CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De nombreuses représentations proposées par des romanciers ou des études souvent inspirées par un sentiment de repentance décrivent la vie des esclaves aux Antilles comme tout entière contenue dans le travail, la souffrance, les privations et l’humiliation. En contrepoint, l’évocation des « fêtes serviles » qui se sont tenues à la Martinique jusqu’au milieu du XIXe siècle [*] révèle comment, à travers des moments de détente collective, s’est construite la conscience collective de cette communauté. Peu avant l’abolition définitive de l’esclavage dans les territoires d’outre-mer en 1848, en dépit de lois promulguées par le roi Louis-Philippe mais jamais appliquées, le statut et le sort de la population noire, autochtone ou importée d’Afrique, est indigne. Les esclaves, créatures sans statut civil, sont officiellement considérés, à l’instar des animaux de trait, comme des objets purement utilitaires, les appréciations les plus indulgentes les assimilant à « de grands enfants… tout à limpression du moment et absolument esclaves de leurs passions » [**]. Constituant la strate la plus basse de la population de l’île, inférieurs aux domestiques et aux « nègres à talents », les esclaves sont répartis en deux grandes catégories selon les tâches auxquelles ils sont affectés : esclaves « de houe », c’est-à-dire des jardins, chargés des travaux agraires et esclaves domestiques, occupés à l’entretien des maisons, chacune de ces destinations étant définie par le « propriétaire » de l’esclave. Si le temps de son travail est pour l’esclave un déni de tout statut social et de toute dignité, les moments de réjouissance, qui sont, on le devine, soumis à la totale discrétion des maîtres, constituent pour lui une occasion, pendant un temps limité fixé par le législateur, de rompre l’ordre habituel en compagnie de ses semblables. Une telle rupture avec le quotidien est aussi l’occasion d’échapper à la solitude, de connaître avec d’autres une communion et d’exprimer une identité collective qui transcende les différences individuelles à travers le chant, la musique, la danse et le vêtement. Permises et matériellement organisées par les colons qui se réservent le droit d’en priver les esclaves à titre de punition, les fêtes ont lieu souvent le dimanche après-midi et scandent le calendrier religieux. L’analyse de leur déroulement montre qu’elles présentent – avec, ici et là, des nuances liées à l’origine géographique des esclaves – beaucoup de caractères identiques et donc une certaine unité de contenu mais aussi des différences sensibles selon qu’elles sont animées par des esclaves de jardin ou des esclaves domestiques. Elles sont, en tout cas, des moments où, tous statuts mélangés cette fois, les esclaves expriment dans le contexte festif ce qu’ils ne peuvent pas dire ailleurs et se transmettent ce qu’ils doivent tenir secret, leurs aspirations, leur ressentiment et leur refus très fédérateur du système colonial.

Notes

  • [*]
    Albanie Burand, L’esclave avait-il donc une âme ? La fête servile à la Martinique dans la première moitié du XIXe siècle, Matoury, Guyane, Ibis Rouge éditions, 2009.
  • [**]
    Selon une observation de Girard de Rialle citée par l’historien Lucien Peytraud dans L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Paris, Hachette, 1897, en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5470713x
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2015
https://doi.org/10.3917/inso.186.0058
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