CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Trente-cinq ans après le lancement des réformes économiques de Deng Xiaoping, les conditions de vie de la population chinoise ont été profondément bouleversées. Depuis 1978, 600 millions de Chinois, soit près de la moitié de la population, disposent désormais de ressources supérieures au seuil de pauvreté fixé à un dollar par jour. Les effets de cette révolution se font sentir au niveau mondial : c’est principalement grâce à la Chine que l’objectif des Nations unies de diviser par deux le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté entre 2000 et 2015 a pu être atteint.

2La Chine est-elle pour autant devenue cette « société harmonieuse » (hexie shehui) que l’ancien président Hu Jintao appelait de ses vœux en 2004 ? Ce mot d’ordre des autorités chinoises témoignerait plutôt de leur inquiétude face à la progression des tensions sociales associées au développement économique. L’expression « question sociale », apparue au XIXe siècle pour désigner les interrogations liées aux conséquences pour la société de la révolution industrielle dans les pays occidentaux (Rosanvallon, 1995), semble pertinente pour qualifier la situation de la Chine aujourd’hui, à une différence près : le développement économique de la Chine a été bien plus rapide qu’en Occident, les mutations sociales tout autant. Les pouvoirs publics ne peuvent rester immobiles face à l’ampleur de ces défis sociaux, ni empêcher toute forme d’expression ou de contestation de la société civile. En dépit du maintien de certaines restrictions des libertés, la question sociale fait donc son chemin au sein d’un régime du parti unique.

3Les contributions rassemblées dans ce numéro témoignent des multiples visages et de l’intensité des enjeux sociaux au sein de la deuxième puissance économique mondiale. La première partie du numéro décrit les mutations de la société chinoise, notamment en matière de démographie, d’urbanisation et d’inégalités sociales et territoriales (article de Gérard-François Dumont et Tuerxun Yiliminuer). À bien des égards, ces mutations sont similaires à celles des autres pays émergents, mais elles sont souvent plus heurtées en raison des spécificités de l’histoire politique de la Chine. Il en va ainsi tout d’abord du choc démographique, la Chine connaissant en la matière une transition particulièrement marquée (article d’Isabelle Attané). Après deux décennies de très forte croissance de la population, le régime communiste s’est engagé à partir de 1970 dans une politique draconienne de maîtrise des naissances, dont le point d’orgue est, en 1979, l’instauration de la politique de l’enfant unique. La Chine en récolte aujourd’hui les fruits, avec une population qui devrait atteindre 1,4 milliard d’habitants en 2030 et se caractériser par un vieillissement rapide. La récente décision des autorités d’assouplir la politique de l’enfant unique témoigne de la préoccupation du pouvoir face au vieillissement, même s’il est peu probable que cette seule mesure suffise à relancer la natalité.

4Si la Chine a été pionnière en matière de transition démographique, son urbanisation a au contraire été tardive. Dans les années 1950 à 1970, les migrations des campagnes vers les villes ont été interdites dans le cadre du système du « hukou » (ou permis de résidence), et le taux d’urbanisation est demeuré constant. Avec la libéralisation des migrations au début des années 1980, le taux d’urbanisation a rapidement progressé. La population rurale restant nombreuse, l’émigration en provenance des compagnes fera croître la population urbaine de manière considérable dans les prochaines décennies (article de Morgan Poulizac). Les problèmes liés à la situation des « migrants » (« mingongs »), ces travailleurs d’origine rurale qui ne bénéficient pas des mêmes droits que les résidents urbains car ils conservent leur hukou rural d’origine, risquent d’en être accentués, au point que certains s’interrogent sur le maintien à terme du système du hukou. De même, les expropriations de paysans dans le cadre de programmes de promotion immobilière devraient perdurer, avec les tensions qu’elles génèrent.

5La Chine est enfin confrontée à une progression rapide des inégalités, d’autant plus spectaculaire qu’elle partait d’une situation très égalitaire dans le cadre du régime communiste. Le sujet est politiquement sensible et la publication du coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, a même été interrompue entre 2001 et 2013. Ce dernier est aujourd’hui l’un des plus élevés au monde derrière les pays d’Amérique latine. Les inégalités sont multiformes : aux inégalités territoriales, qui opposent les provinces côtières aux provinces de l’intérieur des terres et les villes aux campagnes, se cumulent les inégalités sociales, certaines catégories de la population retirant un avantage disproportionné de l’industrialisation ou de la bulle immobilière.

6Face à ces mutations, la deuxième partie de ce numéro montre qu’au cours de la dernière décennie, la Chine a développé de manière très rapide ses programmes de protection sociale (article d’Aidi Hu et al.), notamment en matière de retraites et de santé. Les sommes investies sont passées de 2 % du produit intérieur brut à la fin des années 1990 à près de 10 % aujourd’hui ! La couverture ainsi assurée, exceptionnelle dans sa rapidité de mise en œuvre, reste pourtant insuffisante face à l’ampleur des besoins, particulièrement en zone rurale. Les transferts sociaux ne représentent ainsi que 2 % des revenus des résidents urbains. La Chine présente aujourd’hui un système encore très fragmenté pour répondre à certains enjeux comme le vieillissement (article de Catherine Collombet). De nouvelles évolutions seront sans doute nécessaires pour unifier le système des pensions de retraite. Le gouvernement et les autorités locales tentent de maîtriser la planification urbaine et de limiter la bulle immobilière (article de Bernard Vorms) ; sans remettre en cause la libéralisation, certaines villes s’efforcent de développer à nouveau un secteur locatif public et de permettre un accès à la propriété (focus de Valérie Laurans). Sur tous ces sujets de protection sociale, la coopération bilatérale franco-chinoise est intense (article de Frédérique Leprince), et les bénéfices mutuels. Si la Chine n’hésite pas à s’inspirer de l’ingénierie sociale hexagonale notamment en termes de formation ou de droit social, la France a beaucoup à apprendre de la manière dont sont traités certains phénomènes sociaux. Le vieillissement est moins perçu comme une fatalité qu’une opportunité dans la société chinoise, qui valorise beaucoup plus le rôle des aînés (point de vue de Jean-Charles Dehaye).

7Même si les possibilités d’expression demeurent contrôlées, les Chinois sont loin de subir ces bouleversements sans réagir. La troisième partie atteste ainsi de la vivacité de la société civile chinoise. Le régime politique chinois a profondément évolué depuis la période maoïste. Il ne s’agit plus de la dictature d’un seul homme mais d’un système collégial où l’alternance des équipes dirigeantes existe sans pour autant que l’on puisse parler de démocratie (entretien avec Jean-Louis Rocca). Si le principe du suffrage universel semble durablement repoussé par les autorités, la liberté d’expression et le respect des droits individuels ont fait des progrès. Cette évolution est visible dans le développement des mouvements sociaux, qui renouvellent les modes de défense des droits des travailleurs dans les entreprises, en palliant les limites des syndicats officiels. L’encadrement de la population reste fort y compris à l’échelon du quartier, mais les réseaux d’entraide et de solidarité n’ont pas disparu et se professionnalisent (article de Judith Audin). Les préoccupations croissantes de la population en matière de sécurité environnementale et alimentaire lui donnent de nouveaux terrains de mobilisation (article d’Isabelle Thireau et focus de Benjamin Guinot). La société civile sait pleinement tirer parti des possibilités offertes par les réseaux numériques, et ce en dépit du contrôle d’internet par les autorités (Nicolas Douay). En adoptant différentes perspectives, ce numéro témoigne de l’intensité des enjeux sociaux au sein de la deuxième puissance économique mondiale et de la rapidité des changements qu’elle connaît. Un géant de la protection sociale est en plein essor.

Bibliographie

  • Rosanvallon P., 1995, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Le Seuil.
Catherine Collombet
Diplômée de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S) et titulaire d’un DEA d’économie des ressources humaines et des politiques sociales de Paris I, elle est sous-directrice au sein de la mission des relations européennes, internationales et de coopération de la Cnaf. Elle est également chargée de mission à France stratégie (ancien Commissariat général à la stratégie et à la prospective). Spécialiste de la protection sociale en Europe et dans le monde, elle a notamment publié « La protection sociale dans les Brics », Note d’analyse du Cas, n? 300, novembre 2012, et « La protection sociale en Amérique latine », Document de travail, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, juillet 2013.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/inso.185.0004
Pour citer cet article
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