1Le sport peut être un facteur d’épanouissement individuel et de cohésion sociale – à condition que l’espace sportif s’y prête. C’est loin d’être le cas, les équipements sportifs publics ayant longtemps été conçus pour le sport de compétition des jeunes adultes masculins. Si les politiques publiques adoptent une visée sociale et si l’on adapte les outils d’analyse, l’offre d’équipements peut répondre à la grande diversification de la demande, accueillir chacun et inclure tous.
2Le sport est souvent considéré comme un facteur d’épanouissement individuel et de cohésion sociale. Encore faut-il que les espaces sur lesquels se déroulent les pratiques sportives favorisent la réalisation personnelle et le « vivre-ensemble » d’usagers divers.
3La question de la capacité des équipements sportifs, notamment publics, à favoriser la cohésion sociale ou, au contraire, à accentuer la segmentation sociale, voire l’exclusion, est donc particulièrement importante lorsque l’on s’interroge sur l’efficacité sociale des politiques sportives publiques. Pour répondre à cette question, cet article analyse l’évolution de ces politiques publiques au cours des dernières décennies et le rôle des différents acteurs publics, privés et associatifs, au regard de l’objectif d’adéquation de l’offre d’équipements sportifs à la demande sociale. Les limites des équipements sportifs en matière sociale ne sont pas une fatalité. Des outils méthodologiques déjà traduits en propositions opérationnelles permettent de favoriser l’épanouissement individuel et la cohésion sociale dans les espaces sportifs, lorsqu’ils sont généralisés.
Les équipements sportifs publics, facteurs de cohésion ou d’exclusion sociale ?
4Les équipements sportifs peuvent favoriser l’épanouissement individuel et la cohésion sociale si, d’une part, ils permettent un accès à la pratique des activités physiques et sportives (APS) à chacun, quelles que soient sa condition sociale comme physique, son âge, son sexe et si, d’autre part, ils favorisent la rencontre entre les différents pratiquants. Or, les équipements sportifs français sont, dans leur grande majorité, conçus selon des modèles définis dans les années 1950-1960 qui avaient pour vocations l’enseignement de l’éducation physique et sportive (EPS) ainsi que le « sport de masse », c’est-à-dire la pratique compétitive en club d’adolescents et de jeunes adultes, principalement masculins.
5Certes, la Mission de l’équipement du ministère chargé des Sports a développé et impulsé la diffusion de plusieurs nouveaux types d’équipements sportifs visant à répondre à la diversification des aspirations de la population, notamment en matière de sport-loisir [Bases de plein air et de loisir (BPAL) initiées en 1964, piscines sport-loisir développées à partir de 1984 et équipements sportifs de proximité largement subventionnés de 1991 à 1993 dans le cadre de l’opération « J Sports »] ou pour inciter les sédentaires à pratiquer de l’exercice physique [Circuits rustiques d’activités physiques aménagés (Crapa) définis en 1974].
6Malgré ces exemples, la fonction des équipements sportifs publics reste très largement liée à l’organisation de compétitions et ne satisfait pas les aspirations d’une large proportion de la population qui souhaite s’adonner à la pratique des APS pour des motivations hygiénistes et ludiques. En conséquence, des offres privées à caractère commercial se sont développées pour attirer la clientèle solvable désirant pratiquer le « sport-santé » et le « sport-loisir ». Or si, d’une part, les équipements sportifs publics dont la vocation est d’être accessibles à tous ne sont pas adaptés à chacun et si, d’autre part, seuls les équipements à caractère commercial sont adaptés à chacun mais pas accessibles à tous, le risque est celui d’un accroissement des inégalités d’accès à la pratique sportive en fonction des revenus. En ce sens, la problématique de l’adéquation des équipements sportifs publics aux aspirations de la population a comme enjeu la cohésion ou l’exclusion sociale.
Des politiques publiques d’équipements sportifs facteurs de ségrégation sociale ?
7La problématique de l’adéquation aux besoins sociaux a été progressivement occultée par des objectifs économiques. Au cours des dernières décennies, les préoccupations se sont portées sur la vétusté des équipements, les supposées carences territoriales et les grands équipements de spectacles sportifs.
8Le constat de l’inadéquation croissante des équipements sportifs publics avec l’évolution des pratiques sportives n’est pas nouveau. Plusieurs universitaires et experts ont relevé ce problème il y plus d’une trentaine d’années. À titre d’exemple, l’Association pour le développement des équipements de sports et de loisirs (Afdes), qui rassemblait les acteurs professionnels et institutionnels du secteur, avait organisé le 14 mai 1981 une table ronde intitulée : « Des installations sportives traditionnelles : oui, mais est-ce suffisant ? » Plus récemment, au début des années 2000, plusieurs contributions régionales au Schéma de services collectifs du sport, rédigées à l’issue de larges concertations entre acteurs du mouvement sportif, des collectivités territoriales et de l’État, ont corroboré ce constat.
9À la fin des années 1990, l’Association pour l’information et la recherche sur les équipements de sport et de loisir (Aires) a alerté les pouvoirs publics sur la thématique de la vétusté. Les enjeux financiers ont suscité l’intérêt du secteur de la construction. Ainsi, la revue hebdomadaire de référence dans le domaine, Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment, titrait, le 11 juillet 1997 : « Équipements sportifs : 60 milliards [de francs] pour les rénover ». L’objectif prioritaire était alors la remise en état « technique » et non l’adaptation fonctionnelle à l’évolution de la demande sociale.
10À partir du milieu des années 2000, le ministère chargé des Sports a réorienté son action en matière d’équipements sportifs. Les analyses qualitatives centrées sur la demande des pratiques visant à proposer de nouveaux types d’espaces sportifs pour satisfaire la diversification des aspirations de la population ont été abandonnées au profit d’une observation quantitative de l’offre d’équipements visant à déceler et à corriger les différences de distribution des installations entre territoires.
11Au cours des années 2000 et 2010, plusieurs commissions ont été créées et des rapports rédigés concernant les équipements sportifs d’envergure internationale que compte la France. Ces rapports ont relevé un nombre de « grands » stades et de palais des sports inférieur à ceux de certains pays limitrophes et des capacités d’accueil de spectateurs moins élevées. Les clubs professionnels ont surtout regretté la rentabilité médiocre de ces équipements du fait du nombre de loges et des espaces d’accueil des « VIP » relativement limités. L’organisation de l’Euro 2016 de football en France a constitué un argument supplémentaire pour moderniser des stades ou en construire de nouveaux.
12Les priorités publiques se sont donc progressivement déplacées de l’adaptation fonctionnelle à la demande sociale de pratique vers l’accroissement de la rentabilité financière des équipements de sport-spectacle. Cette évolution a toutefois été contrebalancée en novembre 2013 par la réorientation des subventions accordées au titre du Centre national pour le développement du sport (CNDS) au détriment des équipements majoritairement destinés au sport professionnel et au profit du soutien aux « projets d’envergure destinés à réduire les inégalités territoriales d’accès à la pratique sportive ».
Une offre standard en réponse à une demande mal analysée
13La définition des équipements sportifs repose encore trop souvent sur des présupposés discutables et, souvent, l’offre est définie de manière standard par les pouvoirs publics en réponse à une demande insuffisamment analysée. Il a longtemps été considéré que les équipements conformes aux prescriptions des fédérations sportives pour l’organisation de compétitions étaient de fait adaptés aux autres finalités de pratique (entraînement, sport-loisir, sport-santé…), selon l’adage « Qui peut le plus, peut le moins ». Or ces équipements peuvent se révéler insuffisants pour l’entraînement, inadaptés pour l’EPS et l’initiation sportive, inadéquats pour le sport-loisir et rébarbatifs, voire nocifs, pour les pratiquants de sport-santé (Vigneau, 1995). Bien souvent, les activités ne requièrent ni toute la superficie ni toute la hauteur de ces équipements qui ont été conçus selon les dimensions maximales requises par différents sports. Ce décalage n’est plus tenable du point de vue tant économique qu’environnemental dans le contexte actuel de contraintes budgétaires et de préoccupations de développement durable. Cette approche, issue de la « conception unitaire » du début des années 1960 visant à unifier les réseaux d’équipements pour l’EPS et ceux pour le sport, a de fait exclu de très nombreux pratiquants potentiels pour lesquels la compétition ne constitue pas une motivation majeure. En conséquence, cette « pensée unique en matière d’équipements sportifs » a pu constituer un obstacle à la cohésion sociale par le sport (Vigneau, 1995).
Déterminisme social et offre discriminante
14La hiérarchie de l’offre d’équipements est trop souvent fondée sur un déterminisme social supposé. Le développement de plusieurs types d’équipements spécifiquement conçus pour le sport-loisir, notamment les enceintes multisports de proximité (« city stades »), a remis en cause cette « pensée unique ». Malheureusement, à une approche fonctionnellement erronée a succédé une autre approche socialement critiquable. En effet, l’intérêt suscité par les études à caractère sociologique sur les pratiques sportives en fonction, notamment, des catégories socioprofessionnelles et du niveau d’études, a trop souvent conduit à opérer une ségrégation spatiale de l’offre d’équipements qui a contribué à perpétuer ces distinctions.
15En outre, la fonction assignée aux équipements s’est souvent révélée réductrice pour certaines catégories d’usagers auxquels ils sont destinés. Si les objectifs de progression des sportifs de compétition ou de bien-être des pratiquants de sport-santé sont généralement bien compris, la fonction assignée aux équipements des quartiers dits « sensibles » est trop souvent « occupationnelle ». Qui n’a jamais entendu dire : « Au moins, pendant qu’ils font du sport, les jeunes ne sont pas à traîner dans la rue » ? Cette réduction occupationnelle du rôle des équipements ne favorise pas la dimension émancipatrice du sport.
16Trop souvent également, les moyens consacrés aux équipements sportifs diffèrent sensiblement selon que ceux-ci sont destinés au sport de « haut niveau » (fût-il local) et aux loisirs sportifs des catégories aisées ou aux scolaires et aux jeunes des « quartiers sensibles ». Ces deux dernières catégories d’usagers se voient généralement attribuer des équipements robustes mais d’un niveau de confort moindre que pour les pratiquants en clubs (espaces de plein air ou couverts mais non clos), voire présentant des risques de traumatismes tendineux et articulaires (sol en bitume), particulièrement pour des enfants et des adolescents en phase de croissance.
17Au cours de la période récente, le développement d’offres d’équipements typologiquement variés et de niveaux de qualité différents a certes pu accroître quantitativement l’accès à la pratique sportive. En revanche, en confortant une ségrégation spatiale et opérant une hiérarchisation qualitative, de nature technique et symbolique, fondées sur le niveau social des usagers potentiels, cette politique a aussi pu accroître les discriminations sociales.
Favoriser la cohésion sociale grâce à des politiques d’équipements sportifs
18La contribution de certains équipements sportifs à l’exclusion sociale ne constitue pas une fatalité. Inverser la tendance nécessite l’adoption d’un objectif politique : des APS pour chacun dans des équipements sportifs pour tous (Vigneau, 1995). Le défi consiste à définir des espaces sportifs permettant à chacun de pratiquer selon ses aspirations ainsi que ses capacités et, à tous (du moins à la part de la population la plus large possible), de pratiquer ensemble.
19Trop longtemps, les objectifs se sont limités à la conformité aux règles édictées par les fédérations sportives pour l’accueil de compétitions et les projets ont été financés sur un modèle économique de court terme. Or, le faible investissement public consenti a généralement induit des coûts élevés de fonctionnement et une faible utilité sociale.
20Ces objectifs devraient être enrichis pour favoriser le « mieux disant » social plutôt que le « moins disant » financier. Ainsi, tout au long des processus de programmation et de conception d’un espace sportif, les choix concernant ses fonctions, sa localisation, sa conception et son mode de gestion devraient être guidés par des objectifs cohérents avec une politique publique à visée sociale. Pour cela, il faut, à l’échelle des territoires, favoriser à la fois l’accessibilité et la diversité. Chaque citoyen doit pouvoir pratiquer une activité physique et sportive quels que soient son lieu de résidence, son niveau de revenu, ses capacités et ses motivations. De même, à l’échelle des équipements eux-mêmes, il convient de favoriser l’utilité sociale avec des équipements à la fois adaptés aux besoins des sportifs et utilisables par le plus grand nombre d’individus, rechercher la fonctionnalité et l’appropriabilité, afin que les usagers puissent bénéficier d’espaces adaptés à leurs pratiques et s’y sentir bien. En outre, pour favoriser la cohésion sociale, il convient que les équipements permettent la rencontre de différentes populations. Enfin, la qualité de leur conception environnementale doit contribuer au développement durable.
Renouveler les outils méthodologiques de diagnostic
21La poursuite de ces nouveaux objectifs suppose des outils méthodologiques d’analyse et de synthèse de la demande, c’est-à-dire des pratiques et/ou de l’offre d’espaces sportifs, notamment quant à leur utilité sociale.
22L’analyse de la demande est le plus souvent réduite à deux axes : la discipline sportive et le niveau de compétition. Or celle-ci ne constituant plus la finalité principale des pratiques sportives, la distinction fondée sur son niveau n’est plus pertinente. Il est désormais nécessaire de prendre en compte les motivations des pratiquants. Par exemple, un élu chargé des sports dans une commune ne doit plus seulement se demander : « Comment satisfaire les demandes des clubs de football, de judo, de pétanque, etc. ? », mais aussi : « Comment satisfaire les aspirations de la population en matière de sport-spectacle, d’accès au sport de performance, de sport-santé, de sport-loisir, de sport-nature, etc. ? » (Sabbah et Vigneau, 2006).
23Puisque la demande doit être analysée en termes non seulement de sports pratiqués mais aussi d’objectifs de pratiques, il convient, pour mettre en cohérence offre et demande, de caractériser l’offre en termes non seulement de types d’équipements mais aussi de fonctions qui leur sont assignées. Ainsi, différents espaces sont à distinguer selon l’objectif principal qu’ils poursuivent, notamment : la représentation de spectacles sportifs, la préparation sportive en vue de l’accès au haut niveau, la formation (en étant adaptés à la mise en œuvre de méthodes pédagogiques d’EPS ou d’initiation et de perfectionnement sportif), la mise en condition physique (pour le « sport-santé »), la récréation sportive (pour des pratiques à caractère hédoniste) ou la recherche de sensations fortes (avec les « sports extrêmes »)…
24Une fois les besoins identifiés, il convient alors d’éviter deux écueils. Une trop grande spécialisation des équipements conduit à une multiplication des coûts et des impacts environnementaux ainsi qu’à une ségrégation des usagers. À l’inverse, une polyvalence excessive s’opère au détriment de la fonctionnalité et donc de l’attractivité.
25La notion de fonctionnalité horizontale et/ou verticale des équipements sportifs constitue un outil pour optimiser et rationaliser l’offre d’équipements (Vigneau, 1998). La fonctionnalité horizontale ou multisports permet, pour un même niveau ou un même objectif, la pratique de sports différents. La fonctionnalité verticale, ou multifonctionnalité, permet, pour une même discipline, des niveaux ou des objectifs de pratique différents. Fonctionnalités horizontales et verticales peuvent se combiner.
De nouveaux types d’équipements
26Dans le prolongement de l’action menée jusqu’au milieu des années 1990 par la Mission de l’équipement du ministère chargé des Sports, plusieurs nouveaux types d’équipements ont récemment été inventés. Ils visent à améliorer en particulier l’utilité sociale, la sociabilité, la fonctionnalité et la qualité environnementale des espaces sportifs.
27Les Espaces de formation et de préparation athlétiques (Efpa) constituent un premier exemple d’application du principe de fonctionnalité verticale dans le domaine du « sport-santé » (Vigneau, 2011). La vocation de ces espaces est d’accueillir les très nombreux pratiquants de course à pied dont les motivations et les formes de pratique sont très diverses : scolaires, athlètes, autres sportifs en phase de préparation physique, adeptes de sport-santé… Ces Efpa ont pour ambition de rénover les parcours de santé Crapa conçus en 1974 et tombés en désuétude. Afin de favoriser le développement des capacités cardio-respiratoires, ces ensembles proposent plusieurs boucles d’endurance de longueur et de difficultés variées, sur sol souple (« pistes finlandaises ») de façon à limiter les microtraumatismes articulaires et tendineux. L’amélioration des qualités neuromusculaires et l’apprentissage de l’athlétisme à l’école ou en club est permis par des lignes droites de longueur, de revêtement et d’inclinaison variés. Pour le renforcement musculaire et les étirements, des agrès sont regroupés en une sorte de salle de musculation en plein air, éventuellement couverte.
28Ces espaces, plus adaptés aux besoins actuels que les parcours de santé et moins onéreux que les stades d’athlétisme traditionnels, sont de nature à favoriser le bien-être de leurs divers usagers et la cohésion sociale.
29Dans le domaine du « sport-loisir », les Nouvelles enceintes multisports (Nem) répondent au principe de fonctionnalité horizontale. La vocation de ce projet d’équipements est de permettre la pratique, auto-organisée ou encadrée, de sports collectifs et duels de balles, de ballons et de volants, non seulement par des adolescents et des jeunes adultes masculins mais aussi par des jeunes filles, des adultes, des seniors…
30Après vingt ans d’utilisation des enceintes multisports de proximité, l’analyse montre que deux sports y sont principalement pratiqués : le football et le basket-ball. En effet, les installations étant en plein air et de libre accès, la pratique du badminton ou du volley se heurte aux difficultés d’installer et de stocker les poteaux et filets. En conséquence, ces terrains sont essentiellement occupés par des garçons.
31Le projet de nouvelles enceintes multisports présente plusieurs avantages. En particulier, les parois qui entourent le terrain central servent de filets de hauteurs différentes de part et d’autre desquels sont disposés des terrains de badminton et de volley-ball, de mini-tennis ou de tennis-ballon. La possibilité effective de pratiquer ces « sports de filets », sans rapport de force physique direct entre adversaires, favorise la participation des jeunes filles et des équipes mixtes. Ainsi, ces nouvelles enceintes multisports bénéficient à une large proportion de la population et présentent donc une forte utilité sociale.
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33Une « déconstruction » de certaines représentations du sport et des installations sportives permet d’ouvrir de nouvelles pistes méthodologiques et opérationnelles en matière d’élaboration des politiques publiques d’équipements sportifs, pour que ceux-ci contribuent aussi bien à l’épanouissement des usagers qu’à la cohésion sociale.