1Objet de dédain pour les uns, de passion pour les autres, le sport est généralement considéré comme un simple divertissement, tout juste bon à délasser les corps ou les esprits durant les moments d’oisiveté. Et, en dépit de l’existence d’un ministère et d’une administration dédiés, sa dimension politique fait l’objet d’un déni persistant, souvent entretenu par ceux qui l’organisent (Defrance, 2000). Pourtant, le sport est bel et bien porteur d’enjeux sociaux majeurs, qui légitiment l’intervention publique dans ce domaine. Encore faut-il, dans un premier temps, s’entendre sur ce que le terme de sport recouvre. On le confond en effet couramment avec les activités physiques plus générales. Dans sa forme moderne, le sport est en effet né en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, au sein des Public Schools accueillant les enfants de l’élite aristocrate et bourgeoise, avant de se diffuser au siècle suivant sur le continent européen ainsi qu’en Amérique du Nord et dans les colonies britanniques, non sans subir nombre d’adaptations aux contextes locaux.
Le sport, une question éminemment sociale
2Véritable institution, grâce à un système de compétitions étroitement codifiées et encadrées par un certain nombre d’instances, clubs et fédérations, le sport moderne se distingue nettement des jeux traditionnels qui l’ont précédé depuis l’Antiquité. Ses finalités comme le contexte de son apparition le singularisent également. Le sociologue Norbert Elias lui accorde ainsi un rôle crucial dans sa grande théorie du « processus de civilisation », selon laquelle la modernité se traduirait par un refoulement croissant des pulsions agressives accompagnant la construction des États-nations, et le sport offrirait un exutoire malgré tout encadré (Elias et Dunning, 1986). Le sport moderne s’est développé en même temps que le capitalisme industriel prenait son essor, ainsi que l’ensemble des transformations et tensions désignées par le terme de « question sociale » (Castel, 1995). Au tournant des XIXe et XXe siècles, la pratique sportive devient un levier d’action, notamment pour la classe ouvrière, et fait l’objet de luttes sociales âpres et diverses pour son contrôle – luttes de distinction pour les membres de l’élite, soucieux de maintenir les classes laborieuses à l’écart mais, surtout, luttes pour enrégimenter ces dernières au service de finalités autres. Enrégimenter est à prendre au sens littéral du terme : les états-majors militaires concevaient la gymnastique comme une propédeutique à la guerre, à la suite notamment de la défaite de Sedan (1870) ; plus métaphoriquement, les ecclésiastiques l’intégraient aux activités des patronages paroissiaux tandis que les chefs d’entreprises y voyaient un moyen d’encadrer la main-d’œuvre tout en la rendant plus productive et des hygiénistes de divers bords y percevaient un instrument pour lutter contre certaines maladies liées à l’insalubrité et aux conditions de travail difficiles, y compris l’alcoolisme. En réponse, les organisations du mouvement ouvrier, dans leur diversité, ont développé leurs propres structures, avec des finalités parfois contradictoires : développement d›une pratique autonome ou mise au service de la lutte des classes. L’audience des organisations sportives ouvrières en France s’est révélée bien moindre que dans certains pays voisins, Allemagne en tête (Arnaud, 1994).
3La dualité corps-esprit est une fiction tant le premier représente bel et bien un vecteur privilégié d’action sur le second (Foucault, 1975). Pour autant, les effets de la pratique et du spectacle sportifs ne sont pas mécaniques ; et ceux qui, à l’instar de la théorie critique radicale du sport (Brohm, 1992), y voient une courroie essentielle de la domination capitaliste commettent une erreur tout comme ceux qui le célèbrent comme un remède miracle à tous les maux de la société, qu’il s’agisse de cohésion sociale, de santé ou d’intégration [1]. Or, comme tout élément culturel, le sport ne fait que ce que l’on en fait. Tout dépend des conditions de sa mise en œuvre et, en la matière, beaucoup reste à faire et à comprendre. Si les inégalités d’accès à la pratique sportive restent fortes, le développement de celle-ci semble aujourd’hui à un tournant, avec l’essor de pratiques auto-organisées au détriment des formes compétitives dans le cadre associatif (point de repère de Patrick Mignon).
Sport et cohésion sociale
4Ces transformations induisent, avec d’autres, une refonte en profondeur des politiques du sport français et de la configuration complexe d’acteurs qui les portent, autour de l’État et d’un « mouvement sportif » au sein duquel certaines fédérations bénéficient d’une délégation de service public (article de Jean-Paul Callède). Les quartiers dits « sensibles » constituent l’un des principaux foyers des mutations et tensions qui traversent la société française aujourd’hui, et les activités physiques et sportives occupent une place non négligeable au sein des politiques de la Ville déployées depuis la fin des années 1970. Portées par des intervenants spécialisés, les initiatives sociosportives se sont ainsi développées, de manière variable suivant les ressources et contextes locaux, mais elles soulèvent encore un certain nombre d’interrogations (article de Gilles Vieille Marchiset). Les rôles respectifs des acteurs, notamment politiques et associatifs, restent en particulier à (re)définir, ce que peut favoriser un diagnostic local pertinent accompli avec des chercheurs, à l’instar de celui qui a été effectué dans le 19e arrondissement parisien (focus de Sergio Tinti). Les équipements sportifs constituent un autre enjeu majeur de cohésion sociale, mais souvent ignoré, et il importe en la matière de dépasser une approche strictement quantitative en termes de manques à combler, pour réfléchir aux manières de mieux les adapter aux demandes nouvelles, concrètes et variées des populations (article de François-Emmanuel Vigneau). Le rôle sanitaire du sport est, a contrario, revenu au cœur de l’attention publique ; là encore, les implications sont plus profondes et complexes qu’il n’y paraît. Afin de remédier aux inégalités en la matière et de démédicaliser le suivi de patients atteints de certaines maladies chroniques, un dispositif de prescription d’activité physique a été expérimenté à Strasbourg, dont les premières évaluations invitent à prendre en compte le long terme (article de William Gasparini et Sandrine Knobé). N’en déplaise à la légende churchillienne, le rôle positif sur la santé d’une activité physique modérée apparaît aujourd’hui indéniable. Toutefois, une pratique trop intense peut au contraire lui nuire et induire des surcoûts loin d’être négligeables pour le système de santé et la protection sociale (focus de Gildas Loirand).
Enjeux éducatifs et professionnels
5Le sport est convoqué également pour apporter une solution à une autre crise supposée : celle de l’éducation. Un véritable secteur d’« éducation par le sport » s’est ainsi développé à partir des années 1990, non sans débats sémantiques. Réunissant une configuration spécifique d’acteurs, les projets éducatifs territoriaux font là encore l’objet d’appropriations très diverses et plus ou moins concluantes en fonction des contextes locaux (article de Dominique Charrier et Jean Jourdan). En tous cas, l’éducation physique et sportive obligatoire dans le cadre scolaire continue d’occuper une place centrale dans ces dispositifs, bien que sa portée soit souvent sous-estimée (point de vue de Claire Pontais). D’autres acteurs encore doivent être pris en compte, comme les professionnels de l’intervention sociale qui se saisissent des activités physiques et sportives pour accompagner leurs divers publics – avec le risque, toutefois, en détournant le sport de sa fonction de loisir volontaire, de sous-estimer le contrôle social qu’induit ce travail sur le corps (article de François Le Yondre). Face à cette instrumentalisation du sport dans divers dispositifs sociaux ou éducatifs, les différentes composantes du mouvement sportif s’efforcent de trouver leur place, à commencer par celles qui sont concernées par la réforme des rythmes éducatifs [table ronde avec les représentants de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), de l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique (Ufolep) et du Comité national olympique et sportif français (CNOSF)]. Le rôle pédagogique des différents encadrants, des éducateurs bénévoles jusqu’aux directeurs techniques nationaux des fédérations, demeure aussi crucial que méconnu. Enfin, s’il implique de nombreux bénévoles, le sport n’en constitue pas moins un secteur économique qui a représenté au moins 1,83 % du PIB en 2010 (Megherbi, 2013). La focalisation des projecteurs sur quelques vedettes masque une forte précarité des éducateurs comme des sportifs, ainsi que les problèmes d’insertion et de reconversion professionnelles liés à l’engagement parfois trop précoce et exclusif de certains jeunes aspirants au plus haut niveau, notamment dans le football (article de Julien Bertrand).
Le sport face aux stéréotypes
6La performance implique en effet davantage de travail que de « talent » mais aussi, et surtout, des conditions sociales et institutionnelles particulières, comme l’illustre la « réussite » des coureurs de fond africains (article de Manuel Schotté). Les stéréotypes sont particulièrement vivaces en matière sportive, selon lesquels, en fonction de certains caractères biologisants, certains seraient naturellement plus doués ou, au contraire, devraient être exclus de certaines activités. Ces préjugés entretiennent une ségrégation persistante à divers niveaux, comme l’illustre le cas des femmes qui osent pratiquer des sports considérés comme masculins, tels la boxe ou le football (entretien avec Laurence Prudhomme-Poncet et Gaëtane Thiney). Objectif en apparence consensuel, la lutte contre les discriminations, notamment ethnoraciales, se révèle en réalité ambivalente dans sa mise en œuvre, comme en témoignent les résistances qu’ont rencontrées les interventions récentes des associations de défense des droits dans le sport (focus d’Igor Martinache). En matière de sport comme ailleurs, il importe de ne pas s’en tenir aux discours. C’est ce qui permet, par exemple, de saisir les ressorts sociaux sous-jacents à la « grève » des joueurs de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde de 2010 ainsi que les condamnations publiques vigoureuses qu’elle a entraînées (article de Stéphane Beaud) et, plus largement, de comprendre à quelles conditions le sport peut être mis au service du progrès social, sans qu’il lui soit demandé plus qu’il ne peut donner.
Note
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[1]
Pour une approche critique de ces discours, voir notamment Gasparini (2008).