1La destruction malveillante des supports de l’écrit est un phénomène aussi ancien que l’écriture. Lucien-Xavier Polastron s’est attaché à en écrire l’histoire [*] : elle commencerait en Mésopotamie, vers 2 500 ans avant l’ère chrétienne, par le bris volontaire de tablettes aux inscriptions cunéiformes, et se poursuit jusqu’à nos jours à travers le vandalisme dont sont victimes bien des médiathèques.
2Qu’elle soit le résultat d’une intention délibérée, fondée sur l’intolérance ou la simple bêtise comme dans le cas des « autodafés » pratiqués dans tant de pays à tant d’époques différentes, y compris la nôtre, ou bien l’effet collatéral d’un conflit armé, la destruction de livres revêt souvent, dit L.-X. Polastron, le visage du « génicide », néologisme créé par lui pour désigner la destruction du génie propre d’un peuple afin de mieux le conquérir en effaçant sa mémoire.
3Poursuivant une réflexion sociologique sur la dimension culturelle des pratiques sociales et des rapports entre groupes dans les banlieues, Denis Merklen s’est pour sa part intéressé à 70 cas de violence ayant pris pour cible des bibliothèques dans les plus grandes villes françaises et dans leur périphérie, entre 1996 et 2013 [**]. Souvent passés sous silence, ces caillassages et incendies semblent devoir être expliqués non pas en termes de conduites irrationnelles ou nihilistes mais de réponses à une logique liée au statut que les bibliothèques revêtent dans l’esprit de leurs agresseurs.
4Au terme d’une étude de terrain qu’il a conduite pendant cinq ans, auprès des gestionnaires, des animateurs et des usagers des bibliothèques ainsi que de ceux qui en assument la responsabilité politique dans le cadre de l’action municipale, le sociologue propose une explication de ces actes d’hostilité. Ses conclusions infirment l’hypothèse d’une atteinte à des institutions parce qu’elles seraient porteuses de la mémoire d’une civilisation, de ses valeurs culturelles et, en ce qui concerne la France, d’espaces d’ouverture au sein desquels s’expriment la laïcité et la parité hommes-femmes. Plus classiquement, pourrait-on dire, il y voit, en raison du rôle que ces établissements jouent dans les politiques d’animation locale, un acte de nature foncièrement ambivalente qui s’inscrit dans le cadre à la fois des conflits entre l’État et les classes populaires et des clivages qui divisent ces mêmes classes populaires.