1Après le « sociosport » comme outil de cohésion sociale, le « sociosport-santé » commence à être mis en place par les municipalités pour lutter autant contre la sédentarité et l’inactivité physique associées à des maladies chroniques que contre les inégalités en termes de santé et d’accès au sport. Fondée sur une enquête auprès des patients, une analyse sociologique de l’expérimentation « Sport/santé sur ordonnance » menée à Strasbourg en montre les effets positifs ainsi que les limites, elles-mêmes imputables aux inégalités sociales.
2Privilégiant généralement la sédentarité, notre mode de vie actuel crée les conditions d’un développement de maladies chroniques telles que les maladies cardiovasculaires ou métaboliques. Par ailleurs, il est désormais admis qu’une pratique régulière d’activité physique à intensité modérée contribue à la réduction de plusieurs facteurs de risque et de nombreuses pathologies (Inserm, 2008 ; OMS, 2013). La lutte contre la sédentarité et l’inactivité physique, construite socialement comme une nouvelle préoccupation sanitaire, tend ainsi à se généraliser. Mais ce constat général ignore les inégalités sociales de santé et d’accès aux activités physiques ainsi que la diversité des situations. Il existe en effet une forte corrélation entre la précarité et la sédentarité. Les données statistiques sur les inégalités sociales de santé sont pourtant nombreuses et les travaux de recherche pour les expliquer et outiller l’action publique se développent à l’échelle internationale (Moquet et Potvin, 2011).
3C’est dans ce contexte que la ville de Strasbourg expérimente depuis fin 2012 un dispositif local de santé publique, intitulé « Sport/santé sur ordonnance » (SSSO), destiné à encourager par une prescription médicale d’activité physique une telle pratique chez des personnes atteintes de maladies chroniques (obésité, diabète de type 2, hypertension artérielle et maladies cardiovasculaires stabilisées). Les résultats d’une enquête qualitative auprès d’un échantillon de patients entrés dans ce dispositif indiquent que celui-ci touche principalement une population en situation de précarité sociale, résidant dans les quartiers populaires de la ville et généralement très éloignée de la pratique physique et sportive.
Rapport à la santé et au sport : l’impact des inégalités sociales
4Malgré les injonctions nationales à l’exercice physique, il existe de fortes disparités en ce qui concerne le taux de pratique d’activité physique régulière en France et en Europe (Vuillemin et al., 2009 ; Eurobaromètre, 2010 ; BVA/Irmes, 2014). En particulier, selon le groupe social d’appartenance, le territoire de vie et le genre, de fortes inégalités d’accès aux activités sportives sont à relever (Defrance, 2006 ; Gasparini et Vieille Marchiset, 2008). De même, plusieurs études indiquent qu’en termes de santé les inégalités sociales sont également nombreuses (Basset, 2008 ; Moquet et Potvin, 2011). Ainsi, la fréquence de l’obésité est inversement proportionnelle aux revenus : 22 % des personnes obèses vivent avec moins de 900 euros par mois (Enquête ObEpi, 2009 ; Poulain, 2009). On observe ainsi tant une corrélation entre plusieurs pathologies et les conditions sociales d’existence des populations qu’un effet cumulatif de déterminants sociaux et économiques défavorables à l’accès aux pratiques physiques, qui se combinent, se modifient et interagissent dans les parcours de vie, notamment au cours de « carrières » de patient ou de malade. Ainsi, la prévalence de certaines pathologies (asthme, maladies cardio-vasculaires, obésité par exemple) est plus élevée parmi les populations précaires les plus vulnérables résidant dans les territoires défavorisés et ne pratiquant aucune activité physique. Les styles d’alimentation (préférences, goûts, pratiques alimentaires) et le niveau d’activité physique varient selon l’appartenance sociale et le rapport au corps comme l’ont montré les nombreuses enquêtes des sociologues (Boltanski, 1971 ; Poulain, 2009). D’autres facteurs sociaux interviennent également tels le stress, l’exclusion sociale, le chômage ou l’absence de soutien social et/ou familial qui n’encouragent pas à la pratique physique ou sportive. Mais les dimensions sociales de certaines pathologies, comme l’obésité, ne se réduisent pas à leurs déterminants sociaux. Les discriminations et stigmatisations dont sont victimes les personnes en surpoids ou bien les normes, modèles d’esthétique corporelle et autres injonctions à « bouger » influencent également l’état de santé. Enfin, l’habitat et les conditions de logement impactent eux aussi la santé des habitants ; on remarque une surreprésentation de la prévalence de l’obésité chez les ouvriers et les habitants des banlieues ou des zones rurales défavorisées, celle-ci étant par ailleurs accentuée chez les femmes.
Le « socio-sport-santé » : autonomie et dépendance
5Du point de vue de l’action publique, le dispositif strasbourgeois donne à voir une transformation des dispositifs municipaux du sport social : alors que, depuis la fin des années 1980, les municipalités misaient sur le « socio-sport », comme outil de cohésion sociale dans les quartiers populaires (Gasparini, 2008), depuis 2010, elles expérimentent le « socio-sport-santé » face au développement de maladies chroniques liées au surpoids et dans un nouveau contexte national d’actions publiques favorisant la prescription médicale d’activité physique et mettant en exergue la santé par le sport [1]. Ainsi, à Strasbourg comme ailleurs, de nombreuses structures associatives convertissent leur offre d’activités sportives en proposant notamment un recyclage de dispositifs précédents centrés sur l’intégration sociale : du lien social comme support à la pratique et au « bien-être social », on passe ainsi à la santé active comme support à la qualité de vie. Mais se pose toujours une double question ; d’une part, celle de la compétence des structures et des éducateurs sportifs dans ces nouveaux dispositifs ; d’autre part, celle du créneau dédié : faut-il proposer une offre spécifique, au moins dans un premier temps, un « sport passerelle » pour répondre au mieux aux caractéristiques particulières des patients ou, au contraire, leur ouvrir les séances d’activités physiques et sportives pour favoriser la mixité des publics et ne pas les enfermer dans leur pathologie et dans un entre-soi stigmatisant ?
6Tout comme le « sport-intégration », le « sport-santé » conduit à un contrôle de populations qui vivent en marge des normes sociales dominantes et à un nouveau « gouvernement » des corps (Fassin et Memmi, 2004). Mais à la différence des dispositifs d’insertion par le sport dans les banlieues, qui visent généralement une resocialisation par le sport encadré, le dispositif Sport/santé sur ordonnance (SSSO) recherche davantage l’autonomie des patients dans la prise en charge de la maladie. Alors que dans les programmes de santé publique convoquant les activités sportives, on assiste généralement à un processus de médicalisation du « sport-santé », dans le dispositif SSSO on constate au contraire une démédicalisation de la prise en charge du patient. Toutefois, loin d’accéder à l’autonomie sportive attendue par les promoteurs du dispositif, les patients s’installent dans une nouvelle dépendance, non pas de leur médecin-traitant mais de la structure sportive qui les accueille.
De l’action publique au parcours du patient
7La Ville de Strasbourg et la communauté urbaine de Strasbourg (Cus) développent l’expérimentation de prescription médicale d’activité physique dans le cadre d’un Contrat local de santé (CLS) [2], lequel est financé par plusieurs organismes [3]. Le dispositif SSSO est né dans le contexte global d’une prise de conscience des risques liés à l’inactivité physique et devant le constat d’inégalités sociales infra-territoriales, au sein de la Ville de Strasbourg et de la Cus, dans l’accès aux soins et aux activités physiques de prévention (Cus, 2011). À signaler qu’en Alsace, les maladies cardio-vasculaires constituent la deuxième cause de mortalité (après le cancer) et le taux d’obésité déclarée chez l’adulte est de 17,8 % (14,5 % en France). Le diabète concerne environ 8 % de la population alsacienne [chiffres de l’agence régionale de santé d’Alsace (Arsa), 2014]. Le patient dont le médecin traitant a établi une prescription d’activité physique dans le dispositif prend contact dans un premier temps avec un éducateur sportif de la Ville de Strasbourg qui l’oriente vers une activité physique adaptée, en fonction des recommandations du médecin, des résultats d’un entretien approfondi, d’un questionnaire d’autoévaluation de sa condition physique (Ricci et Gagnon, 2009) et d’un test de marche de six minutes. Trois types d’activités sont proposés aux bénéficiaires :
- des modes de déplacement physiquement actifs (marche à pied et vélo),
- des pratiques douces proposées par le service des sports de la Ville (qi gong, tai-chi, aquagym…),
- des activités sportives proposées par les associations et clubs sportifs labellisés « sport-sante » par la direction regionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohesion sociale.
8Le patient-pratiquant bénéficie gratuitement de l’activité physique ou sportive et de l’accompagnement personnalisé.
Enquêter auprès des patients pratiquants sportifs
9Financée par l’agence régionale de santé d’Alsace (Arsa), l’enquête sociologique menée auprès des patients (Gasparini et Knobé, 2013 et 2014) a cherché à étudier les effets réels et perçus d’une action publique par une analyse compréhensive et relationnelle du phénomène observé. Il s’agissait de comprendre le sens que les bénéficiaires confèrent à l’action publique du point de vue pratique, de connaître les facteurs qui conduisent ou non à l’engagement physique prescrit et de saisir les éventuels décalages entre les intentions politiques, leur mise en œuvre et leurs effets réels. Fondée sur une sociologie des acteurs à partir d’une approche qualitative, l’enquête a permis de comprendre la pratique physique vécue par les patients, leur perception de l’activité et du dispositif. Elle a aussi contribué à croiser les parcours de vie et les conditions sociales d’existence avec les « carrières » de malade. C’est en ce sens que l’analyse met en lumière, par la logique de la preuve, les déterminants socio-économiques et territoriaux de la santé d’une population précarisée et vulnérable que les politiques publiques de prévention ont généralement du mal à toucher.
10À partir d’une base de sondage de 158 patients entrés dans le dispositif en avril 2013 (qui ont au minimum rencontré l’éducateur sport/santé), nous avons, d’une part, analysé les caractéristiques de cette population et, d’autre part, procédé à deux vagues d’entretiens semi-directifs auprès d’un échantillon représentatif des bénéficiaires d’un abonnement Vélhop et d’activités encadrées. Au total, 58 entretiens de patients ont été menés, dont 33 à l’entrée du dispositif et 25 trois mois après le premier entretien.
Des résultats encourageants, bien que contrastés
11Le dispositif SSSO a essentiellement touché des patients atteints de maladies chroniques et constituant une population « invisible » socialement et éloignée de la culture sportive. Ces patients sont majoritairement obèses ou en surpoids. Leur âge moyen est de 49 ans, ils sont plus de 53 % à résider dans les quartiers les plus populaires [4] de la ville et les femmes sont majoritaires (62,7 %).
12Il est remarquable que la majorité des patients enquêtés aient demandé eux-mêmes à leur médecin de les inscrire dans le dispositif, alors qu’ils sont fortement éloignés de la culture sportive, tant au niveau de la pratique effective ou de la connaissance des sports que du spectacle sportif (comme spectateur ou téléspectateur). Si l’histoire sportive familiale explique cette distance vis-à-vis des pratiques physiques et/ou sportives, la faiblesse des ressources sociales, culturelles et financières qui caractérisent les personnes interviewées est un deuxième facteur explicatif.
13La plupart des personnes interrogées sont issues de milieux populaires, et ont souvent des pères ouvriers et des mères sans emploi ou employées. La moitié est issue de l’immigration. Leurs faibles ressources financières ont pu et peuvent encore constituer des freins à la pratique d’une activité sportive encadrée en club, avec paiement d’une cotisation à l’année par exemple. D’ailleurs, beaucoup insistent sur le caractère « déterminant » de la gratuité de l’accès aux pratiques sportives dans le cadre du dispositif SSSO.
14Une majorité d’entre elles soulignent aussi leur vie familiale jalonnée par des séparations, des divorces, des ruptures avec les enfants et/ou les frères et sœurs, des déménagements… La sinuosité de ces parcours et le cumul des « problèmes de la vie » mettent en évidence les difficultés auxquelles ces individus doivent souvent faire face (divorce avec baisse du niveau de vie, décès d’un parent ou d’un enfant, perte d’emploi, accident avec incapacité physique…) et qui représentent alors pour eux une priorité absolue, loin devant des préoccupations sportives. Quelques mois après l’entrée dans le dispositif, les enquêtés déclarent majoritairement ressentir des effets bénéfiques sur leur santé, leur corps ou leur forme. Nombreux sont celles et ceux qui affirment « se sentir mieux » ou « se sentir bien » après leur activité physique. Relevant de l’expérience individuelle, le « bien-être » demeure évidemment autant une catégorie fondamentalement subjective qu’une notion du sens commun, rendant difficile sa formalisation. Appréhendé par le regard de l’individu lui-même, le bien-être apparaît alors comme un phénomène (au sens que lui donne Merleau-Ponty) intimement lié à une expérience corporelle et émotionnelle. C’est très certainement pour cette raison que le bien-être résiste encore au domaine médical. Une « perte de poids », une « amélioration du souffle », une « plus grande musculation », un « meilleur sommeil », de moindres « douleurs articulaires », voire pour l’un ou l’autre une diminution du traitement médicamenteux, sont également mis en avant par les personnes interviewées.
15Plusieurs des patients interrogés au cours de la deuxième phase d’enquête pratiquent – toujours dans le cadre du dispositif – davantage d’activités physiques et/ou sportives que lors du premier entretien. Encouragé par l’accès gratuit aux activités, cet engagement multiple signifie également une adaptation de l’emploi du temps des personnes concernées pour inclure l’activité physique et/sportive dans leur quotidien. Quinze bénéficiaires interrogés au cours de la deuxième phase affirment avoir plus souvent recours à la marche ou au vélo lors des déplacements quotidiens : pour se rendre au travail, faire des courses ou rejoindre les lieux de pratique des activités du dispositif SSSO. À travers cette nouvelle mobilité urbaine, certains redécouvrent leur quartier et modifient peu à peu leurs habitudes de vie.
16Cependant, malgré l’objectif affiché d’un dispositif « tremplin », donc temporaire, la transition du dispositif passerelle à la pratique autonome reste difficile pour ces patients. La très grande majorité déclare préférer pratiquer dans le cadre de ce dispositif plutôt que dans un club « standard ». Outre l’obstacle financier que peut représenter la cotisation à une association ou l’abonnement à une salle de fitness, les patients se disent attachés à l’accompagnement de qualité et l’écoute des éducateurs sportifs aussi bien de la ville que des associations partenaires du dispositif SSSO. Aux personnes atteintes d’obésité, la pratique entre pairs offre également un cadre où la vulnérabilité sociale et sanitaire des bénéficiaires est partagée, et la stigmatisation du fait de leur maladie absente.
17* * *
18Dans un contexte de communication politique et médicale sur le « sport-santé », les activités physiques et sportives à visée sanitaire du dispositif SSSO se trouvent prises dans des enjeux qui dépassent la simple pratique. Sur le terrain, des effets positifs sont observés et une bifurcation de la « carrière » de malade de nombreux patients atteste d’une autonomie retrouvée. Cependant, on constate également chez certains un arrêt de la pratique sportive à l’issue du deuxième entretien de l’enquête (qui s’explique souvent par des problèmes de santé ou une reprise d’emploi). Les patients qui ont eux-mêmes demandé la prescription médicale d’activité physique à leur médecin sont aussi les plus enclins à poursuivre l’activité [5]. On observe enfin un fort attachement à la structure d’accueil et aux éducateurs sportifs du dispositif, phénomène qui atteste d’un double processus d’autonomie/dépendance qui conduit in fine à un nouveau mode de gouvernement des corps de populations en marge des normes sociales et corporelles dominantes. Ces résultats invitent ainsi à la prudence car deux à trois mois maximum séparent les deux entretiens réalisés. Or, lorsque l’on se penche sur les actions de promotion des activités physiques et/ou sportives, l’une des difficultés rencontrées, d’ailleurs souvent mise en exergue, est d’inciter les populations ciblées à maintenir leurs nouvelles activités sur le long terme (Inserm, 2008 ; Foster et al., 2005). Une enquête longitudinale, susceptible de suivre les patients sur le temps long, permettrait de mesurer les effets réels et durables du dispositif tant sur leur pratique autonome que sur leur « carrière » de malade.
Notes
-
[1]
Programme national Nutrition Santé 3 (2011-2015), Plan Obésité (2010-2013), Rapport d’orientation de la haute autorité de Santé (2011) incitant au développement des thérapeutiques non médicamenteuses pour des patients atteints de pathologies chroniques.
-
[2]
Le contrat local de santé est la forme contractuelle des priorités identifiées dans un plan local de santé et mises en commun entre la commune ou l’intercommunalité et l’agence régionale de Santé.
-
[3]
Ville de Strasbourg, agence régionale de Santé d’Alsace, direction régionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion sociale d’Alsace (DRJSCS), régime local d’assurance maladie, hôpitaux universitaires de Strasbourg, communauté urbaine de Strasbourg (Cus), compagnie des transports strasbourgeois.
-
[4]
Il s’agit de quartiers dont une partie au moins a été définie en tant que zone urbaine sensible (Zus) ou de quartiers considérés comme « pauvres » d’après les revenus de leurs habitants (Leyendecker et Schalck, 2011) : Cronenbourg, Elsau, Hautepierre, Hohberg, Koenigshoffen, Meinau, Montagne Verte, Neuhof, Port-du-Rhin, Poteries.
-
[5]
Onze des seize patients ayant été à l’initiative de l’ordonnance continuent de pratiquer régulièrement lors du deuxième entretien, contre huit des quinze patients dont le médecin était à l’initiative de l’ordonnance.