1Les quartiers populaires continuent d’afficher des taux de pratiques de loisirs sportifs et d’équipements inférieurs aux moyennes nationales, en dépit de politiques publiques volontaristes relayées sur le terrain par les efforts de militants associatifs. Dans certains territoires, cette synergie a, non sans tensions et contradictions dues à la diversité des acteurs et des objectifs, produit des innovations à visée socio-éducative, dont l’impact social reste à évaluer.
2Analysées dans la perspective d’une sociologie du loisir, les pratiques du sport sont intégrées au temps libre comme une occupation active et volontaire, dans une optique de décrochage ou de récréation au sein d’une dynamique relationnelle à explorer (Thibault, 2008). Cette expérience récréative trouve ses racines dans la classe de loisir bourgeoise (Veblen, 1970). Les milieux populaires restent historiquement éloignés de cette vision (Verret, 1988) mais ils tendent, dans la société libérale de consommation, à intégrer l’idée d’activités sportives de loisir (Vieille Marchiset, 2009). Ce processus de diffusion des loisirs sportifs dans les quartiers populaires est à mettre à l’épreuve du terrain. Les études menées dans les quartiers pauvres, reconnus comme tels par les pouvoirs publics, sont rares et délicates.
3Notre contribution propose une synthèse des travaux sur les loisirs sportifs dans les quartiers en veillant à identifier les dynamiques relationnelles, faites de consensus et de tensions, de convergences et de divergences, entre les différents acteurs à l’œuvre sur ces territoires. L’évolution très relative des loisirs sportifs, qui restent peu développés dans les quartiers populaires en France, relève d’un double investissement des pouvoirs publics et des militants associatifs. Cette dynamique associant acteurs institutionnels (le « haut ») et individuels (le « bas ») a jeté les bases d’innovations sociales originales par et dans le sport. Pour autant, ce processus bien intégré dans certains territoires n’est pas exempt de tensions et de contradictions, politiques et culturelles.
Les loisirs sportifs dans les quartiers : réalités et ambiguïtés
Des pratiques toujours en retrait
4Dans la littérature scientifique, les loisirs sportifs sont considérés comme des activités physiques et sportives choisies et reconnues comme des occupations actives du temps libéré pour soi-même. Les enquêtes sur le sport, la culture et surtout celles relatives aux emplois du temps des individus sont alors à explorer pour commencer. Même si l’on sait que le taux de pratique sportive est inférieur pour les moins diplômés et les professions populaires (ouvriers, petits employés, chômeurs), la difficulté réside, au niveau de ces approches quantitatives, dans l’absence de la référence territoriale, notamment de la prise en compte de l’habitat dans les Zones urbaines sensibles (Zus). Un beau chapitre du rapport 2009 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) insiste sur le déficit de pratiques sur ces territoires par rapport au territoire national : 10,4 % contre 25,3 % de leurs populations respectives ont une licence en France (Lebailly, 2009). Lors de nos enquêtes dans des quartiers populaires en Franche-Comté (Vieille Marchiset, 2009), le taux de pratique de loisirs sportifs des personnes de 18 ans et plus va de 27 % au quotidien à 45 % lors des vacances, bien loin des chiffres nationaux du ministère de la Jeunesse et des Sports (près de 65 % des 18 ans et plus ont une pratique régulière en 2002 en France !).
5Plus précisément, sans surprise, les activités physiques et sportives les plus populaires restent la marche et le football au quotidien ; s’y ajoutent le vélo et la natation pendant les vacances. Pour autant, ce que nous avons relevé de plus surprenant concerne les modalités de pratique : le sport au quotidien est fait dans un univers associatif et le sport informel reste rare dans les quartiers populaires. Une récente étude de l’Agence pour l’éducation par le sport menée en 2011 dans neuf villes de banlieue, surtout parisienne, confirme ce fort décrochage par rapport au territoire national : les taux de pratique d’une Activité physique ou sportive (APS) y sont compris entre 31 % et 52 % pour la population des plus de 15 ans sondés par la méthode des quotas (Apels, 2012). Marche, football et sports de combat restent les activités plus pratiquées, surtout dans une optique de bien-être.
Une action volontariste de l’État
6Ce déficit indéniable des pratiques de loisirs sportifs dans les quartiers populaires en France révèle une difficulté majeure rencontrée par les politiques de démocratisation du sport menées par les pouvoirs publics depuis l’ère gaullienne (Le Noé, 2003). En effet, les initiatives étatiques en matière de massification du sport dans les quartiers populaires ont été nombreuses, surtout depuis l’avènement de la politique de la Ville dans les années 1980 (Gasparini et Vieille Marchiset, 2008).
7Face aux différentes émeutes urbaines (1981, 1990, 2005), les services de l’État ont régulièrement proposé une action publique spécifique en matière de loisirs sportifs, basée d’abord sur l’aménagement du territoire (installation d’équipements sportifs de proximité au début des années 1990), le soutien aux associations (notamment les clubs sportifs dans le cadre de budgets spécifiques de la politique de la Ville), le soutien aux personnes (coupon-sport pour l’inscription dans les clubs au milieu des années 1990), l’appel à projets à destination des jeunes et surtout, depuis 1997, les emplois aidés (des Emplois Jeunes aux Contrats d’Avenir). Cette politique volontariste va mobiliser activement les services déconcentrés du ministère de la Jeunesse et des Sports, qui vont y voir un moyen de justifier des interventions étatiques auprès du mouvement sportif et des collectivités locales, et une occasion de relier les deux volets de cette administration étatique de mission : le sport et la jeunesse. Dès lors naît un secteur hybride baptisé dès 1986 par une note de service fondatrice le « socio-sportif ». Cette dynamique, portée par les contrats-villes de 1994 à 2007 puis par les Contrats urbains de cohésion sociale (Cucs) va engendrer de nouvelles tensions entre acteurs publics et associatifs.
8Par la combinaison de facteurs politiques et corporatistes, l’action publique volontariste va être freinée par les résistances locales et l’opportunisme du mouvement sportif. Sur nos terrains de recherche, les collectivités locales et les clubs sportifs vont tenter d’utiliser les financements de la politique de la Ville pour imposer leurs dispositifs d’éducation par le sport dans les banlieues : la mainmise municipale et la routinisation des actions sont identifiables. L’État peine à imposer ses visions, même en mettant en œuvre une technocratisation par le contrôle de dossiers de financement de plus en plus lourds (Vieille Marchiset, 2010). Les municipalités restent le plus souvent cantonnées à la mise à disposition d’équipements sportifs et au soutien contractualisé aux clubs sportifs, peu enclins pour leur part, nous le verrons en seconde partie, à s’engager dans des voies sociosportives.
Un ancrage militant
9Ces initiatives étatiques vont toutefois pouvoir s’appuyer sur des militants de l’éducation par le sport, qui vont servir de relais dans les quartiers populaires. Dès les années 1980, des sportifs passionnés, souvent de bons compétiteurs en football, athlétisme ou sport de combat, originaires des banlieues populaires, vont s’engager dans des clubs sportifs établis dans ces quartiers ou même créer des associations sportives de toutes pièces. Ces « missionnaires sportifs », pour reprendre l’expression de Dominique Charrier et al. (2015), vont associer les entraînements sportifs à un travail d’accompagnement socio-éducatif. Dans la lignée des clubs sportifs ouvriers, bien analysés par Karen Bretin (2004), ces acteurs vont conquérir une place incontournable à la fois auprès des pouvoirs publics et de la population locale. Ils ont alors un rôle d’intermédiaires et acquièrent des compétences particulières, techniques et relationnelles, pour gérer aussi bien la transmission de savoirs sportifs que les relations entre et avec les jeunes, les parents, les enseignants, les acteurs institutionnels.
10Cette activité éducative se professionnalise, autour d’une appellation qui reste controversée aujourd’hui : les animateurs sociosportifs. Quoi qu’il en soit, l’analyse de l’itinéraire de ces acteurs révèle un très fort engagement, que nous avons qualifié de « paradoxal » (Charrier et al., 2015). En effet, ces militants de l’éducation par le sport sont tous caractérisés par une histoire personnelle et familiale marquée par une rencontre déterminante et par la transmission de dispositions humanistes, orientées vers l’autre. Ils dépensent une énergie considérable pour maintenir le lien entre les pouvoirs publics (État et municipalités) et les habitants. « Ils tiennent le quartier », comme nous le rappelait un dirigeant associatif. Ce surinvestissement n’est pas exempt d’ambiguïtés : l’épuisement guette, et tout retrait peut aboutir à une catastrophe. En outre, l’omniprésence du militant peut le rendre incontournable et aboutir à une surenchère. L’analyse de ce cas de figure par Tristan Crosnier (2014) montre comment un militant instrumentalise les dispositifs publics (équipements municipaux, subventions locales et étatiques) et les financements privés pour créer et pérenniser un poste bien payé. Servir ou se servir, telle est souvent la tension à gérer dans le travail socio-éducatif, marqué par les paradoxes d’une professionnalisation non encadrée.
Des situations très contrastées
11Dès lors, au vu de l’importance des différentes facettes de l’investissement sociosportif dans les territoires, notamment au niveau des collectivités locales et des militants sociosportifs, il n’est pas étonnant de constater de grandes inégalités sociales et territoriales. L’ensemble des travaux de recherche sur le sport dans les quartiers populaires révèle l’impact de l’histoire du sport sur les territoires analysés. La présence d’un club sportif ouvrier est souvent la garantie d’une pérennité des actions socio-éducatives : le cas de Trappes, analysé par Damien Philippe en 2011, est à cet égard exemplaire. Le club des Cheminots y a ainsi assuré une stabilité relative avant que des enjeux politiciens, mêlés à des dynamiques confessionnelles, n’instrumentalisent et ne fragilisent le sport dans les quartiers populaires de cette ville.
12Les monographies locales le plus souvent effectuées dans le cadre de ces recherches insistent en outre sur les tensions entre acteurs politiques et professionnels, territoriaux et étatiques. Les compromis sont rares et très fragiles. Souvent, les conflits institutionnels entre les municipalités et les services de l’État, ainsi que les revendications des professionnels (éducateurs territoriaux et entraîneurs sportifs des clubs), en viennent à réduire la portée de l’action socio-éducative par différents glissements : les équipements sportifs de proximité sont alors abandonnés ; les budgets sociosportifs sont réintroduits dans le financement général des clubs pour payer les salaires des entraîneurs sportifs ; les interventions des animateurs territoriaux ciblent les publics scolaires au détriment des jeunes les plus en difficulté dans les quartiers populaires. Même si, comme nous le verrons, des situations de convergences éducatives et d’innovations sociales peuvent être relevées, les tensions restent au cœur de ces dispositifs souvent mis à mal.
13Un dernier facteur mérite d’être souligné : la forte disparité en termes d’équipements et services sportifs. Notre enquête sur l’offre associative et municipale dans les quartiers populaires en Franche-Comté (Vieille Marchiset, 2009) a relevé de grandes différences entre les grands quartiers bien équipés et les petits quartiers souvent plus démunis. Les équipements sportifs, situés le plus souvent à la périphérie des zones urbaines sensibles, sont fréquement désertés par les habitants pauvres, notamment dans les petits quartiers, surtout lorsque aucun club n’y est implanté. Dominique Lebailly (2009) confirme ces inégalités sociales et territoriales à l’échelle nationale : les Zus sont dotées de 4,6 % des équipements sportifs alors que 6,9 % de la population française vit dans ces quartiers et on y compte en moyenne 20 équipements sportifs pour 10 000 habitants contre 40 au niveau national. Le déficit est plus prononcé dans les quartiers populaires des grandes agglomérations (Paris, Lille, Lyon, Marseille).
14Dès lors, au regard de ces différentes dimensions (histoire du territoire, tensions entre acteurs, taux d’équipements et de services sportifs), les réalités du loisir sportif dans les quartiers populaires restent très diversifiées et se caractérisent par une pratique non seulement moins développée, mais aussi très inégale. Cette disparité se retrouve au travers d’un autre angle d’analyse, celui des innovations sociales dans le sport en France.
Des innovations sociales dans et par le sport ?
15Malgré l’action volontariste de l’État pendant de nombreuses années et le militantisme associatif de proximité, les loisirs sportifs restent donc en retrait dans les quartiers populaires, et les clubs sportifs y semblent moins bien armés face à la question sociale. Pour autant, dans certaines conditions à identifier, l’impulsion étatique va permettre à des associations sportives d’engager des innovations sociales originales et structurantes pour le territoire. Dans certains cas, certes peu nombreux, les loisirs sportifs peuvent être intégrés à une véritable démarche socio-éducative. Une recherche-action inédite menée pendant quatre ans (2007-2011) dans six régions françaises a exploré les transformations de 24 clubs sportifs dans 12 zones urbaines sensibles exemplaires (Vieille Marchiset et Coignet, 2015). Grâce un partenariat entre chercheurs et responsables associatifs, des solutions ont été expérimentées pour répondre aux problématiques sociales (lutte contre l’exclusion, accompagnement social et scolaire, accès au sport des personnes les plus éloignées, notamment les filles…). Dans ces optiques, les innovations sociales sont définies comme un processus contextualisé, plus ou moins radical, volontaire et élargi, de transformation, par des acteurs plus ou moins favorables, d’une situation existante dans le club sportif.
Des clubs sportifs face à la question sociale
16Après une année consacrée à une enquête qualitative exhaustive (entretiens et observation), relative à l’histoire, aux dynamiques relationnelles internes, aux partenariats et à l’ancrage territorial des clubs, les chercheurs, les responsables associatifs et les éducateurs participant à la recherche-action ont lancé des initiatives ciblées pour encadrer autrement les différents publics des quartiers concernés. Quatre idéaux-types de clubs ont été répertoriés : les clubs sportifs traditionnels (football, handball, basket-ball, judo) ont proposé des entraînements plus ouverts et des événements de promotion en veillant à mettre à distance, à « satelliser » ces actions, pour préserver le cœur compétitif de la structure ; les clubs aux pratiques éducatives informelles (handball, patinage) ont expérimenté ponctuellement des actions socio-éducatives pour accueillir de nouveaux publics (accompagnement scolaire, partenariat avec une maison de quartier…) en fonctionnement par essais et erreurs ; les associations à vocation éducative (boxe, football), nées récemment pour faire face aux problèmes sociaux du quartier, ont davantage ciblé l’accompagnement social, notamment à destination des filles ; enfin, les entreprises associatives sportives, notamment en athlétisme, ont créé des antennes ou services dédiés aux actions socio-éducatives (événements de promotion, partenariats scolaires, sensibilisation à la santé) en vue de diversifier les modes d’intervention et les financements. Dès lors, l’innovation sociale prend la forme d’une part d’une diversification et d’une sectorisation des interventions et, d’autre part, d’une hybridation de services sportifs existants.
Des conditions de réussite difficiles à trouver
17Dans le cadre de cette recherche-action, il est à noter que les dirigeants sportifs et les entraîneurs ont rencontré des difficultés pour adapter les pratiques sportives aux publics particuliers des quartiers populaires. Le modèle sportif, défini par le dépassement et la compétition, peine à intégrer les plus fragiles. Même si les idéaux sportifs d’effort, de mérite et de fraternité sont à la base d’une croyance incorporée chez les militants sportifs (Krouwel et al., 2006 ; Gasparini, 2008), la réalité des innovations sociales bute sur la difficulté d’adapter les pédagogies aux personnes pour appréhender celles-ci dans leur globalité (et pas seulement au niveau de leurs ressources sportives) et sur l’expertise du montage de projets de développement social par le sport mobilisant des acteurs différents sur le territoire (sportifs, socio-éducatifs, spécialisés, scolaires, municipaux…).
18Pour autant, la mobilisation d’acteurs de l’entre-deux est un préalable fondamental pour réussir une greffe socio-éducative dans les clubs sportifs. Ces relais de terrain confirment l’ancrage ordinaire de l’innovation (Alter, 2000). Plus précisément, comme le note Benjamin Coignet (2013), des tandems d’acteurs, combinant des compétences complémentaires, se forment pour créer et diffuser de nouvelles solutions d’interventions socio-éducatives. Le cas de l’un d’eux, réunissant un président de club d’athlétisme, ancien manager dans l’industrie, et un éducateur sportif au fort capital relationnel sur le quartier, illustre l’idée de « duo gagnant » pour faire accepter, dans le club et dans la commune, les inflexions sociales d’une structure pourtant dédiée historiquement à l’entraînement et à la compétition de haut niveau. En outre, comme le précisent les théories de la traduction, une création, fût-elle socio-éducative, ne devient une innovation que par un processus de diffusion dans un secteur donné (Callon M., 1986). Dans le domaine sociosportif, il y a réussite lorsque la propagation se fait à l’échelle du territoire grâce à une reconnaissance à la fois par les habitants et les acteurs institutionnels et associatifs. L’innovation sociale par et dans le sport est donc possible, mais elle exige une mobilisation d’acteurs pourvus de ressources relationnelles et managériales spécifiques pour s’imposer dans les quartiers plus ou moins marqués par une tradition sportive.
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20Les loisirs sportifs dans les quartiers populaires restent peu développés. Il convient également de souligner la force des croyances collectives attribuant au sport des vertus éducatives et sociales qu’il est nécessaire de mettre à l’épreuve du terrain. Intrinsèquement, le sport est traversé par des valeurs et des normes contradictoires, associant intégration de tous et sélection des meilleurs, idéal humaniste et conduites déviantes. Les fractions modestes de la population demeurent toujours éloignées des pratiques sportives régulières. Des inégalités sociales et territoriales demeurent, malgré les incantations du recours au sport pour faire face à la question sociale. Le volontarisme d’État a eu, nous l’avons vu, des répercussions toutes relatives sur la situation sportive des quartiers populaires.
21Quelques militants de l’éducation par le sport réussissent néanmoins à jeter les bases d’innovations sociales complexes, dont les conditions de réussite sont difficiles à appréhender. Malgré les contradictions et divergences dans les mondes politique, sportif et éducatif, ces acteurs multipositionnels créent de nouveaux modes d’intervention sociosportive qui se diffusent progressivement sur les territoires par une double reconnaissance, celle des habitants et des institutions. Il reste à évaluer le réel impact des innovations sociales à court, moyen et long terme, notamment à partir d’un suivi des actions et des personnes aux niveaux sportif, scolaire, social et professionnel. Si les chercheurs anglo-saxons ont ouvert la voie (Nathan et al., 2013), de nouvelles modélisations de l’utilité sociale des loisirs sportifs restent à construire.