CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les quartiers cumulant les difficultés économiques et sociales, le sport est massivement convoqué au titre de ses valeurs pour son potentiel socio-éducatif. C’est sûrement trop lui demander. L’analyse montre la richesse et les limites des « réponses » sportives et insiste sur l’importance du contexte local et sur la complexité du jeu partenarial.

2Si la construction des grands ensembles urbains a d’abord permis une nette amélioration des conditions de vie de millions de personnes habitant des logements insalubres et des bidonvilles ceinturant les grandes villes, ces cités sont assez rapidement devenues synonyme de « mal vivre ». Pour des raisons économiques (chocs pétroliers des années 1970, désindustrialisation brutale de certaines régions, montée du chômage, etc.) et politiques (attribution des logements sociaux regroupant les publics fragilisés sur certains territoires, etc.) mais aussi pour des raisons liées aux stratégies des bailleurs, par exemple en ce qui concerne l’entretien et la rénovation du patrimoine immobilier, les conditions de vie se sont rapidement dégradées dans les grands ensembles, qui sont devenus des territoires stigmatisés, voire répulsifs. Cette dégradation durable et quasi générale a été ponctuée par des épisodes de violence qualifiés « d’émeutes urbaines » : celles de 1981, 1990 et 2005 ont marqué les dernières décennies, remettant régulièrement sur le devant de la scène médiatique, et donc politique, les difficultés de ces territoires et de leurs habitants.

3Dès les années 1980, pendant lesquelles se préfigure la politique de la Ville, « le sport » – pratiques et organisations sportives – a été mobilisé pour tenter d’apaiser ces turbulences (Jourdan et Charrier, 2014), en prenant appui sur ses « valeurs » (respect des règles, esprit d’équipe, sens de l’effort, etc.), sur le maillage du territoire par les associations sportives et sur l’attractivité du sport auprès des jeunes.

4En dépit des difficultés méthodologiques inhérentes à toute évaluation, nous avons pu identifier des effets réels du recours au sport en termes de remobilisation personnelle, de création de lien social, d’acquisition d’une capacité économique et d’apaisement du climat social. Pour autant, certaines illusions sont rapidement retombées (Charrier, 1997). D’abord, les taux d’équipement et de pratique sportive dans les cités restent très éloignés des moyennes nationales (Lebailly. 2009). Surtout, il est apparu que le sport n’était pas le remède miracle attendu, compte tenu de la complexité des difficultés sociales, et qu’il n’était pas éducatif par essence – du coup, les conditions de mise en œuvre des projets éducatifs se sont révélées décisives.

5Fondée sur une analyse comparative des projets et de leurs territoires (Charrier et Jourdan, 2005), cette contribution propose quelques points de repère : 1) elle organise le champ de « l’éducation par le sport », 2) analyse la diversité des acteurs éducatifs et de leurs cultures professionnelles et 3) identifie les conditions de mise en œuvre des initiatives en affirmant, au-delà de l’illusion des « bonnes pratiques », la primauté des contextes locaux.

Les débats sémantiques autour de « l’éducation par le sport »

6En reconstruisant la diversité des qualitatifs utilisés, l’analyse historique (Charrier et al., 2012), montre d’abord la difficulté récurrente des acteurs, notamment politiques et médiatiques, à nommer ces territoires [1] et leurs habitants : les quartiers sont dits « en difficulté », « d’exil » ou « sensibles », et les jeunes sont « des quartiers » ou « issus de l’immigration » ; dans le jargon des institutions européennes, ils font partie des « Jamo » (jeunes ayant moins d’opportunités). Ces hésitations et autres euphémismes attestent de l’incapacité de la société à se saisir véritablement de la situation.

7Le débat sémantique concerne aussi la façon de nommer les dispositifs et les milliers d’actions qui se sont développées sur ces territoires – dont la première caractéristique est la pauvreté – depuis le début des années 1980. Si, dans la pratique, les porteurs de projets autolabellisent leurs actions (du « sport pour tous » à la « discrimination positive »), le débat porte principalement sur les termes insertion/intégration. Le premier privilégie la pauvreté des populations comme facteur principal des difficultés, le second insiste sur les difficultés rencontrées par les populations issues de l’immigration. Pour prendre en compte la diversité des objectifs, nous proposons de parler de « projets éducatifs à des fins de prévention, d’animation et d’insertion ».

8Il est possible d’identifier cinq catégories d’objectifs [2] qui sont ou peuvent être au cœur des stratégies éducatives utilisant le sport comme levier principal (voir graphique). Selon les contextes locaux, ces projets ont pris des formes différentes, entre projets d’animation « grand public » et projets très spécifiques visant un petit groupe de jeunes caractérisés par des problématiques bien identifiées, en passant par des projets de solidarité internationale à « usage local » développés dans le cadre de la coopération décentralisée.

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Les acteurs de l’éducation par le sport

9Les milliers d’actions locales, impulsées parfois par des dispositifs nationaux comme « Ville-Vie-Vacances », se caractérisent par une grande diversité d’objectifs, de publics cibles, de pratiques supports, de durée, de budgets et de configurations partenariales.

10Depuis le début des années 1980, elles ont été portées sur le terrain par des professionnels de l’éducation par le sport qui, souvent, ne se (re)connaissent pas. Cela produit un « choc des cultures » (Charrier et Jourdan, 1999) entre deux postures : d’une part, celle des tenants d’un sport « coubertinien » qui serait éducatif par nature (la référence aux « valeurs essentielles du sport », à peine relativisées par les « dérives du sport »), d’autre part celle des partisans d’un « sport-outil » qui valorisent les potentialités éducatives du sport en les faisant dépendre des conditions à mettre en œuvre.

11Au-delà des intitulés de leurs métiers, les enseignants de l’éducation physique et sportive de l’Éducation nationale (professeurs d’EPS et professeurs des écoles), les entraîneurs et éducateurs sportifs (qui peuvent s’appeler « professeur » de judo ou « maître » d’armes, etc.), les animateurs généralistes ou sportifs, les éducateurs spécialisés (de la prévention spécialisée ou de la Protection judiciaire de la jeunesse) sont tous également éducateurs. Mais ils exercent des métiers différents et sont issus de formations plus ou moins longues et de cultures professionnelles qui se méconnaissent et sont souvent incompréhensibles en dehors de leur cercle. De fait, le rapport à la performance, à la compétition et au jeu, les modalités d’intervention pédagogique, les contenus d’enseignement ou d’animation proposés, les modalités d’évaluation, etc., sont bien différents puisque les objectifs, le cadre d’intervention et les niveaux de professionnalité de ces divers métiers ne sont pas les mêmes. Ainsi, dans le cadre de l’EPS gratuite et obligatoire, garçons et filles vont pratiquer ensemble (généralement) un ensemble de disciplines articulées avec les objectifs scolaires généraux et centrées sur le développement personnel (motricité, culture, connaissance de soi, santé, etc.) tandis que dans le cadre d’un club, où l’inscription est volontaire, la pratique, organisée par des catégories d’âge, de sexe voire de poids, vise d’abord les apprentissages techniques permettant d’avancer dans la hiérarchie sportive et que, dans les structures de jeunesse et d’éducation populaire, il s’agit plutôt de proposer des loisirs éducatifs visant l’occupation des jeunes, leur épanouissement personnel et la construction de compétences sociales et citoyennes.

12Cette diversification de l’offre sportive éducative peut se traduire par une concurrence objective qui s’organise à travers, d’une part, la répartition des équipements et des subventions et, d’autre part, la capacité de répondre aux appels à projet auxquels sont de plus en plus contraints les acteurs de l’éducatif et du sport.

13Dès lors, la question du partenariat éducatif est déterminante. C’est souvent un « sport de combat », marqué par l’opposition État/collectivité locale au niveau du pilotage des projets éducatifs, par la confusion entre les prérogatives des temps d’enseignement extra ou périscolaire, par les cloisonnements culturels (la danse, le cirque ou les match d’improvisation théâtrale relèvent-ils des projets sportifs, artistiques ou « socioculturels » ?). Depuis les Contrats éducatifs locaux, dont le dernier bilan national remonte à 2003, aux actuels Projets éducatifs du territoire en passant par les Projets éducatifs locaux, force est de constater qu’il est bien difficile de faire travailler ensemble tous les acteurs concernés, et en particulier ceux de l’éducation par le sport.

La prégnance des contextes locaux

14En reconstruisant les processus, en interrogeant les ressemblances et les différences, l’analyse comparée démontre la singularité de projets qui se nourrissent de l’histoire du territoire, des caractéristiques sociodémographiques de la population, des politiques publiques déployées et de la configuration des jeux d’acteurs.

15Elle questionne aussi l’utilité de la formalisation des projets. D’un côté, l’injonction de se soumettre à la logique de projet s’inscrit dans une dérive technocratique qui, en contraignant les projets pour qu’ils répondent aux attentes des financeurs, « fabrique des imposteurs » (Gori, 2014). Mais la démarche de projet permet aussi le partage du diagnostic d’une situation locale, la construction collective des priorités, la définition des modalités d’intervention et l’optimisation des moyens mis en œuvre. Elle éclaire le choix des procédures d’évaluation, bien souvent « coincées » entre des procédures formelles répondant à des exigences de gestion ou de communication et des manières de faire plus artisanales et plus qualitatives des acteurs de terrain. La formalisation facilite l’expression et le partage des doutes ainsi que la problématisation des pratiques professionnelles. Elle facilite les synergies partenariales et crée notamment les conditions d’une meilleure articulation entre les politiques publiques et les stratégies des organisations sportives (Gasparini et Vieille Marchiset, 2008).

16L’analyse comparée identifie les « bonnes questions » qui se posent partout, mais en des termes différents. Par exemple, dans le cadre global des réflexions sur la démocratie locale, la question de la coconstruction se retrouve dans la plupart des projets : comment mieux associer les jeunes aux projets qui les concernent ? Faut-il continuer à privilégier les publics jeunes et masculins alors que les filles et les personnes âgées sont également concernées par des formes d’exclusion ? Comment les institutions peuvent-elles accompagner les clubs et les « missionnaires », ces intervenants de terrain souvent placés, sinon abandonnés, en première ligne et qui résistent tant bien que mal à l’usure ?

17La primauté des contextes locaux doit inciter les acteurs à construire leurs réponses, dans leur situation. Il s’agit ainsi d’envisager le recrutement, la gestion et la formation des intervenants de terrain ; le financement plus ou moins durable des projets ; les modalités d’implication des jeunes et des partenaires ; le choix des pratiques sportives utilisées en fonction de la culture sportive locale ou, encore, la capacité des acteurs à travailler en transversalité entre des secteurs aussi différents que le sport, la culture, la jeunesse, l’éducation populaire et le travail social. Cela s’oppose à l’idée selon laquelle il faudrait reproduire, cloner, dupliquer, etc., des « bonnes pratiques » qui auraient été identifiées dans des actions expérimentales.

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19Face aux urgences sociales, les « réponses sportives » ont montré rapidement leur intérêt et leurs limites. Certains projets ont pu améliorer des situations individuelles et des situations locales. Ils ont aussi contribué à l’évolution du système sportif en valorisant l’utilisation du sport comme outil d’intervention socio-éducative et en incitant, voire en obligeant, les organisations du sport à prendre en compte cette dimension. La multiplication et la diversité des projets locaux confirment que les territoires urbains en difficulté constituent aussi des lieux de résistance, d’innovation (Coignet, 2013) et pas seulement de renoncement. Il s’y invente des pratiques, des modalités de pratiques, des formes de sociabilité, etc., dont certaines peuvent se diffuser à l’ensemble de la société.

20Pour autant, ces efforts n’ont pas permis de renverser la tendance générale. Mais qui pouvait réellement croire que les réponses sportives seraient en mesure, à elles seules, de résoudre durablement des problématiques liées aux conditions de vie, de logement, d’éducation, de formation, d’emploi et de santé, c’est-à-dire à des choix politiques, économiques et urbanistiques ? La persistance, voire la dégradation de la situation sociale, jusque dans les territoires ruraux, incite à faire évoluer les réponses envisagées dans le cadre de la politique de la Ville mais aussi à mobiliser davantage de moyens humains et financiers.

Notes

  • [1]
    Dans le cadre de la politique de la Ville ou de ses préfigurations, on a ainsi parlé de « zones grises », de « zones urbaines sensibles », de « quartiers prioritaires », etc.
  • [2]
    Cette catégorisation a été construite dans le cadre de la recherche-action sur la formalisation des projets éducatifs des clubs sportifs, que nous avons coordonnée en 2011/2012 pour le compte du conseil général de Seine-Saint-Denis.
Français

Il est admis que « l’insertion par le sport » apparaît en France au début des années 1980, à l’époque où se préfigure la politique de la Ville. Les « émeutes urbaines » ramènent régulièrement cette problématique au-devant de la scène médiatique et « le sport » est à chaque fois convoqué pour ses « valeurs » et son potentiel socio-éducatif. Indépendamment de ces moments de crise sur des territoires stigmatisés, les activités sportives et artistiques sont utilisées de façon massive et permanente dans un très grand nombre de projets éducatifs portés par des acteurs publics et privés. L’article, fondé sur une analyse comparative engagée au début des années 1990, identifie les différents objectifs de « l’éducation par le sport », analyse la diversité des acteurs éducatifs et de leurs cultures professionnelles et identifie les conditions de mise en œuvre en affirmant, au-delà de l’illusion des « bonnes pratiques », la primauté des contextes locaux.

Bibliographie

  • Charrier D. (dir.), 1997, APS et insertion des jeunes : enjeux éducatifs et pratiques institutionnelles. Synthèse nationale de la recherche-action interministérielle, La Documentation française.
  • Charrier D. et Jourdan J., 1999, « Insertion par le sport : le choc des cultures », Revue européenne de management du sport, Presses universitaires du sport, n° 2, octobre ; 2005, « Pratiques sportives et jeunes en difficulté : 20 ans d’innovations et d’illusions… et des acquis à capitaliser », in Falcoz M. et Koebel M., Intégration par le sport : représentations et réalités, Paris, L’Harmattan.
  • En ligneCharrier D., Djaballah M., Cometti A., Parmantier C. et Jourdan J., 2012, « Prévention, animation et insertion par le sport en zones urbaines sensibles : la reconstruction du processus historique des analyses », Movement & Sport Sciences - Science et Motricité, n° 78.
  • Coignet B., 2013, Sport et innovation sociale. Des associations sportives en mouvement dans les quartiers populaires, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales ».
  • En ligneGasparini W. et Vieille Marchiset G., 2008, Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France (Puf).
  • Gori R., 2014, La Fabrique des imposteurs, Paris, éd. Les Liens qui libèrent.
  • Jourdan J. et Charrier D., 2014, « Le sport dans les territoires en difficulté : points de repères historiques et éléments de prospective », in Lapeyronie B. et Charrier D., Les politiques sportives territoriales. Savoirs et questionnements, Éditions Kréaten.
  • Lebailly D., 2009, « Les équipements sportifs en zones urbaines sensibles », rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles.
Dominique Charrier
Économiste, il est maître de conférences habilité à diriger des recherches, responsable du master 2 « Politiques publiques et stratégies des organisations sportives » de l’UFR Sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) de l’université Paris Sud et également membre de l’équipe Sports, politique et transformations sociales (Spots), laboratoire Complexité, innovation et activités motrices et sportives (Ciams) (EA 4532).
Jean Jourdan
Sociologue
Enseignant et responsable des formations Å·Animation et politique de la Ville » au sein de l’UFR Sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) de l’université Paris Sud, il est aussi chercheur associé à l’équipe Sports, politique et transformations sociales (Spots), laboratoire Complexité, innovation et activités motrices et sportives (Ciams) (EA 4532).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2015
https://doi.org/10.3917/inso.187.0058
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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