1Dans la notice qu’il consacre au « Territoire » dans le Nouveau dictionnaire critique d’action sociale [*], à partir d’une approche anthropologique, le sociologue Jacques Beauchard montre les ambivalences de cette notion. En premier lieu, il dénonce la banalisation du terme qui, pour certains, pourrait être l’équivalent de termes comme « espace », « local » ou « zone ». Il y a une idée centrale dans le concept de territoire qui lui est spécifique : celle d’ordre projeté sur une étendue géographique. Il n’ y a pas de territoire sans pouvoir, que ce soit celui d’un État ou d’une collectivité. Il n’y a pas de pouvoir sans juridiction, comme le montre l’épisode mythique de la fondation de Rome dont l’enceinte fut tracée par un soc de charrue. La délimitation du territoire résulte du droit au sens où sont impliquées les notions d’ordre et de propriété.
2Le territoire peut aussi être l’effet d’une subjectivation : il s’agit alors d’un espace vécu, des formes spatialisées de la quotidienneté et, en tout cas, d’une certaine appropriation à distance des pouvoirs. Cette autre façon de se représenter le territoire comporte des risques, notamment celui de perdre de vue les aspects politiques et polémiques. Pour l’auteur, il y a toujours violence dans la constitution du territoire qui est conquis et construit par la force, à la suite d’une « prise de terre ». Pourtant l’établissement de la frontière ne sert pas qu’à délimiter un dedans et un dehors, c’est aussi l’occasion de produire de l’échange et de la mitoyenneté.
3Deux processus affectent le territoire : la déterritorialisation et l’homogénéisation. Le premier renvoie aux espaces virtuels en ligne qui échappent jusqu’à un certain point à la loi du territoire – mais pas totalement, comme le montre l’exemple des relations entre Google et la Chine à propos du contrôle des messageries des internautes. Le second processus est parfaitement illustré par la départementalisation française. À la Révolution, c’est la division en départements qui unifie le territoire national, promouvant l’égalité et aboutissant, à terme, à l’idée de local. Cette dynamique s’opposait nettement à celle prévalant au temps de la royauté. Les régions n’avaient alors qu’une forme floue tandis que les frontières du royaume étaient bien établies. Aujourd’hui, les régions ajoutent un niveau territorial en termes de compétences et de pouvoirs locaux.
4L’approche anthropologique ne peut passer sous silence les dimensions sensibles du territoire. Il y a une France « d’en bas » qui cherche à lutter contre la déterritorialisation et l’homogénéisation et contre le dernier processus en cours, l’urbanisation. Cette approche consiste à rendre compte de l’épaisseur des lieux et de l’hyperdiversité locale (36 000 communes et 3 000 cantons), voire à consentir à s’inscrire dans une nostalgie de la référence provinciale ou d’un certain nationalisme.
Notes
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[*]
« Territoire », in Barreyre J.-Y. et Bouquet B., 2006, Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Paris, Bayard, p. 574-576.