’un principe individuel de la prévention à un principe pouvant guider l’action collective des hommes vers une certaine sagesse vis-à-vis de l’avenir ? Depuis Lao-Tseu, la littérature morale apporte une réponse sur le plan de l’autorité : « Prévenez le mal avant qu’il n’existe ; calmez le désordre avant qu’il n’éclate. » (Tao-tö-king – VIe siècle avant Jésus-Christ). Il n’est donc pas étonnant qu’un juriste comme Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794), défenseur de Louis XVI lors de son procès, déclare dans ses mémoires : « mieux vaut prévenir que d’être obligé de punir ». Ce principe sera généralisé par les régimes autoritaires à la suite de Napoléon Bonaparte, qui écrivit dans ses Maximes et pensées : « la sévérité prévient plus de fautes qu’elle n’en réprime. »
5Dès lors, le principe de prévention peut-il s’étendre au-delà du maintien de l’ordre social ? La littérature ne répond pas vraiment à cet enjeu contemporain. Pourtant, le cardinal de Richelieu avait noté, avant Molière, qu’« un médecin qui peut prévenir les maladies est plus estimé que celui qui travaille à les guérir. » (Maximes d’État, 1623).
6Le problème vient peut-être du fait que, au-delà du principe de prudence, la prévention nécessite d’acquérir une connaissance suffisante pour éviter les erreurs et, surtout, avoir conscience de sa propre ignorance. Or, c’est là la plus grande limite humaine. « Quand on est cintré comme toi, on porte un écriteau, on prévient. » : cette recommandation que Michel Audiard fait lancer à l’acteur Lino Ventura dans le film Un taxi pour Tobrouk (1960), réalisé par Denys de La Patellière, est signifiante par l’impossibilité de sa mise en œuvre. Les économistes appellent cela l’« asymétrie d’information » entre acteurs. Avec la rationalité, il s’agit d’une limite essentielle pour réaliser l’investissement social.