CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les systèmes de protection sociale connaissent une évolution convergente en Europe. Les grandes collectivités, en particulier les communes, tendent ainsi à devenir le pôle organisateur des politiques sociales. Ce « second welfare » a vocation à répondre plus efficacement à des besoins toujours plus différenciés et croissants, dans la mesure où sa régulation est décidée au plus proche des populations. Ce mouvement de réorganisation locale soulève des enjeux cruciaux en matière d’égalité des territoires, de redistribution et donc de financement.

2Le processus de mutation des sociétés industrielles, amorcé dès les années 1970, a transformé en profondeur les exigences de protection sociale et la structure des risques auxquels faisaient front les différents programmes nationaux de protection sociale. Pendant cette période, les systèmes locaux d’intervention sociale ont accru leur importance dans tous les pays développés. Après avoir expliqué les dynamiques qui ont conduit au développement de systèmes locaux de protection sociale [1], alternatifs ou complémentaires aux systèmes nationaux, cet article aborde les enjeux liés à l’affirmation d’une protection sociale locale et ses possibles retombées en termes d’inégalités et de citoyenneté. Il tente d’évaluer enfin, comment la crise actuelle aggrave ces retombées.

D’une protection sociale nationale à une protection sociale locale

3Les processus de mutation qui ont touché tous les pays industrialisés ont concerné plusieurs secteurs de la vie individuelle et institutionnelle : économique, sociodémographique, social, politique. En matière d’emploi, les restructurations industrielles et la tertiarisation rendent les carrières plus hétérogènes et instables qu’elles ne l’étaient durant la phase de forte expansion manufacturière. Les travailleurs, confrontés à des carrières instables, sont touchés par un individualisme croissant, et de moins en moins représentés par des syndicats et des associations professionnelles. Au niveau des courbes démographiques et des modalités de constitution des familles, l’hétérogénéité et l’instabilité des ménages augmentent. La famille nucléaire avec deux ou trois enfants à charge devient moins courante, du fait de l’allongement de l’espérance de vie, de la diminution des mariages et des naissances, et de l’augmentation des divorces et de personnes vivant seules. En outre, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail repose le problème de leur investissement dans les tâches domestiques et les soins à la personne, et conduit à développer de nouvelles modalités de conciliation entre activités professionnelles et familiales (Naldini et Saraceno, 2011; Esping-Andersen, 2009).

4À ce contexte compliqué de transformation s’ajoute une vague massive d’immigration qui touche tous les pays industriels avancés (y compris ceux d’Europe continentale, comme la France, qui avaient déjà connu des périodes d’immigration). Cette vague migratoire s’inscrit dans un contexte d’instabilité croissante de l’emploi et d’une généralisation du travail peu rémunéré dans le tertiaire qui n’attire plus les travailleurs nationaux. Ce contexte renforce les difficultés d’insertion professionnelle, sociale et d’accès au logement des immigrés (Faist, 2000 ; Scheffer, 2011).

5Pour faire face à la demande de protection à l’égard des nouveaux risques générés par ces transformations, les systèmes de protection sociale des pays industrialisés voient désormais leurs ressources limitées par la globalisation. L’augmentation des dépenses publiques nationales semble incompatible avec l’exigence de maintenir de hauts niveaux de compétitivité économique. Par ailleurs, il devient difficile de répondre de façon efficace à une demande sociale, toujours plus hétérogène et individualisée, avec des instruments traditionnels, rigides et standardisés (Esping-Andersen, 2002).

6Dans ce contexte se profile donc un nouveau système de protection sociale, plus local, mais aussi plus orienté vers la responsabilisation des bénéficiaires (que traduit le terme anglo-saxon d’« empowerment ») et la mobilisation des acteurs locaux du public et du privé. Le système local de protection sociale mobilise le secteur tertiaire, le volontariat et les entreprises. Parfois nommé « second welfare » (Ferrera et Maino, 2011), il est davantage mis en œuvre localement et plus tourné vers l’investissement et l’innovation (Morel et al., 2011). Il est favorable à la privatisation de certains secteurs de la protection sociale (conformément aux doctrines néolibérales). En Europe, la transition de ces dernières décennies s’est accompagnée d’un développement de démarches de coordination sociales, effectuées par les institutions de l’Union européenne, dans le domaine des politiques sociales (Ferrera, 2005).

7Le processus de transformation de la protection sociale dans tous les pays industrialisés est poussé par deux forces conjuguées mais distinctes :

  • la nécessité de trouver des réponses efficaces à des besoins de prise en charge plus individualisés, fragmentés et hétérogènes, et d’étendre des services sociaux et des politiques actives ;
  • l’exigence de faire face aux ressources insuffisantes dont les États nationaux disposent, dans un contexte de critique croissante à l’égard de la légitimité de la dépense publique.

8Ces deux forces sont porteuses de stratégies de réforme de la protection sociale qui ne sont pas toujours conciliables. D’un côté, il faut promouvoir une couverture plus articulée et efficace des risques provoqués par les transformations susmentionnées, et, de l’autre, on cherche à économiser et à réduire la dépense publique. Une protection sociale plus articulée et différenciée selon les besoins pose des problèmes en termes d’inégalités et d’exigibilité des droits sociaux liés à la citoyenneté, même hors période de coupes budgétaires. Mais en présence d’une réduction générale des moyens – comme c’est bien souvent le cas en cette période de crise économique sévère et persistante – il risque d’ouvrir des brèches dans la protection, là où les innovations locales, l’empowerment et l’activation des ressources, ainsi que la mobilisation des acteurs privés ne sont pas capables de combler les vides et/ou de compenser le redimensionnement de l’intervention publique nationale en faveur des droits sociaux liés à la citoyenneté (Marshall, 1964).

La protection sociale locale comme innovation sociale

9L’idée que la protection sociale locale est plus efficace pour identifier et prendre en charge des risques de moins en moins standardisés est fortement soutenue par la Commission européenne par le biais du principe de subsidiarité verticale, qui est devenu une règle fondamentale dans l’organisation des politiques publiques des États nationaux (Kazepov, 2008). Ce concept affirme que l’intervention publique en matière d’intervention sociale doit être réalisée au niveau le plus proche du bénéficiaire – et qu’elle peut ainsi mettre en place des mesures efficaces de protection. Ce point, qui semble banal, comporte en réalité des enjeux controversés.

10Le premier point à discuter est ce qu’on entend par système local de protection sociale. On peut le définir comme « le croisement actif entre les aspects économiques, politiques et sociaux d’un contexte local qui donnent vie à une configuration spécifique des besoins de la population locale et à une configuration spécifique des acteurs locaux fournissant des services de protection sociale » (Andreotti et al., 2012). Ainsi, les systèmes de protection sociale locaux ne sont pas simplement définis par le niveau institutionnel de compétence de la régulation, mais par l’ensemble des besoins de la population et des acteurs qui concourent à la régulation et à l’élaboration des services et des prestations de protection sociale. De fait, le niveau local correspond à la commune, qui est souvent l’institution publique qui élabore effectivement les services sociaux et qui met en œuvre de nombreuses politiques de soutien [2]. Dans les grandes métropoles, il peut exister un niveau de décentralisation plus localisé (territoire, quartier, communes comme à Rome ou Paris) qui peut dans certains cas avoir des responsabilités limitées en matière de protection sociale. Toutefois, quand on parle couramment de protection sociale locale, c’est presque toujours pour désigner le niveau communal et le cas particulier des villes moyennes et grandes, où se concentre la majorité de la population des pays industrialisés avancés. Si on affirme que la protection sociale locale est celle des villes, certains points s’imposent alors à la discussion.

11Si les communes tentent de faire face à un besoin de plus en plus articulé et diversifié de politiques sociales, on doit se demander comment et à quelles conditions peuvent s’élaborer, à ce niveau, des mesures et des services sociaux efficaces. Il est évident que pour produire une telle intervention avec efficacité, il ne suffit pas d’être au niveau le plus proche des bénéficiaires. Les ressources financières et professionnelles doivent être suffisantes pour pouvoir réaliser des interventions de soutien et de protection sociale. Un premier point tient à la dimension de la collectivité locale. Si les grandes villes peuvent trouver le moyen de décentraliser les interventions sociales tout en conservant des économies d’échelle acceptables, les petits organismes locaux, surtout quand ils sont situés dans des territoires éloignés et géographiquement isolés, rencontrent de sérieux problèmes dans le développement d’une intervention efficace (que ce soit en termes de ressources financières ou en termes de professionnalisme). C’est surtout pour cette raison que, à partir des années 1980, certains pays européens, notamment scandinaves, ont réformé en profondeur les organisations municipales, en fusionnant les petites communes et en dotant ces nouvelles collectivités locales qui rencontraient des problèmes d’isolement de moyens de transport exceptionnels (comme des hélicoptères, surtout destinés au transport des malades), financées par l’Etat. Ce type de réforme a un coût politique élevé car les populations ont tendance à défendre leurs identités locales, mais elle a aussi un coût financier. Ainsi, il faut souligner que les pays ayant réussi à réaliser une transition en faveur d’une protection sociale locale, lorsque la période économique était favorable, jouissent à présent d’avantages importants, tandis que les retardataires risquent de manquer la fenêtre d’opportunité favorable au renouvellement institutionnel (Bonoli, 2007; Kazepov, 2010).

12Mais la question des ressources financières et humaines pour le développement des politiques sociales locales se pose également à un niveau plus national. Les collectivités locales ne disposent habituellement pas de ressources suffisantes pour promouvoir ces nouvelles interventions qui ont un coût élevé si elles doivent être articulées et incitatives pour l’emploi, que ce soient des services éducatifs des enfants en âge préscolaire et de prise en charge des personnes âgées dépendantes, des activités de médiation culturelle indispensables à l’insertion des immigrés, ou encore les programmes d’activation de l’insertion professionnelle.

13Or, le coût de la protection sociale lié aux programmes de sécurité de l’emploi est souvent passé sous silence quand on loue le succès des programmes de flexisécurité dans les pays scandinaves. Cette protection est coûteuse que ce soit dans sa composante, la plus répandue, de soutien au revenu des employés en difficultés, ou dans les activités de formation continue et d’accompagnement au travail, qui sont une composante des politiques sociales locales.

14En premier lieu, l’État doit transférer des ressources financières ou consentir à la mise en place de prélèvements fiscaux directs en faveur des organismes locaux. Dans tous les cas, les conflits inévitables à propos du montant et du contrôle de la dépense publique ne font que s’aggraver en périodes de crise.

15Toujours à propos des ressources, il faut souligner que les politiques sociales locales peuvent efficacement valoriser l’apport des activités de bénévolat et d’associations à but non lucratif (l’intervention privée à caractère social) et créer des synergies avec les entreprises privées qui produisent des services pour le marché. On parle alors de « second système de protection sociale » ou de « second welfare » et de subsidiarité horizontale, au sens où on promeut l’initiative privée pour économiser certaines dépenses publiques. Par exemple, il est sans doute vrai que, à une échelle locale, on peut identifier des institutions de l’économie sociale et solidaire ou des entreprises avec qui nouer des partenariats pour réaliser des activités correspondant à ce nouveau système de protection sociale. L’expérience des contrats d’insertion prévus dans les programmes de revenu minimum donne à voir des accords diversifiés avec des entreprises aux objectifs variés (formation, insertion par le travail ou par le logement, médiation familiale ou culturelle.) Pour autant, la mise en route de la synergie avec le second welfare ne résout pas les difficultés relatives aux ressources financières limitées. L’intervention de ce second système de protection sociale ne se fait pas à coût constant pour l’État et pour les organismes locaux, car les entreprises ont souvent besoin de subventions publiques pour fonctionner. Dans les secteurs de production des services de protection sociale, le marché n’abaisse pas nécessairement les coûts mais peut en revanche abaisser la qualité des services eux-mêmes. En outre, mettre en synergie les politiques sociales locales et l’intervention privée impose aux administrations locales d’acquérir des compétences et un savoir-faire leur permettant de favoriser la coordination et de contrôler des nouvelles formes d’offre de protection sociale. Le développement de ces compétences et de ce savoir-faire a lui aussi un coût économique auquel les collectivités locales doivent être capable de faire face.

Transformation de la protection sociale et inégalités

16La question centrale de la transformation contemporaine de la protection sociale et du développement de ses formes locales concerne les inégalités sociales et géographiques. Le déclin des formes de soutien standardisé et universaliste face à une société plus diversifiée et instable modifie partout le système des inégalités, mais ce changement est différent selon les contextes locaux et nationaux.

17Les municipalités n’ont pas les mêmes ressources propres qu’elles soient financières, humaines ou en terme de potentiel d’implication des organismes non lucratifs de solidarité et d’entreprises privées. De plus, au sein d’un même territoire, les interventions de protection peuvent privilégier certains groupes sociaux au détriment d’autres, et les ressources du secteur social non lucratif sont presque toujours orientées vers certains groupes particuliers. De fait, le second welfare ne peut jamais être universaliste.

18La transformation de la protection sociale par différenciation au niveau local remet en question les droits sociaux liés à la citoyenneté tels que T.-H. Marshall les décrivait en 1964. Le bénéfice de ces droits était lié à une société relativement homogène et disposant de ressources croissantes.

19Certaines conditions peuvent faciliter la transformation en cours et réduire la montée des inégalités sociales et d’érosion des droits sociaux liés à la citoyenneté. Il s’agit de la participation des différents acteurs (locaux et non locaux, publics et privés), des associations et des mouvements sociaux présents sur le territoire. C’est par ce type de participation que l’on peut chercher à développer un système local de protection sociale efficace et capable de contrôler les inégalités sociales et territoriales, et de ne pas compromettre les droits sociaux liés à la citoyenneté.

20Nous pouvons, un peu schématiquement, résumer ces conditions comme suit :

  • un cadre régulateur national et supranational ayant pour but de fixer les niveaux minimaux de soutien social, et d’intégrer le financement des collectivités locales ;
  • des collectivités locales d’une taille suffisante et disposant de ressources financières et des compétences suffisantes pour mettre en œuvre des services et des prestations ;
  • des capacités à valoriser et organiser la coordination des actions du secteur social non lucratif et du secteur marchand ;
  • des capacités à identifier, rejoindre et impliquer les individus qui ont le plus besoin de protection et de services sociaux ;
  • le développement de ressources opérationnelles permettant d’intervenir rapidement pour protéger et soutenir les populations les plus défavorisées ;
  • une force et une volonté politique à tous les niveaux (national et local) suffisantes pour lutter contre les discriminations à l’égard de certaines minorités et de certaines situations jugées indignes par la majorité de la population.

21La réalisation de certaines de ces conditions se révèle particulièrement problématique dans la crise actuelle.

Crise et perspectives

22La crise est en train d’accroître la tension entre les deux aspects de la transformation de la protection sociale : d’une part, la nécessité d’inventer de nouvelles modalités de protection pour un nombre croissant d’individus en difficulté aux profils et aux besoins hétérogènes et, d’autre part, la nécessité de maîtriser voire réduire les dépenses publiques. Le premier aspect continue à promouvoir le niveau local comme le champ d’application le plus efficace pour créer des pratiques innovantes de soutien en faveur d’un public de plus en plus différencié d’individus aux ressources diversifiées – l’activation des bénéficiaires et l’implication d’organismes relevant du marché et du privé social – qui ne peuvent être identifiées et mobilisées qu’à un niveau local. Le second aspect, inversement, impose presque toujours une tendance à la recentralisation, surtout pour garantir la rigueur et des coupes budgétaires mais, dans certains cas, également pour réduire les inégalités sociales et territoriales.

23La crise a des effets négatifs aussi bien en termes de transformation de la demande de protection sociale qu’en termes d’offres d’interventions de soutien. Concernant le premier point, l’impact de l’augmentation du chômage, notamment pour les jeunes, est notable. La crise de l’emploi se traduit par une croissance de la population pauvre, par une réduction du pouvoir d’achat des ménages et de leurs capacités à faire face aux soins et à l’éducation des enfants et de jeunes, comme à s’occuper d’autres membres faibles de la famille (malades chroniques ou personnes âgées dépendantes). La carte de la crise de l’emploi montre des niveaux élevés dans tous les pays de l’Europe méridionale, mais avec des différences locales importantes qui atteignent des niveaux dramatiques dans certaines villes de Grèce, en Italie méridionale, en Espagne et au Portugal. Là, une régulation centrale faible combinée à des ressources financières et professionnelles insuffisantes tend à aggraver sur un plan local aussi bien des déficits croissants d’intervention que de fortes inégalités territoriales et sociales.

24La crise de l’emploi ralentit les flux migratoires, mais elle a presque toujours tendance à accentuer la sélection des migrants au profit des femmes, des familles, des rapprochements familiaux, et donc des mineurs. Par conséquent, la demande de services locaux de protection sociale en faveur de l’intégration d’une population multiethnique ne baisse pas et cette demande en faveur d’innovations sociales pour les immigrés est très variable en fonction du territoire. Dans les villes où les nouveaux immigrés avec famille à charge sont nombreux et où le taux de chômage est élevé, y compris chez la population autochtone, les difficultés du système local de protection sociale peuvent se traduire par des conflits, des discriminations voire des dérives populistes et xénophobes. Dans tous les cas, la persistance de la crise économique a tendance à se traduire par un niveau de compétition plus élevé entre les différents groupes sociaux en difficulté qui voient leurs ressources diminuer et s’éparpiller. Là où la régulation nationale est faible, comme dans les pays d’Europe méridionale et orientale, et où les ressources locales et les transferts financiers nationaux sont limités, la compétition tend à désavantager les individus les plus faibles et à accentuer d’autant les inégalités.

25La souffrance financière liée à la crise ne se répand pas de façon homogène dans tous les territoires. Certaines villes d’Europe méridionale font face à une montée dramatique du chômage et de la pauvreté avec des moyens publics très limités, ainsi qu’un secteur privé et un bénévolat fragiles, rendus plus vulnérables par la crise. Face à ces enjeux, l’impact de l’innovation en termes de protection sociale est limité et, au mieux, se concentre sur certaines zones considérées localement comme prioritaires, amplifiant ainsi à l’échelle locale les inégalités.

26L’exigence de contrôle de la dépense publique et la nécessité d’atténuer les inégalités sociales et territoriales qui caractérisent le nouveau système local de protection sociale produisent diverses formes de recentralisation de l’intervention publique de protection sociale. La crise accentue la tension entre la nécessité de réduire et maîtriser les dépenses publiques et celle de maintenir sous contrôle la montée des inégalités.

27L’innovation locale peut favoriser des formes de mutualisation des coûts, mais ne réussit pas à contenir les inégalités. Ainsi, là où la recentralisation s’appuie sur une coupe drastique des ressources – le cas de la Grèce semble à cet égard l’exemple le plus radical –, les formes classiques de redistribution permises par la protection sociale (retraites, assistance-santé et ainsi de suite) reculent. En revanche, les politiques sociales locales innovantes se dégradent également et au lieu de développer des services d’activation individualisés et articulés, ces dispositifs s’attachent à remédier au déficit de la protection sociale en faveur de groupes sociaux particuliers. Ainsi, les processus de recentralisation qui entendent répondre à la crise et réduire la dépense publique peuvent finir par accentuer les inégalités tout en réduisant fortement la protection sociale de tous les citoyens.

28L’innovation locale en matière de protection sociale pallie, en partie, la surcharge liée aux nouvelles demandes des citoyens et aux nouveaux risques, mais n’est pas capable de maintenir sous contrôle les inégalités et les déficits concernant les droits sociaux liés à la citoyenneté. La crise durcit cette tension car elle rend à la fois plus importante l’innovation des politiques sociales locales pour répondre aux demandes non prises en charge, mais elle demande aussi un contrôle central plus fort et une maîtrise des dépenses.

Notes

  • [1]
    NDLR : L’expression « système local de protection sociale » a été choisie pour traduire l’expression italienne de sistema di welfare locale, qui s’inspire elle-même de la notion de welfare mix. En passant d’une focale nationale à une focale locale, l’analyse des politiques sociales met ainsi en évidence une réalité plus riche en termes d’acteurs. Leurs statuts sont divers, leurs ancrages locaux variables et leur histoire faite de traditions parfois opposées (des congrégations religieuses aux patronages laïcs)… Les systèmes locaux de protection sociale cherchent à intégrer toutes les mesures disponibles localement qu’elles soient nationales, régionales, locales, mais aussi les publiques, privées, marchandes, associatives… (Merci à Olivier Giraud pour l’aide qu’il a apportée sur ce point).
  • [2]
    NDLR : à l’échelle européenne, la notion de commune recouvre des réalités hétérogènes en termes démographiques ou de superficie. Pour une surface relativement comparable à la France, la Suède n’est divisée qu’en 290 communes pour une population 6 fois plus faible. La commune suédoise constitue un échelon intermédiaire entre l’intercommunalité et le département français, concentrant toutes les compétences en matière d’action sociale, alors qu’en France, c’est le conseil général et non la commune qui est le chef de file de l’action sociale. Cet article qui met en œuvre une démarche comparée qui, par nature, tend à gommer la disparité. Sa lecture invite à apprécier la dynamique globale qui tend vers une organisation locale des politiques sociales plutôt que de s’en tenir à un débat sur la définition stricte de l’échelon destinataire de la décentralisation.
Français

La tendance à la territorialisation des politiques sociales fait partie d’un processus plus général de transformation des sociétés industrialisées. La territorialisation des politiques sociales est censée mieux répondre à la plus grande hétérogénéité et complexité sociale de la demande de protection sociale de la part des citoyens. Cette tendance présente des avantages, mais elle entraîne aussi des risques majeurs en termes de citoyenneté, et d’inégalité sociale et spatiale. Par ailleurs, la crise économique et les réductions budgétaires qui y sont liées affaiblissent la possibilité de réaliser des systèmes locaux d’intervention sociale efficaces. Dans plusieurs pays, la crise a plutôt contribué à une « nouvelle » centralisation, qui ne se traduit pas nécessairement par une meilleure capacité à répondre aux besoins des citoyens.

Références bibliographiques

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Alberta Andreotti
Alberta Andreotti est professeure assistante de sociologie à l’Université de Milan-Bicocca, où elle travaille au sein de l’Observatoire de la nouvelle pauvreté urbaine. Elle est membre associé du programme international « Cities are back in Town », piloté par Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur le capital social et les réseaux sociaux, les systèmes locaux de protection sociale, les classes moyennes urbaines, la pauvreté dans les villes. Parmi ses publications récentes : avec Le Galès P. et Moreno-Fuentes F.J., 2012, « Controlling the Urban Fabric : The Complex Game of Distance and Proximity in European Upper-Middle-Class Residential Strategies », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 37.
Enzo Mingione
Enzo Mingione est professeur de sociologie à l’Université de Milan-Bicocca. Il coordonne le programme doctoral de l’Institut italien des sciences humaines de Florence. Il préside le SCISS (Studi Comparativi e Internazionali in Scienze Sociali, Bicocca). Il a créé l’International Journal of Urban and Regional Research. Parmi ses ouvrages, on notera en 1981, Social Conflict and the City, Oxford, Blackwell ; avec Nanneke Redclift (dir.), 1985, Beyond Employment, Oxford, Blackwell ; 1991, Fragmented Societies, Oxford, Blackwell ; (dir.), 1996, Urban poverty and the Underclass, Oxford, Blackwell ; 1998, Sociologia della Vita Economica, Roma, Carocci ; avec Enrico Pugliese, 2010, Il lavoro, Roma, Carocci.
Article traduit de l’italien par 
Amélie Leclerc-Lemel
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/02/2014
https://doi.org/10.3917/inso.179.0028
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