1Après quatre décennies de contrôle coercitif des naissances en Chine, le très bas niveau de sa fécondité hypothèque son avenir démographique et économique. Vingt ans de développement ont fait de l’enfant unique la norme dans la Chine urbaine. Sans portée réelle, le dernier assouplissement de la politique de l’enfant unique a surtout servi de symbole en portant un premier coup à une politique historique.
2En novembre 2013, à l’issue du 3e plénum du 18e congrès du Parti communiste chinois, le gouvernement a dévoilé les grands axes des réformes à venir. Parmi celles-ci figurait l’assouplissement de la politique de l’enfant unique, adoptée en 1979 et fortement controversée en Chine même depuis que la fécondité y est devenue très faible. Pour autant, alors que les médias occidentaux ont vu en cette annonce un premier pas vers la suppression pure et simple de cette politique, cette réforme ne semble pas augurer d’une remontée significative de la fécondité. La Chine d’aujourd’hui, autant sur le plan de sa démographie que de la société dans son ensemble, est en effet bien différente de celle qui, dans les années 1970, s’est vu imposer les mesures de limitation des naissances les plus strictes et les plus autoritaires jamais mises en œuvre dans le monde.
Des tentatives de limitation des naissances dès les années 1950
3Le souci de contrôler la croissance de la population est apparu en Chine au lendemain de la Révolution de 1949. Le premier recensement républicain (1953), qui révéla une population bien plus nombreuse qu’attendu, fit naître la crainte qu’une croissance démographique trop rapide vienne compromettre le développement économique. Dès 1956, une première campagne de limitation des naissances fut lancée, durant laquelle la stérilisation et l’avortement furent libéralisés. Cette première tentative, abandonnée dès l’année suivante, et faute de moyens efficaces, n’eut guère d’effet sur la fécondité, hormis dans quelques grandes villes.
4La limitation des naissances revint à l’ordre du jour au début des années 1960, après la grande famine des « années noires » (1959-1961) consécutive au Grand Bond en avant (1958), qui aurait fait trente millions de morts. Pendant cette période d’instabilité politique et de crise économique, la natalité avait fortement chuté. Mais le rattrapage des naissances au cours des années suivantes conduisit à un premier baby-boom, avec vingt-cinq à trente millions d’enfants qui virent le jour chaque année pendant la décennie 1960. Dès 1962, une seconde campagne de limitation des naissances fut donc lancée, axée principalement sur le report de l’âge du mariage et une diffusion plus large de la contraception. La même année, l’avortement fut encore libéralisé, pouvant dès lors être réalisé sur demande et pratiqué gratuitement pour les femmes mariées. Mieux organisée et plus pragmatique, cette deuxième tentative enregistra des succès relatifs dans quelques grandes villes, avant de s’éteindre dès 1966, au début de la Révolution culturelle.
5Quelques années plus tard, l’arrivée en âge d’avoir des enfants des générations nombreuses nées dans les années 1950, alors que la fécondité restait élevée (près de six enfants par femme en 1970), refit du contrôle des naissances une priorité nationale. Dès 1971, la directive 51 du Conseil des affaires d’État marqua le lancement officiel de la troisième campagne de limitation des naissances, menée sans relâche pendant les décennies suivantes. Trois consignes – se marier tard, espacer les naissances et réduire sa descendance (« wan, xi, shao ») – furent diffusées à partir de 1973 et des quotas annuels de naissances furent instaurés. La grande diversité de peuplement et de contraintes liées au milieu de résidence n’échappa cependant pas aux promoteurs de cette troisième campagne, qui distinguèrent trois groupes de population : urbains, ruraux et minorités ethniques. Dans les villes, où la réglementation en la matière a toujours été plus stricte, l’âge minimum légal au mariage fut fixé à 25 ans pour les femmes et à 28 ans pour les hommes, et le nombre d’enfants limité à deux. Dans les campagnes, l’âge minimum au mariage fut fixé à 23 ans pour les femmes et à 25 ans pour les hommes, et le nombre maximum d’enfants limité à trois. Tous les couples furent cependant tenus d’espacer les naissances d’au moins trois à quatre ans. Les seuls groupes exclus de ces mesures à l’époque furent les minorités ethniques. Peu peuplées et cantonnées pour la plupart dans des zones périphériques à faible densité de population, souvent politiquement sensibles, celles-ci n’avaient pas, de par leur faible poids dans la population totale, un grand rôle à jouer dans la réalisation de l’objectif de contrôle de la natalité (Attané, 2002).
6En l’espace d’une décennie, l’âge moyen des femmes au premier mariage recula de près de trois ans, atteignant en 1979 24,4 ans dans les villes et 22,6 ans dans les campagnes. Dans le même temps, la fécondité diminua de moitié, passant de 5,7 enfants par femme en moyenne en 1970 à 2,8 en 1979, soit l’une des plus fortes baisses jamais enregistrées dans le monde en un temps si court. Dès la fin de la décennie, les citadines n’avaient plus que 1,4 enfant en moyenne, un niveau très bas pour l’époque, en comparaison des pays voisins. La baisse fut tout aussi spectaculaire dans les campagnes, où l’indice de fécondité passa de 6,3 enfants par femme en 1970 à 2,6 en 1980.
7Les mesures de limitation des naissances dans un contexte de contrôle social important ont joué un rôle déterminant dans cette baisse, en permettant notamment une diffusion massive de la contraception et en imposant des limites strictes à la taille des familles. Mais les changements sociaux et économiques intervenus simultanément (progrès sanitaires, amélioration du niveau de vie, recul de l’analphabétisme, etc.), en faisant évoluer les normes traditionnelles de reproduction, ont eux aussi ouvert la voie à la réduction de la fécondité.
L’enfant unique, une fin en soi
8Les années qui suivirent la mort de Mao en 1976 marquèrent un tournant dans l’histoire à la fois politique, sociale et démographique de la Chine. Si les mesures de limitation des naissances mises en place quelques années auparavant avaient permis une baisse significative de la fécondité, les générations nombreuses nées pendant les années 1960 arrivaient à leur tour à l’âge d’avoir des enfants, annonçant un nouveau baby-boom. La « politique de réforme et d’ouverture », inaugurée par Deng Xiaoping en 1978, se doubla alors d’un second objectif : juguler la croissance de la population pour permettre d’accélérer le développement économique.
9Afin d’atteindre cet objectif, la nouvelle politique, annoncée officiellement en janvier 1979, instaura la norme drastique de l’enfant unique, à laquelle 95 % des citadins et 90 % des habitants des zones rurales étaient censés se plier. Dès lors, les couples devaient s’engager à avoir un seul enfant en signant le « certificat de l’enfant unique ». En retour, ils recevaient des gratifications diverses, variables d’un endroit à l’autre, sous forme de primes ou d’aides (gratuité des soins médicaux et de l’école pour l’enfant, facilités de logement, attribution d’un lopin supplémentaire pour les paysans, pension de retraite bonifiée pour les salariés des entreprises d’État…). En revanche, les couples refusant de se soumettre aux injonctions gouvernementales, notamment ceux qui, bien qu’ayant signé le certificat d’enfant unique, mettaient au monde un deuxième enfant, s’exposaient à diverses sanctions – remboursement des primes perçues, retenues sur salaire, amendes, confiscation d’une partie du lopin de terre familial – allant jusqu’au licenciement pour les salariés des entreprises d’État (Croll et al., 1985 ; Banister, 1987).
10Malgré ces sanctions souvent très lourdes pour les familles, une forte résistance à cette stricte limitation se manifesta dans les campagnes où, dans les années 1980, plus de deux naissances sur cinq survenaient sans l’autorisation des autorités du planning familial. La règle de l’enfant unique fut donc assouplie pour les paysans dès 1984 et, dans la majorité des provinces, un deuxième enfant fut autorisé en milieu rural, notamment lorsque l’aîné était une fille (Attané, 2002). Depuis lors, ces mesures sont restées inchangées, hormis quelques adaptations au niveau local – en particulier en ce qui concerne les sanctions prises quand elles ne sont pas respectées.
Un nouveau défi : le vieillissement démographique
11Après plus de quatre décennies de contrôle strict des naissances, chaque Chinoise a désormais moins d’1,5 enfant en moyenne – c’est-à-dire bien moins que le nombre théoriquement nécessaire (2,1 par femme) pour assurer le renouvellement d’une population, et un niveau très bas en comparaison des autres grands pays de la région (2,5 en Inde et 2,3 en Indonésie), excepté au Japon (1,4).
12Cette baisse soutenue du nombre de naissances associée à l’allongement progressif de la durée de vie moyenne annonce un vieillissement démographique particulièrement marqué. Au dernier recensement (2010), la Chine enregistrait 178 millions de personnes âgées de 60 ans ou plus, soit un peu plus de 13 % de sa population. Cette proportion encore relativement faible (la même année elle était par exemple de 16 % en République de Corée et 30 % au Japon) va connaître une hausse significative dans les prochaines décennies : les Nations unies prévoient qu’en 2050 l’effectif des 60 ans et plus en Chine aura été multiplié par 2,5 et que leur part dans la population totale aura quasiment triplé, dépassant un tiers. Au milieu du siècle, la population chinoise aura ainsi, avec un âge médian de 49 ans, atteint un niveau de vieillissement parmi les plus élevés au monde, comme quelques autres pays dont l’Allemagne (51 ans), l’Italie ou l’Espagne (autour de 50 ans) et plus très loin derrière ceux qui seront alors les plus avancés dans ce processus, tels la Corée du Sud et le Japon (53 ans). En comparaison, l’âge médian de la population française ne sera en 2050 que de 43 ans.
13De nombreux pays, y compris dans le monde en développement, sont aujourd’hui confrontés au vieillissement démographique et au défi qu’il pose, celui de la prise en charge des personnes âgées. Ce qui diffère toutefois dans le cas de la Chine est l’exceptionnelle rapidité de ce vieillissement alors que le niveau de vie moyen, en dépit des réformes économiques lancées à partir de la fin des années 1970, demeure relativement bas (Cai et al., 2012) et que, malgré une croissance forte, l’économie reste largement sous-développée (Salditt et al., 2007).
14Le vieillissement démographique constituera ainsi un défi important pour l’État chinois dans les prochaines décennies puisque celui-ci devra en effet garantir des conditions de vie décentes à une part de plus en plus significative de la population, alors même qu’aucun système de retraite généralisé n’a encore été mis en œuvre, tandis que les solidarités intergénérationnelles, qui étaient jusqu’ici la forme traditionnelle de prise en charge des personnes âgées, sont compromises par la forte réduction du nombre et de la part des personnes d’âge actif (voir tableau 1).
Indicateurs de vieillissement démographique en Chine

Indicateurs de vieillissement démographique en Chine
15Dans l’ensemble, l’État chinois reste largement absent de la prise en charge des personnes âgées. La transition de l’économie à partir des années 1980 a entraîné une libéralisation du marché de l’emploi et, avec elle, le démantèlement des anciennes structures collectives et donc du système de protection sociale qui leur était lié. En outre, le système de retraite par répartition hérité de l’économie collectiviste ne bénéficie qu’à une petite fraction des retraités, exclusivement des citadins anciens employés des entreprises d’État, et il n’est que très partiellement relayé par le nouveau système progressivement mis en place. En 2010, une pension de retraite ne représentait ainsi la principale source de subsistance que pour un retraité sur quatre (très majoritairement des citadins). Un autre quart continuait à vivre principalement du revenu de son travail tandis qu’une majorité (28 % des hommes et 53 % des femmes) subsistait principalement grâce à un membre de sa famille, à savoir un conjoint ou, souvent, un enfant.
La fin de la « fenêtre démographique »
16Cette évolution s’accompagne d’un rapport de dépendance [1] de moins en moins favorable. À partir de 1970, la Chine a connu une phase de « fenêtre démographique » caractérisée par une réduction régulière de la part de personnes économiquement dépendantes, à savoir les enfants (moins de 15 ans) et les personnes âgées (60 ans ou plus) (voir graphique 1). Mais depuis 2010, la tendance s’est inversée (Cai et Wang, 2006) : le rapport de dépendance tombera ainsi du niveau exceptionnellement élevé de 2,1 adultes par personne économiquement dépendante en 2010 à 1,1 en 2050 (voir tableau 1). Autrement dit, au milieu du siècle, chaque adulte chinois aura à sa charge une personne économiquement dépendante. En comparaison, l’Inde ne connaîtra pas une telle baisse : on estime que le rapport de dépendance y sera, en 2050, revenu au niveau de 2000 (1,6), l’augmentation de la part de personnes âgées étant dans ce pays totalement compensée par la diminution de la proportion d’enfants au cours de la période. Quant au Brésil, également confronté à une transition démographique très rapide, il sera dans une situation intermédiaire, son rapport de dépendance devant passer de 1,8 en 2010 à 1,3 en 2050.
Indicateurs de vieillissement démographique en Chine

Indicateurs de vieillissement démographique en Chine
Le fardeau de plus en plus lourd de la prise en charge des aînés
17Selon les Nations unies, la population des adultes en âge de travailler (15-59 ans) aura diminué en Chine de près d’un quart d’ici au milieu du siècle, passant de 944 millions en 2010 à 726 millions en 2050 (WPP 2012) ; ils ne seront donc plus qu’un peu plus de la moitié de la population totale, contre plus des deux tiers aujourd’hui. La hausse très rapide, à la fois de la proportion et des effectifs de personnes âgées, combinée à la forte réduction de la part de population d’âge actif, impose à la Chine d’adapter ses politiques et de développer ses structures sociales dans le but d’assurer la prise en charge de ses aînés. Le délai octroyé par la transition démographique pour réaliser ces adaptations correspond à la période de « fenêtre démographique », au cours de laquelle la proportion élevée d’actifs dans la population est réputée favorable au développement économique (Birdsall et al., 2001 ; Bloom et al., 2003). À son tour, le développement économique est censé permettre l’accroissement de la richesse nationale, dont une partie peut dès lors être assignée à la prise en charge des dépendants. Or, parce que la « fenêtre démographique » chinoise sera particulièrement fugace, ces adaptations devront se faire en un temps très court. En outre, si la réduction drastique de la main-d’œuvre disponible est l’une des plus grandes menaces pour la pérennité du secteur industriel de la Chine, et a fortiori pour sa croissance économique, la prise en charge de ses aînés constitue le défi le plus grand tant pour son système de protection sociale balbutiant que pour la société dans son ensemble.
La fin de l’enfant unique ?
18La principale mesure de la réforme de la politique de l’enfant unique annoncée à la fin de 2013 consiste à autoriser les couples dont l’un des deux conjoints est un enfant unique à avoir deux enfants ; jusque-là, et depuis 1979, seuls les couples citadins dont les deux conjoints sont des enfants uniques pouvaient prétendre à cette dérogation. Cette réforme a été décidée dans l’espoir de ralentir un vieillissement démographique qui s’annonce exceptionnellement rapide, tout aussi rapide qu’aura été la baisse de la fécondité depuis les années 1970.
19Il y a bien peu de chances, pourtant, pour que cette dernière réforme, qui ne constitue guère une remise en question concrète de la politique de contrôle des naissances, puisse inverser la tendance. La ville de Shanghai, où le vieillissement démographique est le plus avancé du pays, en donne la preuve : bien que, depuis la fin des années 2000, les couples dont les deux conjoints sont eux-mêmes des enfants uniques soient activement encouragés à avoir le deuxième enfant que la loi leur autorise, la fécondité y reste parmi les plus faibles du monde (autour de 0,7 enfant par femme), bien en deçà du seuil d’un enfant par couple. À Shanghai, comme presque partout ailleurs en Chine, l’envolée des prix de l’immobilier et des coûts liés à l’éducation d’un enfant, notamment pour sa scolarité et sa santé, dissuade la majorité des couples autorisés à en avoir un second de profiter de ce droit. Dans la Chine d’aujourd’hui, alors que l’État s’est massivement désengagé du volet social de sa mission, les modes de vie ne se prêtent plus aux familles nombreuses : la précarité sur le marché du travail, en particulier pour les femmes, est trop grande et la majorité des jeunes gens se soucient d’abord de leur réussite professionnelle et de leur épanouissement personnel avant de penser à fonder une famille. Enfin, quand enfant il y a, la grande majorité des parents préfèrent désormais se limiter à un pour être en mesure de lui offrir le meilleur.
20***
21Autant dire que les chances pour la Chine de remédier, au moins partiellement, à son vieillissement démographique par une relance spontanée de la natalité sont quasiment nulles, quand bien même serait décidée une suppression complète du contrôle sur les naissances. Selon toute vraisemblance, seule une politique sociale délibérément nataliste soutenant les familles dans leur mission éducative (gratuité de l’école, des soins de santé et de la prise en charge de la petite enfance dans les crèches et les écoles maternelles, notamment) pourrait aujourd’hui amener les couples à repenser leurs stratégies familiales. Car enfin, pour ne pas dire surtout, il faut rappeler que si la politique de contrôle des naissances, mise en œuvre dès le début des années 1970 et renforcée à la fin de la décennie avec la politique de l’enfant unique, a joué un rôle décisif dans la baisse de la fécondité jusqu’aux années 1990, son influence a ensuite été marginale. Depuis près de vingt ans, c’est le développement économique, plus que la politique, qui favorise la réduction du nombre d’enfants (Attané, 2011).
22À l’aube du XXIe siècle, de nouvelles contraintes démographiques se dessinent, et tout le monde s’entend sur le fait que le contrôle des naissances n’en fait définitivement plus partie. Plus que l’espoir d’un effet réel, c’est finalement surtout un effet d’annonce qui, le 15 novembre 2013, a présidé à la décision d’assouplir la politique de l’enfant unique. La Chine entre dans une ère nouvelle, au cours de laquelle l’enjeu majeur sera de consolider un développement économique encore précaire. Il était donc temps de tourner une page, ce qui vient d’être fait symboliquement plus que dans les faits.
Note
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[1]
Il s’agit du nombre de personnes d’âge actif (15-59 ans) rapporté à celui des personnes économiquement dépendantes (moins de 15 ans et 60 ans ou plus).