1Réalisée en 2008 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), une vaste « expertise collective », reprenant les résultats de plusieurs milliers d’articles scientifiques publiés à l’échelle mondiale, a largement confirmé ce que l’on savait déjà : que l’on soit jeune ou vieux, femme ou homme, en forme ou malade, valide ou handicapé, la pratique d’une activité physique ou sportive de loisir est « bonne pour la santé » (Inserm, 2008). Elle devrait donc, pour cette raison, être fortement encouragée, valorisée et généralisée à toutes et tous. Sur la foi des preuves scientifiques accumulées, les activités physiques et sportives seraient en effet en mesure de favoriser le maintien en bonne santé de la population et ainsi de contribuer, à terme, à la forte réduction espérée des dépenses médicales pour l’ensemble de la communauté nationale.
La promotion des associations sportives fédérales comme acteurs de santé publique
2Sur la base de ces préconisations, le ministère des Sports s’est engagé, en 2013, dans l’organisation d’un plan national décliné en régions, « Sport-santé-bien-être », avec l’objectif revendiqué « d’accroître le recours aux activités physiques et sportives (APS) comme thérapeutique non médicamenteuse et de développer la recommandation des APS par les médecins et les autres professionnels de santé, dans un but de préservation du capital santé de chacune et de chacun » [1]. Pour tenter de mener à bien un tel programme reposant sur la certitude que « la contribution des activités physiques et sportives (APS) à l’amélioration de la santé des populations n’est plus à démontrer » [2], et faute de moyens propres suffisants, le ministère des Sports s’est attaché dès le lancement de l’opération à inciter les fédérations sportives et leurs réseaux d’associations locales à en devenir des acteurs majeurs, notamment par l’attribution de subventions supplémentaires dédiées [3]. Il était ainsi question de mobiliser « les professionnels et les bénévoles du sport pour convaincre le plus large public de la nécessité de pratiquer une activité physique ou sportive régulière » [4]. Cet article se propose d’interroger cette affirmation qui ne serait « plus à démontrer ».
« Le sport bon pour la santé ! » : une conviction sans certitudes
3Bien qu’ils se soient accordés pour inciter à la pratique d’une activité physique ou sportive au nom de la santé publique, les auteurs de l’expertise collective de 2008 n’en ont pas moins exprimé les limites de leurs propres savoirs en signalant, à l’issue de leur travail de synthèse, l’urgence et la nécessité de « promouvoir des études en économie de la santé et en sociologie » afin de combler les lacunes en matière de connaissance des « coûts/ bénéfices » relatifs à la promotion de la pratique des activités physiques (Inserm, 2008, p. 746). À ce jour, nul ne sait quelles économies la pratique des activités physiques et sportives permet de réaliser en termes de dépenses de santé. Dans un même ordre d’idée, nul ne sait davantage, faute de solides enquêtes et preuves empiriques disponibles, si c’est bien la pratique régulière d’une activité physique qui conditionne une bonne santé individuelle ou, plutôt, les conditions sociales, économiques, culturelles, professionnelles et environnementales relativement privilégiées de ceux qui ont objectivement le plus de chances de se livrer à ce type d’activité. En effet, les pratiquants les plus réguliers, à tous les âges de la vie, sont tendanciellement des cadres intermédiaires et supérieurs, diplômés, plutôt urbains, peu exposés au travail corporel et aux risques professionnels divers et davantage familiers que d’autres d’une bonne alimentation, d’une bonne hygiène de vie et de la fréquentation régulière et préventive des professionnels de santé. Ils sont également, pour ces mêmes raisons indépendantes des effets éventuels de la pratique d’une activité physique, ceux qui disposent de la plus grande espérance de vie et du meilleur état de santé général (Blanpain, 2011, p. 2). Il manque aujourd’hui de vastes enquêtes méthodiques qui se donneraient pour objectif de distinguer différents groupes sociaux selon leur espérance de vie tout en cherchant à observer finement l’état de santé différencié de ceux qui les composent en fonction de leur pratique ou non d’une activité physique de loisir, et surtout de la fréquence et de l’intensité de celle-ci.
4Si l’expertise de l’Inserm présente assurément des indices concordants pouvant autoriser à militer en faveur de la promotion d’une pratique modérée des activités physiques, il n’en reste pas moins que l’on se situe très loin d’une vérité sociologique établie lorsque l’on en déduit sans précaution que les activités physiques sont par nature bonnes pour la santé ou pire, par une surprenante extension mécanique, que « le sport c’est bon pour la santé ».
Des blessés par millions
5Il n’existe donc pas de certitudes définitives concernant l’influence de l’activité physique sur la santé des Français et encore moins les économies qu’elle est susceptible de faire réaliser aux organismes de Sécurité sociale. En revanche, ce que l’on sait désormais, données bien établies à l’appui, c’est que le sport pratiqué intensivement peut au contraire nuire à la santé et aux comptes sociaux.
6Le Bulletin épidémiologique hebdomadaire du 2 septembre 2008 (Ricard et al., 2008) a ainsi apporté une voix discordante dans le concert de louanges. L’enquête de l’Institut national de veille sanitaire (INVS) dont il rend compte évalue ainsi à 910 000 le nombre annuel d’accidentés du sport hospitalisés en France alors même que, pour fournir une base de comparaison, les accidents de la route, en 2008, ont généré « seulement » 34 965 blessés hospitalisés sur un total de 93 788 blessés comptabilisés (Onisr, 2009, p. 9). À l’échelle de la population nationale, l’INVS en vient ainsi à fixer un taux d’incidence annuel de l’ordre de 15,1 accidents de sport nécessitant un recours aux urgences pour 1 000 personnes (et de 37 pour 1 000 pour la tranche d’âge 15-24 ans). Il montre aussi que les activités qui affichent le plus de blessés sont tendanciellement les disciplines compétitives organisées par les fédérations sportives, les « sports d’équipe » représentant à eux seuls 43 % du total des accidents de sport recensés [5]. Si l’on ajoute que ces derniers ont constitué 19 % des « accidents de la vie courante » et que chacun d’eux a donné lieu, en moyenne, à 3,5 jours d’hospitalisation, il devient manifeste que l’adage selon lequel « le sport c’est la santé » relève plus du mythe performatif ou de la mythologie politique réalisée que de la réalité. Pour prendre la mesure économique de la réalité des accidents de sport, sur la base d’un prix moyen de journée d’hospitalisation calculé pour les spécialités « médecine » et « chirurgie », soit 1 274 euros par jour en 2008-2009, la note pour 910 000 séjours hospitaliers de 3,5 jours s’élève à 4,058 milliards d’euros [6]. Et cela, sans compter les soins de suite, les séances de kinésithérapie ou encore les coûts engendrés par les arrêts de travail induits.
7Limités à un système d’observation circonscrit à un échantillon représentatif des services d’urgence, les chiffres produits par l’INVS pèchent manifestement par défaut en ne retenant de fait que les accidents de sport les plus graves advenus au cours d’une seule année. Au milieu des années 1990, Marie Choquet, dans une vaste enquête sur les jeunes de 12 à 24 ans montrait ainsi que 48 % des garçons pratiquant en club plus de quatre heures par semaine avaient connu un accident de sport dans les douze mois précédents, ce taux étant de 36 % pour ceux s’exerçant moins de quatre heures par semaine et de 22 % pour les pratiquants non adhérents à une association sportive (Choquet et al., 1998) [7]. Diligentée en 2010 par le ministère chargé des Sports, une autre enquête, bien qu’elle ait contribué à minorer fortement la densité des accidents de Sport en limitant sa population d’étude aux seuls résidents en France âgés de 14 à 75 ans [8], n’en a pas moins estimé, par projection, à 4,4 millions la population annuelle des accidentés de sports, à 3,2 millions les blessés ayant consulté un médecin et à 800 000 le nombre des personnes hospitalisées (ministère des Sports, 2012) [9].
L’invisibilité sociale des accidents de sport
8Bien mises en évidence par quelques organismes d’études statistiques et de recherche publics, la forte densité des accidents de sport et les conséquences économiques qu’elle ne doit pas manquer d’avoir sur les comptes sociaux de la nation ne relèvent donc pas du domaine du secret ou de l’officieux. Pour autant, la connaissance que l’on en a aujourd’hui reste paradoxalement une connaissance ignorée ou, plus justement, fortement refoulée par les divers agents qui assurent le contrôle, le développement et la promotion de la pratique sportive (dont les élus locaux qui votent les subventions en faveur des clubs et de la construction d’équipements). Les accidents de sport font donc ainsi partie de cette classe singulière de phénomènes sociaux sur lesquels on préfère collectivement « fermer les yeux » plutôt que de les « ouvrir » (Boltanski, 2004, p. 39-42). C’est d’ailleurs en raison de cette invisibilité publique qu’a pu être rendue socialement possible, et même explicitement souhaitée, la participation active du « mouvement sportif » fédéral au plan national « Sport-santé-bien-être ».
Notes
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[1]
Instruction DS/DSB2/SG/DGS/DS/DGCS/2012/434 du 24 décembre 2012 relative à la mise en œuvre opérationnelle des mesures visant à promouvoir et développer la pratique des activités physiques et sportives comme facteur de santé publique, p. 3.
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[2]
Ibidem, p. 2.
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[3]
En particulier, parmi les actions du sport associatif fédéré éligibles aux subventions du Conseil national de développement du sport (CNDS), on trouve depuis 2013 celles qui, au titre de la « part territoriale », se proposent de « contribuer à la politique de santé publique ». Voir CNDS, Note n° 2014-DEFIDEC-01, 16 janvier 2014, p. 2.
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[5]
Concernant le sport national privilégié que constitue le football, l’INVS évalue à 240 000 par an le nombre de footballeurs à se présenter pour soins dans un service d’urgence, soit quelque 12 % des effectifs licenciés de la fédération de football.
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[6]
Pour proposer une base de comparaison, on pourra retenir qu’en 2009 le déficit de la branche maladie de la Sécurité sociale s’élevait à 9,4 milliards d’euros.
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[7]
Par comparaison, ces trois catégories présentaient strictement un même taux d’accidents de transport de 15 %. Marie Choquet établit également que, chez les jeunes, la consommation d’alcool et de drogues s’accroît en fonction de l’intensité de la pratique sportive. Elle ajoute que « la pratique sportive intense va de pair avec des comportements violents et délictueux. Les jeunes qui ont une pratique sportive intense sont plus violents que les autres. »
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[8]
Dans la mesure où les taux de pratique d’une activité physique ou sportive les plus élevés s’observent dans la fourchette d’âge située entre 11 et 18 ans, la limite basse des 14 ans retenue contribue de fait à minorer fortement le nombre annuel d’accidents de sport. De même, calculer des taux d’accidents de sport sur l’ensemble de la population ou bien sur des sportifs jusqu’à l’âge de 75 ans, c’est-à-dire des individus qui ne pratiquent pas ou se livrent prioritairement à des activités physiques modérées, revient inévitablement à donner une représentation statistique biaisée minorant la réalité des accidents de sport.
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[9]
La différence entre ce nombre et les 910 000 hospitalisations annuelles calculées par l’INVS s’explique sans aucun doute par l’exclusion des moins de 14 ans de la population d’enquête.