CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La réforme de la décentralisation en discussion au printemps 2013 place les collectivités départementales dans un contexte d’incertitudes. En effet, les Régions voient leurs compétences renforcées tandis que les intercommunalités en zone urbaine sont fortement encouragées à accroître leurs prérogatives, y compris sur le terrain social. Pour autant, l’avenir des Départements ne semble pas compromis, même si la consolidation de leur légitimité nécessitera qu’ils dépassent le rôle gestionnaire qu’ils ont assumé ces dernières années pour s’engager davantage dans des processus de développement social [1] sur leurs territoires. Tant, il est vrai, que l’évolution de la question sociale touche toutes les couches de la population et implique la mise en place de réponses plus préventives et mieux adaptées aux caractéristiques de chaque bassin de vie. En effet, parallèlement à la précarité économique, on mesure tous les jours les effets collatéraux de la transformation de la cellule familiale. Quand aux ruptures de couples s’ajoute la régression des ressources, voire la dispersion géographique des familles, les risques d’isolement et de repli sur soi s’accroissent. C’est d’autant plus vrai que les manifestations de solidarité spontanée régressent partout. Les Français se parlent de moins en moins et le niveau de confiance envers les autres est plus bas [2]. Or, la précarité des liens s’ajoutant à celle des emplois favorise le développement d’une crise identitaire largement induite par l’affaiblissement de tous les repères temporels et spatiaux : un nombre important et croissant de personnes ne se projettent plus dans l’avenir. Ces constats, loin d’être anecdotiques, révèlent donc bien les failles de notre modèle de société et nous obligent à agir de façon encore plus déterminée.

2Pour être à la hauteur de ces défis, les Départements sont donc appelés à renforcer leurs capacités d’observation, non seulement pour mieux définir les diverses politiques sociales dont ils ont la responsabilité (enfance, autonomie, insertion) mais aussi pour mieux connaître les besoins spécifiques de leurs territoires infra-départementaux, quelle que soit leur appellation (circonscriptions, unités territoriales, maisons des solidarités…).

Une planification ancrée sur une observation de plus en plus transversale

3Depuis une vingtaine d’années, l’Odas n’a cessé de constater, à travers diverses études, la préoccupation croissante des Départements de mieux appréhender les besoins sociaux de leur population. Cet intérêt pour l’observation se vérifie à nouveau dans cette dernière enquête qui révèle que la quasi-totalité des conseils généraux s’y sont engagés.

4L’engouement est donc bien réel mais ce n’est que dans un seul registre (celui de la planification des services et équipements médico-sociaux) qu’il s’exprime partout. Car les Départements, qui ont l’obligation de réaliser des schémas pour leurs politiques sectorielles [3], le font après avoir réalisé des diagnostics sur l’état des besoins.

5Bien évidemment, ces diagnostics sont plus ou moins approfondis selon les moyens dont ils disposent pour les réaliser. Cependant, la tendance indéniable qui se dessine est bien celle d’une meilleure maîtrise des données locales disponibles, sachant que les grands organismes statistiques ont fait de grands progrès en ce sens. Ces progrès permettent aussi d’aller vers une diversification des sources d’information et parfois même vers l’implication des partenaires dans le diagnostic, par de l’analyse partagée, voire une réflexion commune sur les priorités d’études.

6De plus, conformément aux exigences d’une vision globale de leurs politiques, quelques Départements commencent à s’engager dans la réalisation de schémas uniques regroupant tous les autres. Tandis que d’autres établissent leur projet stratégique. Il s’agit d’un document moins précis qu’un schéma mais qui, partant d’un diagnostic global, a le mérite de définir des orientations communes à tous les domaines de compétence du Département. La dimension politique se retrouve parfois dans le titre même du projet stratégique, à l’instar de celui du Nord (59) désigné sous le nom de « Projet de mandat ». D’autres Départements sont partis de leur démarche d’Agenda 21 pour réaliser un diagnostic global et élaborer un projet stratégique, comme c’est le cas par exemple en Eure-et-Loir (28) ou en Ille-et-Vilaine (35).

7Les projets stratégiques représentent donc une démarche prometteuse qu’il n’est cependant pas toujours aisé de mettre en œuvre car cette approche généraliste ne facilite pas toujours le lien avec les professionnels de terrain et la société civile, pour produire des effets en termes d’action. C’est pourquoi l’avenir de l’observation sociale va dépendre de plus en plus de la capacité des Départements d’établir une relation de complémentarité entre l’observation par domaine de compétences (dite « verticale ») et l’observation de l’ensemble du département et de ses territoires (dite « horizontale »).

Une connaissance largement perfectible

8Seul un conseil général sur deux ne développe cette observation des territoires à travers la mise en œuvre de diagnostics infra-départementaux [4], pour être en mesure de définir des politiques de prévention voire de développement social adaptées aux spécificités propres à chaque territoire. Et seul un tiers de ces collectivités précisent que la démarche de diagnostic sera suivie de la réalisation d’un projet social de territoire sur tout ou partie du Département. Alors que l’on sait que l’observation n’est utile que si elle se projette dans l’action et s’enrichit de l’évaluation des dynamiques qu’elle a engendrées.

9Cette limite de la performance départementale en matière d’observation des territoires se vérifie également lorsque l’on analyse plus précisément le contenu des diagnostics. Si la quasi-totalité d’entre eux contiennent et mettent en forme des données quantitatives de contexte (96 %) et des données d’activité (85 %), moins de la moitié intègrent une dimension d’évaluation qualitative des besoins et de l’offre de services correspondante. Dans la majorité des cas, les diagnostics sont donc des portraits de territoires, comportant des données démographiques et sociodémographiques contextuelles qui, au demeurant, concernent essentiellement des préoccupations économiques (emploi, revenus, minima sociaux…) et rarement des enjeux relationnels et sociaux [5].

10On comprend alors mieux la difficulté pour les Départements de mobiliser l’observation au profit de l’action. Car cette bonne connaissance de la précarité économique ne peut suffire pour définir un plan d’action en matière de développement social, ni même d’ailleurs de lutte contre les exclusions qui relèvent principalement de dispositifs réglementaires (RSA, CMU, FSL…).

11Cette appréhension est d’autant plus fondée que l’analyse approfondie des diagnostics montre par ailleurs que les indicateurs produits se concentrent essentiellement sur ce qui constitue les difficultés du territoire. Le diagnostic social est en cela révélateur des représentations et des pratiques courantes de l’action sociale, mettant encore majoritairement l’accent sur les défaillances des territoires et des personnes dans une perspective d’aide, plutôt que sur leurs ressources dans une perspective de développement. Or, un diagnostic principalement axé sur des indicateurs négatifs ne peut qu’avoir un effet démobilisateur pour les élus comme pour les professionnels, tout particulièrement dans la perspective d’un travail collectif. Fort heureusement, de plus en plus de Départements s’orientent vers la recherche d’indicateurs de précarité relationnelle et sociale tandis que leur perception de la fragilité des personnes et des territoires évolue pour s’enrichir parallèlement de la découverte de leurs potentiels [6].

Coopérer pour définir les besoins sociaux

12Et ces objectifs pourraient être atteints dans l’avenir car les Départements entendent de plus en plus appréhender l’observation comme une démarche de connaissance partagée. En effet, la nouvelle question sociale, du fait de son caractère anthropologique, va tout naturellement solliciter une multitude de compétences. Si l’on se réfère par exemple au soutien à l’enfance et à la famille qui ne peut être que systémique, il est indiscutable que les caisses d’Allocations familiales (Caf) et les communes ont leur mot à dire en raison de leur responsabilité sur l’accueil des jeunes enfants, l’organi-sation de l’accueil périscolaire, le soutien à la parentalité ou la réussite éducative.

13La démarche de diagnostic nécessite donc d’associer toutes les parties, en précisant le pilotage et le rôle de chacun, sachant que le fait de débattre de ces différents aspects est déjà de nature à enrichir tant les résultats finaux que le processus lui-même. Ce n’est que lorsque ces conditions sont réunies qu’il est possible de recenser toutes les données nécessaires. Leur analyse pertinente est facilitée par les échanges entre des acteurs qui se distinguent par leur expertise et leurs expériences.

14D’ailleurs, plus aucun Département ne rejette l’hypothèse d’un partenariat d’observation mais la mise en œuvre s’avère particulièrement difficile, faute d’avoir une vision commune des responsabilités des uns et des autres. L’absence de clarification des rôles respectifs de l’État et des collectivités locales mais aussi des collectivités locales entre elles et avec les institutions (organismes de protection sociale, grandes associations…) ne facilite guère la coopération.

15Cela est particulièrement perceptible dans la relation des Départements et des Villes. En effet, bien que les Départements participent de plus en plus aux démarches d’analyses des besoins sociaux (ABS) engagées par les Villes et les prennent réciproquement en considération dans leurs propres diagnostics territoriaux, l’échange d’informations s’avère plus quantitatif que qualitatif. On se transfère réciproquement des données mais il est rare qu’on les interprète en commun et autour de priorités définies ensemble.

16Concrètement, parmi les 55 départements déclarant mener une démarche de diagnostic sur les territoires infra-départementaux, seuls neuf d’entre eux parviennent à établir avec certaines communes ou leur intercommunalité des objectifs communs de développement social. C’est ce même type de coopération que l’on peut observer en ce qui concerne les relations avec les Caf et la situation, loin de s’améliorer, est aujourd’hui compromise par la complexité du RSA qui entrave leur fonctionnement. Cela est d’autant plus regrettable que les départements reconnaissent tous l’importance du partenariat avec les Caf, afin d’optimiser leur complémentarité et mutualiser leur expertise.

17Ce souci d’une observation plus partagée s’exprime aussi en ce qui concerne l’introduction dans la démarche d’observation partagée d’un nouveau partenaire : l’habitant. La plupart des départements reconnaissent que l’habitant, qu’il soit bénéficiaire des politiques sociales ou simplement usager des services publics de droit commun, détient une incontournable expertise d’usage, liée à la connaissance de son territoire, à l’appréciation des services auxquels il a accès et, plus globalement, à la perception du rôle de la puissance publique dans son quotidien. Mais chacun sait qu’il existe plusieurs niveaux de participation : information, consultation, concertation, coconstruction. Or, dans l’immédiat, les initiatives que les Départements ont prises sur le terrain de la participation sont plutôt d’ordre symbolique. Même si on peut noter que deux départements déclarent associer des habitants lors du comité de pilotage des diagnostics de territoires et sept départements lors de séances d’analyse partagée. Parmi les obstacles cités pour expliquer ce décalage entre les intentions et la réalité apparaissent des difficultés opérationnelles, comme la monopolisation de la parole par des citoyens qui, habitués à ce type de démarches, se transforment en professionnels de la représentation mais surtout des réticences d’ordre politique à accepter d’autres légitimités que celle issue des élections.

L’enquête sur l’état et les perspectives des dispositifs d’observation des départements de l’Observatoire national de l’Action sociale décentralisée (Odas)

Cette enquête, réalisée en 2012 auprès de tous les départements a recueilli un taux de réponse de 84 %. Elle a permis d’une part de faire le point sur les initiatives qu’ils prennent pour renforcer la qualité de leur planification en matière sociale et médico-sociale. Elle a d’autre part fourni des enseignements précieux sur le niveau de connaissance que les Départements détiennent à propos de leurs territoires infra-départementaux et sur le niveau de coopération institutionnelle que l’observation sociale pourrait susciter dans l’avenir.
Dans cette étude, l’observation renvoie à une démarche de production de connaissances, concernant aussi bien les territoires et leurs habitants que les politiques menées, réalisée dans le but de faire émerger les enjeux, les ressources et les besoins (étape de diagnostic) et d’apprécier les impacts de l’action menée par rapport aux objectifs définis (étape permettant la compréhension fine des politiques menées, avec une dimension évaluative). De fait, l’observation n’est pas une fin en soi. C’est son lien à l’action qui lui donne toute sa légitimité.

18C’est pourquoi l’optimisation des démarches engagées par les Départements en matière d’observation va dépendre très largement de la capacité qu’ils auront de percevoir autrement leur rôle stratégique, malgré des difficultés financières croissantes et l’augmentation des besoins. L’observation ne pourra se développer durablement sur le terrain qualitatif et opérationnel que si les départements déplacent le centre de gravité de leurs politiques de la réparation vers la prévention, tout en reconnaissant sans ambiguïté le caractère polymorphe de la crise, dont l’origine n’est pas seulement économique. L’avenir de l’observation départementale est donc bien lié à la capacité des Conseils généraux de se projeter de l’action sociale vers le développement social, avec l’ambition de revitaliser la citoyenneté, de repenser la solidarité et d’enrichir la démocratie par la mobilisation de toutes les énergies, celle des collectivités, des institutions mais aussi des habitants.

Notes

  • [1]
    Le développement social peut être défini comme une démarche visant à irriguer l’ensemble des politiques publiques d’une aspiration volontariste à la reconstruction du lien social et de la citoyenneté, mais aussi comme une nouvelle pratique sociale axée sur l’implication de tous les acteurs institutionnels et des habitants dans le développement d’initiatives aptes à renforcer les solidarités de proximité à travers la vie associative, les réseaux d’écoute et d’entraide ou encore les dynamiques intergénérationnelles.
  • [2]
    Lire notamment les résultats et analyses du Baromètre DGCS-Credoc sur la cohésion sociale et les risques d’isolement et de repli sur soi des Français. « Baromètre de la cohésion sociale 2012. La peur du chacun pour soi », Collection des Rapports, Mission Analyse stratégique, Synthèse et prospective, octobre 2012, n° 282.
  • [3]
    Secteurs de l’autonomie, de l’enfance et de l’insertion.
  • [4]
    C’est-à-dire sur un périmètre inférieur à celui du territoire du département.
  • [5]
    Parmi les indicateurs relationnels et sociaux, on peut citer notamment l’analyse territorialisée des informations préoccupantes et de leurs causes, le niveau de mobilité de la population, l’isolement et la solitude des personnes, l’état du bénévolat, la composition des familles avec notamment la question des familles monoparentales, la population scolarisée et le taux de réussite, l’importance des incivilités et de la délinquance…
  • [6]
    Observatoire national de l’Action sociale décentralisée (Odas), 2010, « La place des parents dans la protection de l’enfance : contribution à une meilleure adéquation entre les pratiques et le droit ».
Maud Gallay
Chargée d’étude et coordinatrice de la recherche action « Territorialisation et cohésion sociale », Observatoire national de l’action sociale décentralisée (Odas).
Caroline Megglé
Titulaire du master de stratégies territoriales et urbaines de l’Institut d’Études Politiques de Paris, Caroline Megglé a rejoint l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (Odas) en janvier 2010 en tant que chargée d’études « action sociale départementale ». À ce titre, elle est chargée d’animer plusieurs groupes de travail (stratégies et organisations, finances) et représente l’Odas dans différentes instances et manifestations nationales.
Claudine Padieu
Diplômée de l’École nationale de statistique et de l’administration économique (ENSAE), elle fut administratrice de l’INSEE jusqu’en 2003. Directrice des études de l’ENSAE (1963-1975), elle a ensuite mis en place l’Observatoire des entrées dans la vie active au Cereq (1975-1981), puis assumé la responsabilité des statistiques au ministère de la Culture. Enfin, pendant ses quinze dernières années de carrière, elle a été conseiller auprès des directeur généraux successifs de l’Action sociale, au ministère. Depuis 1990, Claudine Padieu est directrice scientifique de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (Odas).
Jean-Louis Sanchez
Successivement journaliste, enseignant en droit et directeur général de collectivités territoriales, il a fondé en 1990 l’Observatoire national de l’Action sociale décentralisée (Odas), dont il est toujours le délégué général. Il est également directeur de publication du Journal de l’action sociale et président du collectif Appel à la Fraternité. Parmi ses publications : 2001, Décentralisation : de l’action sociale au développement social, état des lieux et perspectives, Paris, l’Harmattan ; 2008, Préface, Se former au développement social local, Paris, Dunod.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/02/2014
https://doi.org/10.3917/inso.179.0070
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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