CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parce qu’elle s’accompagne d’incessantes opérations de catégorisation et de hiérarchisation, favorisant au passage les sentiments chauvins, la compétition sportive apparaît comme un vecteur privilégié des discriminations. Il n’est qu’à songer aux nombreuses manifestations xénophobes, racistes, sexistes ou homophobes qui se donnent à voir sur les terrains comme à leurs abords, et ce à tous les niveaux. Pour autant, en rester à ce banal constat revient en fait à commettre la même faute que celle imputée au sport : l’essentialiser. Il importe, de ce fait, de se demander d’abord jusqu’à quel point le sport est directement producteur de ces discriminations et s’il ne serait pas, avant tout, le révélateur de tensions qui traversent plus largement notre société au point d’avoir apparemment supplanté une lecture en termes de classes sociales dans l’esprit de nos concitoyen-ne-s (Castel, 2007 ; Safi, 2009 ; Fassin, 2010). Ensuite, il s’agit de déterminer si la racine de ces discriminations se situe dans les consciences individuelles ou dans les structures sociales, notamment celles qui organisent la pratique et le spectacle sportifs. Enfin, il importe de se demander à quelles conditions on peut, inversement, faire du sport un levier préventif contre certains stéréotypes et les violences qu’ils entraînent, au-delà de ce seul domaine.

2Ces interrogations sous-tendent les projets qui sont mis en œuvre sur le terrain de la lutte contre les discriminations dans le sport. Ces actions sont menées par une configuration hétéroclite d’acteurs peu habitués à travailler en commun, à savoir les fédérations sportives, les collectivités territoriales et les associations investies de longue date pour l’égalité et le respect des droits humains. En dépit du consensus désormais affiché concernant la nécessité de lutter contre les discriminations, cette coopération est encore loin d’aller de soi, faute notamment d’un accord clair sur leurs causes et, partant, sur le contenu des actions à mener. Par ailleurs, des enjeux de concurrence et d’image s’insinuent dans le processus, qui viennent également en contrarier la réalisation. Faute de pouvoir prétendre épuiser la diversité des intervenants et des actions mises en œuvre dans ce champ particulier, la focale sera ici portée sur l’investissement comparé du terrain sportif de deux associations nationales de lutte pour l’égalité des droits : la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra).

Un investissement tardif et localement inégal

3Fondées respectivement en 1898 et 1927, la LDH et la Licra ne se sont emparées que tardivement de la question du sport. C’est en 1998, en pleine célébration de la victoire de l’équipe de France de football « Black-Blanc-Beur » à la Coupe du monde, que l’idée d’une commission spécifique dédiée au sport émerge à la Licra. Elle est principalement portée par une nouvelle élue au Bureau national exécutif, Carine Bloch, par ailleurs salariée au service des sports de la communauté urbaine de Strasbourg. À cette époque, la permanence juridique de la Licra reçoit près d’une centaine d’appels par an signalant des actes racistes dans le sport. Carine Bloch devra cependant patienter encore trois ans pour voir la mise en place d’une commission sportive nationale, dont elle assurera la présidence jusqu’en 2012. Bien que la commission soit ouverte à tous les présidents de la cinquantaine de sections locales et au référent sport que chacune de celles-ci est invitée à nommer, en pratique les réunions trimestrielles ne rassemblent qu’une quinzaine de participants. Au quotidien, l’un-e des sept permanent-e-s de l’association est chargé-e de traiter les affaires courantes sur une partie de son temps de travail. L’investissement des sections locales sur le thème des discriminations est donc extrêmement variable. Si certaines s’en désintéressent totalement, d’autres se reconfigurent largement autour de ce dernier, telle la section Rhône-Alpes de la Licra, qui a recruté en 2007 un salarié exclusivement consacré au sport.

4La création d’un groupe de travail intitulé « Sport, droits et libertés » à la LDH a, pour sa part, suivi un processus quelque peu différent. Si elle a été officiellement décidée en 2011, lors du congrès national de l’association à Reims, elle est en réalité l’aboutissement d’une action initiée un an plus tôt contre la Fédération française de football (FFF) ; cette action fut menée à la suite de la décision de la FFF, fin 2009, d’exiger une attestation de présence sur le sol français depuis au moins cinq ans des mineurs étrangers pour leur délivrer une licence, en invoquant un nouveau règlement de la Fifa destiné à lutter contre le trafic de joueurs, africains notamment. La LDH nationale va dénoncer le caractère discriminatoire et inadapté de la mesure sous l’impulsion d’un membre de la section du 18e arrondissement de Paris de la LDH, également président de club ; cette section fournira ensuite les piliers du futur groupe de travail national, dont son animateur jusqu’à aujourd’hui, Pascal Nicolle, lui-même ancien journaliste sportif. Dans un cas comme dans l’autre, la première difficulté semble ainsi de mobiliser sur la question sportive les militants de l’association, que leur recrutement sociologique prédispose rarement à s’intéresser à cette dernière.

Des actions diversifiées, entre analyse et prévention

5S’agissant des actions qu’elles mettent en œuvre, les deux associations présentent également certaines similitudes en même temps que des divergences fortes, qui témoignent d’un cadrage différent du phénomène. Dans chacune d’elles on retrouve sans surprise l’élément central du répertoire d’actions collectives (Tilly, 1986) : l’arme du droit (Israël, 2009 ; Agrikoliansky, 2003). Outre les appels individuels déjà évoqués, dont les émetteurs préfèrent d’ailleurs, significativement, conserver l’anonymat par crainte de représailles, il arrive que les clubs ou instances fédérales sollicitent eux-mêmes la Licra, suite à un « événement » survenu en leur sein et ayant reçu un certain écho médiatique. Surtout, les deux associations accompagnent juridiquement les victimes d’actes discriminatoires, individus ou institutions, allant souvent jusqu’à se porter partie civile en cas de procès.

6À côté de ce volet plus réactif, les associations sont directement à l’initiative d’autres actions qui peuvent être schématiquement classées en deux catégories : l’analyse et la sensibilisation. Si la première s’incarne pour l’instant à la LDH essentiellement dans un « travail de » [1] sur Internet, les membres du groupe ont aussi lancé une enquête auprès des fédérations sportives « sur leurs règles et leurs garde-fous ». La Licra réalise pour sa part, chaque année depuis 2005, une enquête auprès d’un échantillon d’environ 600 municipalités. Les élus sont invités à recenser les faits de racisme, de communautarisme ou d’« enrôlements extrémistes » autour du sport dans leur commune. En pratique, à peine plus d’un tiers d’élus y répond, ce que la permanente en charge de l’enquête impute en partie au fait que « beaucoup de maires et de clubs ne veulent pas dire qu’ils rencontrent des problèmes de racisme ». L’association a également lancé, fin 2013, une application pour téléphones mobiles permettant de signaler les agressions ou tags discriminatoires.

7En aval, les responsables des deux organisations sont également sollicités pour intervenir lors de colloques, conférences ou séminaires – quand ils n’en organisent pas eux-mêmes –, ce qui vient légitimer leur « expertise » (Delmas, 2011) en la matière et appuyer en retour les actions de prévention, lesquelles constituent l’essentiel de leur activité. Celles-ci peuvent prendre différentes formes : conception et diffusion de documents de sensibilisation (tracts, livrets, films, etc.), formations des apprentis footballeurs, arbitres ou stadiers, ou encore organisation directe d’événements sportifs – tournois de football, cross, galas de boxe ou cross – autour desquels sont évidemment diffusés des messages de sensibilisation. Enfin, depuis 2009, une équipe de football « multiculturelle » évoluant dans un championnat interentreprises du Rhône porte les couleurs de la Licra. Force est cependant de constater que l’essentiel des actions reste concentré sur le seul football, ce qui tient, de l’aveu même des responsables associatifs, à la visibilité particulière dont jouit ce sport dans l’espace public.

Des partenariats souvent difficiles

8Le rôle et la place des associations de lutte contre les discriminations dans le monde sportif restent ainsi largement à définir et à consolider parmi les organisations qui structurent déjà celui-ci (Gasparini, 2000). C’est dans ce domaine que la Licra et la LDH divergent sans doute le plus, du fait d’un diagnostic différent sur l’origine des discriminations. La Licra multiplie ainsi les partenariats institutionnels tant en France qu’à l’étranger [2] ; elle a signé des conventions avec le ministère de la Jeunesse et des Sports, plusieurs fédérations sportives (football, judo, etc.), la Ligue de football professionnel (LFP), l’Union des clubs professionnels de football (UCPF), des clubs de toutes divisions, des collectivités territoriales et des associations impliquées dans l’éducation par le sport ; elle constitue, enfin, la seule association non sportive à être invitée par certains districts à siéger dans les commissions de discipline de la FFF lorsque celles-ci statuent sur des actes racistes ou antisémites. Quant à la LDH, qui considère que les structures du mouvement sportif, notamment fédérales, ont eu une responsabilité majeure dans l’occurrence des discriminations, elle entretient des relations beaucoup moins amicales avec celles-là. Outre l’affaire des licences de football, l’association a par exemple accompagné des supporters du PSG interdits de stade dans leur recours auprès de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) contre leur fichage illégal, retournant au passage le stigmate porté par ces derniers en matière de discrimination (Hourcade, 2000). Les partenaires de la LDH se limitent ainsi pour l’essentiel à l’Union sportive de l’enseignement de premier degré (Usep), avec laquelle elle organise diverses actions éducatives, comme la journée annuelle « Graines de Citoyens » à Paris depuis 2009 ou des tournois de « football équitable » [3].

9L’existence d’un partenariat n’implique pas toutefois une relation apaisée entre les parties concernées. La Licra doit ainsi régulièrement faire face à la volonté de certains interlocuteurs institutionnels de minimiser les problèmes, sinon de les nier. Un responsable de l’association explique : « Tous les problèmes en “isme’’ [racisme, sexisme, antisémitisme…] sont des problématiques que les clubs préfèrent jeter aux oubliettes (…). On préfère parler des choses qui fédèrent, qui peuvent faire rêver et non de celles qui dérangent et peuvent diviser », tout en notant la prédominance d’hommes « blancs », âgés et « politiquement conservateurs » à la tête des instances fédérales. Si les autorités sportives en appellent à l’association pour venir « éteindre le feu » quand il est déclenché, c’est-à-dire quand les incidents se multiplient ou sont largement médiatisés, elles semblent cependant surtout désireuses d’éviter la mauvaise publicité qu’ils pourraient attirer sur leur discipline, en dépolitisant le phénomène pour le réduire à des actes isolés à régler par la prévention ou devant les tribunaux, sans remettre en cause l’organisation de leur sport.

10Ces deux exemples montrent que la lutte contre les discriminations dans le sport est loin de constituer un objectif unanime et clairement identifié. Les actions prioritaires, de même que le rôle respectif des divers agents concernés, sont en particulier loin d’aller de soi, en raison notamment de diagnostics divergents sur les phénomènes concernés, ainsi que d’une forte réluctance à politiser la question. Cela rappelle en somme, comme l’a notamment montré Joseph Gusfield (2009), qu’un problème public ne s’impose pas de lui-même mais qu’il est le fruit de multiples mobilisations pour tenter d’en imposer une certaine lecture, celle de ses causes ainsi que des réponses à y apporter. En conclusion, le traitement du racisme dans et par le sport apparaît comme un sujet qui reste encore largement à définir.

Notes

  • [1]
    Les expressions entre guillemets, comme d’autres éléments de cette présentation, sont issus d’entretiens avec des responsables des deux associations concernées investis sur les questions sportives.
  • [2]
    Elle appartient ainsi depuis 2007 au réseau d’ONG européennes Fare (Football Against Racism in Europe) qui organise notamment chaque année en octobre une semaine d’actions de sensibilisation.
  • [3]
    Qui consiste à subvertir certaines règles fédérales des disciplines pour les rendre plus « éducatives », par exemple en changeant les joueurs d’équipe au fil de la rencontre afin qu’elle reste équilibrée.

Bibliographie

  • En ligneAgrikoliansky E., 2003, « Usages choisis du droit : le service juridique de la Ligue des droits de l’Homme (1970-1990) », Sociétés contemporaines, n° 52, p. 61-84.
  • Castel R., 2007, La discrimination négative, Paris, Seuil, coll. « La République des idées ».
  • Delmas C., 2011, Sociologie politique de l’expertise, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
  • Fassin D. (dir.), 2010, Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, coll. « Bibliothèque de l’Iris ».
  • Gasparini W., 2000, Sociologie de l’organisation sportive, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
  • Gusfield, 2009 [1982], La culture des problèmes publics, Paris, Economica.
  • En ligneHourcade N., 2000, « L’engagement politique des supporters ‘‘ultras’’ français. Retour sur des idées reçues », Politix, n° 50, p. 107-125. Israël L., 2009, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contester ».
  • En lignePoinsot M. et Bloch C., 2010, « Des terrains aux tribunes : sortir le racisme », Hommes & Migrations, n° 1285, p. 148-156.
  • Safi M., 2009, Les discriminations ethno-raciales, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
  • Tilly C., 986, La France conteste. De 1660 à nos jours, Paris, Fayard.
Igor Martinache
Politiste
Professeur agrégé de sciences économiques et sociales, enseignant au sein de l’université de Lille, il poursuit une thèse de doctorat consacré au ministère et aux ministres de la Jeunesse et des Sports sous la Ve République. Il a coordonné avec Florient Guénard le dossier « l’Empire du foot », La Vie des Idées, juin 2010.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2015
https://doi.org/10.3917/inso.187.0106
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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