1La progression récente de la pauvreté n’est pas un phénomène spécifique à la France. Depuis 2008, sous l’effet de la crise, une part croissante de la population vit sous le seuil de pauvreté dans les 27 pays de l’Union européenne (UE27) retenus dans cette analyse [1]. Certains groupes sociaux sont particulièrement touchés par cette dégradation de leur situation économique et sociale, en particulier les jeunes, les enfants ou les migrants. Les mécanismes qui ont conduit d’une crise économique et financière à une crise sociale et à l’augmentation de la pauvreté sont connus. Il s’agit en particulier de la montée du chômage de longue durée. Mais l’inégale générosité des systèmes nationaux et leur efficacité variable dans la lutte contre la pauvreté, en particulier vis-à-vis des enfants, sont également à incriminer. En outre, les coupes budgétaires opérées dans les budgets sociaux depuis 2010 ont renforcé les insuffisances des systèmes de protection sociale.
Les effets aggravants de la crise
2Dans sa stratégie « Europe 2020 », la Commission européenne a choisi d’évaluer le « risque de pauvreté et d’exclusion sociale » à partir de trois caractéristiques : la pauvreté monétaire (nombre de personnes en dessous du seuil de pauvreté, calculé à 60 % du revenu médian), la privation matérielle sévère et le nombre de personnes vivant dans un ménage à très faible intensité de travail. Depuis 2008, la pauvreté des ménages à faible intensité de travail a été particulièrement aggravée par la crise. Plus de la moitié des États membres ont vu en effet une hausse de cet indicateur depuis 2009, et notamment les pays baltes, la Grèce, l’Espagne et l’Irlande. Mais les deux autres composantes du risque de pauvreté et d’exclusion connaissent également une dégradation avec des différences assez marquées entre pays. La hausse de la pauvreté monétaire concerne surtout des pays comme la Slovaquie, l’Espagne ou la Suède quand la hausse de la pauvreté des conditions de vie touche de plein fouet les pays baltes, la Bulgarie, la Grèce et la Hongrie.
3Au total, en 2011, 119,6 millions de personnes étaient confrontées au « risque de pauvreté et d’exclusion sociale » dans l’Union européenne. Il s’agit d’une hausse de près de six millions depuis 2009, avec des évolutions très contrastées selon les pays et très fortes dans certains d’entre eux. Huit pays sur 27 ont ainsi vu leur taux de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale augmenter de plus de 2 points entre 2009 et 2011 avec une évolution particulièrement spectaculaire en Bulgarie (+ 11), en Irlande, en Lettonie et en Lituanie (+ 6), Espagne (+ 4), au Danemark, en Grèce et en Hongrie (+ 3). Pour les pays dont les chiffres sont disponibles, la tendance est à la poursuite de la hausse du risque de pauvreté et d’exclusion en 2012, notamment en Grèce, à Chypre, en Hongrie, en Estonie et au Portugal.
4Cette dégradation est confirmée par les associations sur le terrain, comme la Croix-Rouge ou Caritas (2013), qui constatent une forte hausse de la demande d’aide alimentaire depuis le début de la crise dans la plupart des pays : l’aide aurait notamment doublé en Espagne où 1,2 million de personnes y ont eu recours en 2012. Cette hausse générale masque cependant une diversité de situations. L’impact de la crise est d’abord polarisé sur certains groupes sociaux à risques. Alors que globalement le risque de pauvreté et d’exclusion sociale des plus de 65 ans a diminué de 3 % entre 2008 et 2011, il a augmenté de 1 % pour les jeunes de 18-24 ans. La hausse de la pauvreté des jeunes adultes est très marquée en Grèce et Espagne mais surtout au Danemark, en Irlande, en Bulgarie et dans les pays baltes, en lien avec la forte hausse du nombre de Neet [2], acronyme anglo-saxon qui désigne les jeunes qui ne sont ni à l’école, ni en emploi ni en formation. Par ailleurs, le risque de pauvreté et d’exclusion des enfants dans l’Union européenne est, en 2011, supérieur de près de 3 points au risque moyen pour l’ensemble de la population. Il a particulièrement augmenté entre 2009 et 2011 en Lettonie, en Bulgarie, en Irlande, en Espagne mais aussi en République tchèque, en Finlande, au Danemark et en France. Les migrants [3] subissent également un risque de pauvreté et d’exclusion très supérieur à celui des personnes nées dans le pays européen où ils vivent (37,8 % contre 20,8 % en 2011). Ce risque a été encore aggravé par la crise.
5La vulnérabilité de la structure familiale, en particulier la situation d’isolement, est, elle aussi, un facteur aggravant la pauvreté. Le risque de pauvreté et d’exclusion des parents isolés est ainsi de l’ordre de 50 % dans l’Union européenne, soit un niveau bien supérieur au taux global, tous types de ménages confondus. Ce taux a beaucoup augmenté durant la crise, particulièrement en Espagne, en Lituanie ou en Irlande. Parallèlement, la pauvreté des familles nombreuses s’est accrue dans la plupart des pays de l’Union européenne.
De la crise à la pauvreté
6Deux déterminants ont joué un rôle majeur dans l’impact de la crise sur la pauvreté. Le premier est la hausse du chômage, notamment celui de longue durée, alors que le travail reste, dans l’ensemble de l’Union européenne, la meilleure protection contre la pauvreté. L’efficacité variable des transferts sociaux est le deuxième facteur. Leur capacité à réduire la pauvreté en général et à lutter contre la pauvreté des enfants en particulier n’est pas la même selon les systèmes de protection sociale. Dans ce contexte, les coupes dans les budgets sociaux sont venues encore dégrader la situation d’un certain nombre de pays.
L’augmentation du chômage
7Le chômage et le chômage de longue durée ont connu, en réaction directe à la crise, une forte hausse depuis 2008, notamment dans les pays où le ralentissement économique a été le plus fort. Le taux de chômage a augmenté de plus de 3 points dans l’Union européenne entre 2008 et 2011. Le chômage de longue durée a contribué pour moitié à cette augmentation, avec une évolution particulièrement forte en Grèce, en Irlande, en Espagne, en Lettonie et en Lituanie. Or, lorsqu’il dure, le chômage a un impact très fort en termes de pauvreté, dans la mesure où les droits à l’indemnisation finissent par s’épuiser, conduisant à une perte de revenus. En outre, par un effet d’hystérèse, le retour à l’emploi est d’autant plus difficile que la période de chômage a été longue. Le chômage de longue durée affecte davantage les hommes, les jeunes et les personnes peu qualifiées. Un chômeur de longue durée sur cinq n’a jamais travaillé ; les trois quarts de cette population qui n’a jamais connu d’activité professionnelle sont des jeunes de moins de 35 ans, dont le risque de marginalisation est élevé.
8Ces évolutions du chômage et du chômage de longue durée expliquent également, pour une grande part, les évolutions de la pauvreté des enfants. Celle-ci dépend de la situation des parents sur le marché du travail mais aussi de la taille du ménage et du nombre d’adultes qui le composent. L’effet de la monoparentalité est important de ce point de vue.
L’importance des filets de sécurité avant la crise
9Les États membres de l’Union européenne sont, par ailleurs, inégaux quant à l’efficacité de leurs transferts sociaux en matière de réduction de la pauvreté. La générosité et l’étendue des transferts sont très variables et globalement moindres dans les pays d’Europe centrale et orientale et d’Europe du Sud que dans le reste de l’Union européenne. L’indicateur de « l’impact des transferts sociaux dans la réduction de la pauvreté » montre ainsi un impact très faible de ces transferts en Grèce, en Bulgarie, en Italie, en Roumanie ou en Pologne et assez faible dans les pays baltes ainsi qu’au Portugal. En revanche, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie disposent de filets sociaux suffisants pour limiter le risque de pauvreté, selon la Commission européenne (2012).
10De même, l’efficacité des systèmes sociaux pour lutter contre la pauvreté des enfants varie selon les pays. La Commission européenne identifie quatre groupes de pays au sein de l’Union en fonction du niveau de pauvreté des enfants :
- premier groupe : la pauvreté des enfants est faible (Dk, Aut, Slo, Fin, Sue) ;
- deuxième groupe : la pauvreté des enfants est moyenne (Tche, PB, Bel, All, Fr) ;
- troisième groupe : la pauvreté des enfants est élevée mais l’intensité de la pauvreté (« poverty gap ») est faible (Irl, RU, Hon) [4] ;
- quatrième groupe : la pauvreté des enfants et l’intensité de la pauvreté (« poverty gap ») sont élevées (Pol, Lett, Rom, Bulg, Slk, Port, Ita, Gre, Esp, Mal).
11En ce qui concerne les deux derniers groupes, les transferts sociaux dans ces pays ne permettraient pas une réduction suffisante de la pauvreté des enfants.
L’ampleur des coupes dans les filets de sécurité
12Inégaux dans leur générosité et l’efficacité de leurs systèmes sociaux à lutter contre la pauvreté, les États membres de l’Union européenne se distinguent en outre les uns des autres en fonction des coupes qu’ils ont effectuées dans les dépenses sociales depuis la crise, qu’elles concernent la lutte contre l’exclusion sociale, la politique familiale ou en faveur du logement, dont le rôle est essentiel en matière de prévention contre le basculement dans la pauvreté.
13S’agissant de l’indemnisation du chômage, deux phases se sont succédé. En 2009, le niveau des aides par chômeur a fortement augmenté, de 10 % en moyenne dans l’Union européenne par rapport à la moyenne des années 2005 à 2008. Certains pays ont enregistré des augmentations très importantes (+ 294 % en Estonie, + 163 % en Bulgarie, + 50 % en Italie). Cette hausse s’explique à la fois par l’effet des plans de relance mais aussi par l’effet de « noria » : en période de forte hausse du chômage, la proportion de nouveaux chômeurs, mieux indemnisés que les chômeurs de longue durée, est plus importante. La tendance à la hausse s’est inversée en 2010, avec l’arrêt des plans de relance et les premières coupes budgétaires. Le nombre de chômeurs de longue durée a alors augmenté dans l’ensemble de l’Union européenne. L’évolution de l’indemnisation de chômage est redevenue proche de celle de la période 2005-2008 (+ 1,5 %), certains pays connaissant même de fortes baisses (– 46% au Danemark, – 29 % en Suède, – 13 % en Espagne, – 11 % au Portugal).
14Au Danemark, la chute du niveau d’indemnisation s’explique par une réforme intervenue en 2010, qui a ramené la durée maximale d’indemnisation de quatre à deux ans. En Espagne, la prime aux demandeurs d’emploi en fin de droits, décidée en 2009 et prorogée en 2010, n’a pas été reconduite en 2011. Certaines catégories vulnérables continuent à en bénéficier dans le cadre du Plan Prepara instauré en 2011 [5] mais l‘augmentation des demandes sous l’effet de la crise a accru les difficultés d’accès à ce programme. Enfin, depuis 2012, le montant de l’allocation chômage est réduit de 10 %, passant de 60 % à 50 % du salaire de référence au bout du 6e mois. Au Portugal, alors que la période de perception de l’indemnité sociale de chômage avait été prolongée par deux fois en 2009 et en 2010, cette évolution positive a été revue à la baisse dès la fin de l’année 2010. Depuis 2012, le montant de l’allocation est réduit de 10 % à partir du 7e mois, passant de 65 % à 55 % du salaire de référence.
15Indépendamment de l’indemnisation du chômage, d’autres types de transferts (minima sociaux, allocations familiales et allocations logement) contribuent fortement à soutenir les revenus des ménages défavorisés. Ces prestations ont elles aussi été affectées par les coupes dans de nombreux pays :
- les allocations familiales ont été réduites au Portugal (suppression de l’augmentation exceptionnelle de 25 % appliquée en 2008), en Espagne (baisse de l’allocation pour les enfants âgés de moins de 2 ans en 2011) et au Royaume-Uni (gel des allocations familiales à partir de 2011),
- les coupes dans les budgets de lutte contre l’exclusion sociale (qui comportent notamment les dépenses de minima sociaux) ont été particulièrement fortes dans certains pays. Au cours de la période 2007-2010, la baisse de ces dépenses a atteint 15 % en Espagne, 20 % en Bulgarie, 27 % au Royaume-Uni, 30 % en Hongrie et 49 % en Roumanie. Au Portugal, les conditions d’éligibilité ont été durcies. Quant au Royaume-Uni, il a restreint l’éligibilité aux minima sociaux pour les parents isolés, en particulier à l’Income Support (fin de droits à compter des 5 ans de l’enfant) et instauré un plafonnement global de l’ensemble des allocations (minima sociaux, logement, etc.) pouvant être perçues par une famille (500 £ par semaine pour les parents avec enfant et 350 £ par semaine pour les personnes seules),
- enfin, en matière d’allocations logement, les coupes ont été fortes en Slovénie, en Hongrie, en Grèce, en Pologne, au Portugal et au Royaume-Uni. Ce dernier pays a décidé d’une série de mesures restrictives : baisse du plafond de référence pour l’aide au logement depuis avril 2011 et instauration d’une « bedroom tax » diminuant l’aide au logement en cas de pièce non occupée (– 14 % pour une pièce non occupée et – 25 % pour deux pièces non occupées) depuis avril 2013.
Notes
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[1]
Au moment de la collecte des données utilisées dans ce focus, la Croatie ne faisait pas encore partie de l’Union européenne
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[2]
Neet est l’acronyme de « Not in Education, Employment or Training ».
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[3]
Les migrants sont ici les personnes nées hors de l’Union européenne.
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[4]
L’intensité de la pauvreté (« poverty gap ») est un indicateur qui permet d’apprécier à quel point le niveau de vie de la population pauvre est éloigné du seuil de pauvreté. L’Insee le définit « comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté. (…) Plus cet indicateur est élevé et plus la pauvreté est dite intense, au sens où le niveau de vie des plus pauvres est très inférieur au seuil de pauvreté » (source www.insee.fr).
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[5]
Le programme Plan Prepara sera maintenu tant que le taux de chômage ne descendra pas sous les 20 %.