1Qui est l’inventeur de la démographie et quelle est la nature de cette discipline ? Cette double question, dont les réponses sont liées, n’est pas, aux yeux d’Hervé Le Bras [*], un simple problème d’érudition sur lequel quelques membres de sociétés savantes pourraient polémiquer à perte d’échanges mais un réel sujet d’interrogation et de débat pour les épistémologues. Si la date de naissance de la discipline est à peu près certaine, deux hypothèses se dégagent quant à l’identité du géniteur. C’est en 1662 que fut publiées le classement par cause et par âge des décès enregistrés dans les paroisses de Londres (Observations naturelles et politiques faites à partir des bulletins de mortalité de la ville de Londres), c’est-à-dire les premières des tables de mortalité. L’identité de celui qui a procédé à ces enregistrements est également connue : il s’agit de John Graunt, riche drapier de son état principal et comptable bénévole des décès de ses concitoyens à titre accessoire. Toutefois, son travail n’aurait pas prospéré sans l’intervention d’un de ses amis, un certain William Petty, médecin mondain, mathématicien et disciple de Thomas Hobbes, le fondateur de l’arithmétique sociale. Il n’est pas contesté que c’est bien l’application aux états comptables fournis par Graunt d’un outil mathématique adapté, un algorithme de probabilité conditionnelle de survie, qui a permis à ceux-ci d’accéder à la postérité, c’est-à-dire de se muer en instruments de gestion politique et de prévision. Lequel de ces deux personnages aux profils si éloignés est-il alors le père de la démographie ?
2La démarche intellectuelle à laquelle invite le livre d’Hervé Le Bras s’apparente à une enquête sociale et à une investigation digne du célèbre détective de Baker Street que sera plus tard Sherlock Holmes. L’enjeu n’est pas mince : si la paternité de la mise au point des tables de mortalité est attribuée à Graunt, la démographie et la statistique, qui en sont les fruits, seront considérées comme des sciences naturelles, pures et désintéressées ; si, en revanche, elle est mise au crédit de Petty, ce seront des disciplines politiques, des instruments au service du pouvoir d’État.
3Au terme d’une enquête rigoureuse portant sur les conditions sociales d’élaboration des tables londoniennes et sur leur structure interne, il apparaît que celles-ci ne pourraient pas avoir été produites sans l’intervention décisive de Petty, qui leur a donné un sens nouveau et une valeur opératoire prédictive – laquelle fera, entre autres, le bonheur des assureurs. Du point de vue de l’histoire des sciences, cette approche éclaire d’un jour nouveau ce que l’auteur désigne, avec un sens certain de la formule, comme la « naissance de la mortalité ». À la gestion individuelle de la mort par la recherche d’une grande longévité, les premières monarchies absolues modernes, soutient Hervé Le Bras, ont substitué un contrôle de la mortalité et fait définitivement de la statistique et de la démographie des disciplines de gouvernement.
Notes
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[*]
Le Bras H., 2000, Naissance de la mortalité. L’origine politique de la statistique et de la démographie, Paris, Le Seuil - Gallimard, coll. « Hautes Études », disponible en version numérique.