1Prenant au pied de la lettre le proverbe selon lequel l’argent seul ne fait pas le bonheur, le petit royaume himalayen du Bhoutan – 46 000 km² de haute montagne entre l’Inde et la Chine – a choisi, dans les années 1970, d’évaluer la qualité de vie de ses ressortissants non pas uniquement en termes de patrimoine et de croissance économique mais à l’aune d’un indice original, baptisé « Bonheur national brut » (BNB). Il s’agissait de prendre en compte d’autres critères pertinents du bien-être répondant aux valeurs fondamentales du bouddhisme, comme la sauvegarde de la culture et de l’environnement (le royaume aspirait également à devenir le premier pays au monde à vivre d’une agriculture « 100 % biologique »), le développement personnel des habitants et la qualité de la gouvernance. Afin d’évaluer l’efficacité des politiques publiques mises en place dans ce cadre, des « conférences du bonheur » étaient régulièrement organisées pour faire le point avec les représentants des intéressés sur chacun des 72 critères composant l’indice. Un tel projet, s’il a largement contribué à promouvoir dans le monde entier l’image du Bhoutan (rapidement connu comme le « pays du bonheur »), n’a cependant pas été épargné par les critiques au sein même du pays. On lui a reproché d’être davantage un sujet de discours idéologique que l’objet d’actions concrètes et de privilégier une partie de la population, l’ethnie politiquement dominante Bothia, à une autre, celle des Lhotsampa, laquelle pouvait, selon certains, être d’autant plus discrètement réprimée que l’attention du monde était mobilisée par le BNB. En juillet 2013, à la suite d’une crise liée aux pressions exercées sur l’économie nationale du pays par ses deux grands voisins ayant conduit à une profonde dégradation de la situation sociale du Bhoutan (chômage, délinquance, alcoolisme...), est arrivé au pouvoir un premier ministre d’opposition dont l’un des premiers actes fut de remettre en cause le BNB. Sans être officiellement abandonné, cet indice, accusé d’avoir détourné les dirigeants du pays des problèmes réels auxquels celui-ci était confronté, est depuis mis en veille.
2Si elle a surtout été associée au Bhoutan, l’idée de pondérer le facteur économique dans la mesure du bien-être ne s’est toutefois pas limitée à cette minuscule partie du monde. Entre 2004 et 2011, pas moins de cinq conférences internationales se sont tenues sur le sujet, la dernière étant placée sous l’égide de l’ONU. Pour sa part, l’OCDE a lancé en mai 2011 son indice interactif «Vivre mieux » qui permet aux citoyens de comparer leur bien-être au sein de 34 pays sur la base de onze critères. Au Canada, le collectif « Pour un Québec sans pauvreté » a, lui, proposé deux concepts : le « produit intérieur doux » et les « dépenses intérieures dures », afin de caractériser les destructions et les souffrances sanitaires et sociales souvent invisibles. Renaud Gaucher (2009) [*], qui se présente comme un « économiste du bonheur », souligne que « mesurer le bonheur, ce n’est pas juste utiliser un indicateur. (…) Il faut prendre un ensemble de mesures (Indice de développement humain, Bonheur intérieur net, Indice du bonheur mondial…) pour avoir une image complète. Surtout, (…) au-delà de mesurer, ce qui compte, c’est de construire des politiques publiques ». En France, c’est sans doute la caution du Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, auteur (avec Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi) en 2009 du rapport de la Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS) [**], qui a popularisé l’idée de prendre en compte d’autres facteurs que la production dans le calcul du bien-être et de la croissance pour explorer utilement de nouvelles voies d’évaluation du bien-être.
Notes
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[*]
Gaucher R., 2009, « Bonheur et économie. Le capitalisme est-il soluble dans la recherche du bonheur ?», Paris, L’Harmattan, coll. « L’esprit économique ».
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[**]
Fitoussi J.-P., Sen A. et Stiglitz J., 2009, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Paris, La Documentation française.