1Avec la première vague de décentralisation au début des années 1980, qui a transféré aux conseils généraux une part de la mise en œuvre des politiques sociales, le « département-providence » a incarné la dimension territoriale d’un système relevant jusqu’alors de l’État-nation. Aujourd’hui, son rôle et son statut sont remis en cause par la convergence de plusieurs phénomènes : concurrence de nouveaux échelons institutionnels, renouvellement des besoins sociaux, crise des budgets départementaux.
2Dans les années 2003-2004, le dénommé « Acte II » de la décentralisation avait porté au devant de la scène l’idée d’un « département–providence » [1]. Ce terme entendait mettre en évidence dans le champ de l’action sociale la montée en puissance de la collectivité départementale, cette dernière s’étant vu confier progressivement la mise en œuvre de larges pans des politiques assistancielles (Lafore, 2004) : non pas que cette situation soit véritablement nouvelle, puisque le département est de longue date un opérateur important dans ces domaines depuis les réformes de l’assistance en 1935, jusqu’à la création de l’aide sociale en 1953-1954 ; mais parce que, décentralisation oblige, il a bénéficié à la fois d’un élargissement continu du champ de ses compétences ainsi que de la maîtrise globale d’attributions qui, avant 1983, étaient en réalité assumées principalement par l’État même si elles étaient formellement remises au département [2]. L’expression était toutefois inappropriée puisque, n’embrassant en réalité que l’action sociale, de plus seulement en partie, le « département-providence » n’a rien à voir avec l’État-providence auquel on empruntait la dénomination, ni dans l’étendue des attributions ni dans leur nature et leur portée. Il s’agissait cependant, par un effet d’image, de mettre en évidence un processus de concentration de l’action sociale dans le champ des attributions de la collectivité départementale.
3Alors que se profile un Acte III de la décentralisation, on peut à bon droit s’interroger sur la place et le rôle de la collectivité départementale, principalement dans le champ de l’action sociale : si la législation a tendu longtemps à conforter le département, quelle est aujourd’hui sa situation ?
Les incertitudes relatives à la position institutionnelle du département
4Depuis le rapport Attali [3] de 2007 ainsi que les travaux de la commission Balladur [4] qui ont été rendus publics en 2008, la question des niveaux d’administration locale, de leur trop grand nombre et des voies et moyens permettant de mettre fin au « mille-feuille » administratif a été nettement posée. Et en quelques mois, chose impensable auparavant, un tabou a été levé : ne faudrait-il pas supprimer l’échelon départemental ainsi que la collectivité territoriale qui l’incarne depuis la Révolution ? Par rapport aux présupposés du processus de décentralisation engagé en 1982, c’était là un retournement total. La décentralisation « Defferre » des années 1980 avait été résolument départementaliste, cette collectivité bénéficiant d’un volume très important de transferts d’attributions et connaissant en conséquence une croissance considérable de ses moyens humains et financiers ; l’Acte II de 2003-2004, bien que lancé avec une visée « régionaliste », semblait constituer une forme d’apogée de ce processus, conforté par plusieurs réformes ultérieures. Mais les quelques certitudes sur lesquelles on pensait pouvoir s’appuyer ont ensuite volé en éclats, conduisant aux ambiguïtés du moment présent.
Le poids de l’héritage
5L’affirmation d’un « département-providence », entendons d’une collectivité dont la place éminente dans le système politico-administratif a été fortement renforcée au long des trois décennies ayant suivi l’Acte I de la décentralisation, trouve une première explication dans le « sentier » emprunté à la fin du XIXe siècle pour construire le modèle républicain français. C’est dans la circonscription départementale, créée à la Révolution et confortée en l’an VIII par l’institution du préfet de département, qu’a été situé le niveau d’établissement de l’équilibre entre d’un côté le pouvoir descendant de l’État et, de l’autre, les mécanismes de contre-pouvoir émanant du « local ». C’est dans la collectivité départementale, telle qu’instituée en 1871, que s’est incarnée la logique de négociation inévitable entre les normes nationales et les spécificités locales, et cela jusqu’en 1982, du fait essentiellement de la nature particulière du département : un exécutif préfectoral complété d’une assemblée de notables issus du système communal (Grémion, 1976).
6La décentralisation « Deferre » va logiquement rester dans cette épure, même si elle prétend la bouleverser. Il est vrai qu’elle remet en cause le département, avec fracas et sans qu’on en mesure les effets perturbateurs à long terme, en cassant l’articulation qu’il constituait entre l’État et le « local » du fait du retrait du préfet, gage de l’autonomie de la collectivité ainsi que de la séparation entre administrations déconcentrées et services de la collectivité [5]. Mais elle reste dans une vision résolument départementaliste à deux points de vue : d’une part, c’est l’espace départemental qui constitue l’échelon principal d’administration locale (tant pour l’administration déconcentrée que pour les collectivités) et, d’autre part, sur le plan matériel, on conforte les attributions antérieures du département, notamment en matière sociale. De ce fait, toujours sur le plan des attributions, on reste dans les conceptions héritées d’un modèle vertical/sectoriel où les politiques publiques sont délimitées et conçues à partir des découpages ministériels, les opérateurs de terrain constituant des projections à tous égards des services centraux ; ainsi, à conception inchangée de l’action publique, la décentralisation consiste à transférer vers les collectivités ce que l’on appelle justement des « blocs de compétences » détachés de l’État et confiés à elles.
7Solidement assis sur ces « blocs » qui constituent des masses financières, et donc humaines et matérielles, importantes, le département va occuper une position déterminante dans le système politico-administratif, renforcée par les logiques organisant les carrières politiques (système partisan / notabiliaire), sans parler de la position éminente de verrouillage qu’occupe le Sénat, qui en est le prolongement et le garant. Ce qui en 1982 n’était que le maintien logique d’un cadre institutionnel que l’on pensait alors relativement immuable va donc non seulement se maintenir mais aussi se développer, la collectivité départementale étant positionnée, par héritage, au cœur du système politico-administratif local face à un pouvoir préfectoral et à des administrations déconcentrées eux-mêmes solidement installés dans l’espace départemental.
8Jusqu’aux réformes de l’année 2007 concernant divers pans de l’action sociale, le département a ainsi été conforté en terme de volumes des attributions qui lui ont été confiées et cela naturellement n’a fait que traduire et renforcer sa place dans le champ institutionnel local. On a assisté, pendant plus de vingt ans, à un processus de développement de la collectivité départementale : le poids du passé, combiné à la stratégie des élus départementaux qui, en valorisant les positions acquises, ont systématiquement réclamé leur renforcement, en a fait le centre de gravité incontestable de l’action sociale et la collectivité la plus dotée en ressources et attributions (Lafore, 2005).
Les éléments de perturbation
9Progressivement, ce double processus de croissance fonctionnelle et de renforcement institutionnel de la collectivité départementale devint ambivalent (même si, curieusement il fallut attendre la fin des années 2000 pour qu’il soit mis en question) : d’un côté le département semblait disposer d’un dynamisme remarquable pour consolider sa position alors que de l’autre cette même position pouvait apparaître fragile et contestable (Estèbe, 2005). Les tensions ont tenu à deux séries de facteurs qui ont fini par faire système et peser de plus en plus lourdement.
10En premier lieu, l’émergence de deux nouveaux niveaux d’administration territoriale a fortement perturbé les équilibres antérieurs. D’une part, on a institué avec difficulté un échelon régional, qui ne devint une collectivité territoriale de plein exercice qu’en 1982, à l’issue d’une histoire très heurtée. Nettement distincte, dans ses premières formes d’institutionnalisation, des collectivités locales (statut spécifique, attributions limitées, logique de « mission »), la région va toutefois s’affirmer, en occupant un espace dont la pertinence va croître avec les recompositions de l’action publique, et imposer une légitimité concurrente à celle du département. D’autre part, déconstruisant le socle du système « départementaliste » que constitue la commune, apparaît et se développe le niveau intercommunal [6]. Longtemps cantonnée à des attributions purement fonctionnelles de mutualisation de services entre communes, l’intercommunalité accède à une substance nouvelle, surtout dans le cadre des agglomérations (districts et communautés urbaines dans les premières moutures) qui, sur le plan de la légitimité et de la taille, en viennent rapidement à concurrencer les départements [7]. Finalement, loin de représenter un simple complément du modèle hérité à trois niveaux (commune, département, État) la collectivité régionale et les intercommunalités urbaines se constituent progressivement en structures concurrentes au sein du système politico-administratif et organisent un équilibre différent du système : intercommunalités – régions – État, auquel s’ajoute encore l’Union européenne.
11En second lieu – effet imprévu de la décentralisation –, l’administration déconcentrée de l’État, elle aussi « départementaliste » au départ, est entrée en crise du fait, d’une part, de l’affaiblissement des capacités intégratrices du pouvoir préfectoral et, d’autre part, de l’effondrement de la substance des directions départementales sectorielles développées dans les années 1960. L’État, avec de grandes difficultés dont témoignent la multiplicité des réformes intervenues en la matière à compter des années 1990, a réagi de deux façons : avec le regroupement des services au niveau régional, en subordonnant relativement les administrations départementales, le processus ayant atteint son étiage logique avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) qui a favorisé la construction de directions interministérielles, et avec la subordination du préfet départemental au préfet régional et l’intégration verticale des administrations, en subordonnant relativement les services départementaux [8]. Dans le domaine sensible de la politique de santé, ce mouvement de réforme de l’État s’est traduit par la création d’une Agence régionale de santé (ARS), constituée à distance du système traditionnel (préfet et élus) et reposant sur des légitimités techniques et professionnelles [9]. Les deux mouvements sont convergents : d’une part l’État s’organise et pilote les politiques publiques au niveau régional, en quittant l’échelon départemental, et, d’autre part, il est en recherche d’une légitimité et de formes d’organisation et d’action nouvelles, dont l’ARS pourrait constituer une sorte de préfiguration.
12La collectivité départementale, autrefois au cœur d’un système départementaliste, se retrouve donc bien seule (Lafore, 2011). Elle est remise en question sur le plan fonctionnel par l’émergence d’espaces intercommunaux, qui s’approprient logiquement, du fait de l’émiettement communal, les espaces de vie, d’emploi et de solidarité au plus près des populations ; ne pouvant peser que sur les zones rurales, elle voit ainsi lui échapper les zones urbaines où vivent la majorité de nos concitoyens. Elle est aussi remise en cause sur un plan à la fois fonctionnel et politique par le phénomène régional, qui s’impose de plus en plus comme le bon niveau de régulation et d’intégration des « territoires », notamment à travers la planification et les régulations financières.
Une position incertaine
13Le processus de décentralisation n’est donc pas cette « révolution tranquille » ou ce « succès » que certains se plaisent à dépeindre (Giuly et Mauroy, 2012 ; Mauss, 2012). L’instabilité législative et réglementaire en la matière atteste, s’il en était besoin, que le chantier ouvert en 1982 recelait bien des surprises et allait soulever bien des difficultés dont nous ne sommes manifestement pas sortis.
14Pour le département, la position est devenue incertaine. Certes, il campe fermement dans le paysage, fort des lourdes attributions dont il a la responsabilité et des ressources importantes attachées à celles-ci. Mais il est bien moins assuré de son avenir comme le montrent – certes symboliquement – les remises en causes explicites dont il fait aujourd’hui l’objet et les postures défensives adoptées depuis quelques années par ses représentants.
15D’ailleurs, et c’est très significatif, le dernier train de réforme intervenu en 2010 [10] avait esquissé des lignes d’évolution qui visaient clairement une relative mise à l’écart de la collectivité départementale. La rapidité avec laquelle la nouvelle majorité a écarté ce texte est en soi révélatrice du danger qu’il représentait aux yeux d’élus majoritairement issus du système départemental. De fait, tout en ayant renoncé à imposer une mutation nette en la matière, ce texte engageait une logique de contournement des résistances en suscitant une possible recomposition du système d’administration territoriale : d’un côté, l’intégration des deux assemblées départementale et régionale, au travers de l’élection de conseillers territoriaux siégeant simultanément dans chacune, devait concourir à « régionaliser » leur action de façon à faire émerger un « intérêt régional » subordonnant, ou a minima intégrant, les intérêts départementaux traditionnels ; de l’autre côté, la reconnaissance, et donc le renforcement, de « métropoles », sortes de « superintercommunalités » auxquelles les départements devaient (dans certains domaines) ou pouvaient déléguer leurs attributions, manifestait aussi la volonté de favoriser un déport de la substance départementale vers le niveau inférieur. Cette réforme avortée, à défaut de résoudre ouvertement les problèmes, en pointait bien les symptômes : dans sa position héritée, le département est tiraillé entre la montée en puissance des régions comme niveau de mise en cohérence des politiques publiques et l’attractivité fonctionnelle des intercommunalités.
16Le nouveau projet en cours, dénommé « Acte III de la décentralisation », faute lui aussi de pouvoir poser clairement la question et, par là, d’aller vers des solutions claires, a choisi de procéder de la même façon : une « conférence territoriale de l’action publique » devrait être instituée sous l’autorité du président du conseil régional. Réunissant tous les exécutifs locaux ainsi que le préfet de région, elle serait chargée d’élaborer un « schéma régional de développement » dont le but est d’ordonner l’action de tous ces acteurs en pouvant même recomposer par accord entre eux les partages d’attributions. À défaut de le dire clairement, voilà encore un choix dont la signification est claire : il y a un problème d’éclatement des pouvoirs locaux, et par une procédure consensuelle, on remet aux élus le soin de le pallier, le choix d’y procéder au niveau régional étant à nouveau un signe clair de la désadaptation de l’échelon départemental. Par ailleurs, les métropoles trouvent à nouveau un soutien fort dans ce projet, ce qui manifeste encore la nécessité de solidifier le niveau intercommunal.
17La convergence des tentatives de solutions à apporter aux évolutions d’un système politico-administratif que l’on a jusqu’à maintenant adapté sans changement réel montre bien où se situe la question : bien que le mouvement ne puisse être que relatif et progressif, le département doit-il s’intégrer au niveau régional et/ou se diluer dans les espaces intercommunaux ?
Une mise en œuvre difficile des attributions du département
18Incertain quant à sa position dans le système politico-administratif local, le département connaît aussi des difficultés dans la mise en œuvre de ses attributions et, parmi elles, évidemment de ses compétences en matière d’action sociale, laquelle mobilise environ les deux tiers de ses moyens. Assis sur le bloc « aide sociale » qui lui a été confié en 1983, il a ensuite été conforté par des adjonctions successives dans les domaines des personnes âgées, essentiellement au travers du financement de la dépendance, du handicap avec la création des Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) et, surtout, par le transfert d’une part importante des politiques d’insertion dans le sillage de la décentralisation du RMI opérée en 2003. Finalement, malgré le maintien d’une diversité de financeurs et donc de « régulateurs », par adjonctions progressives d’attributions et ce jusqu’aux réformes sectorielles des lois du 5 mars 2007, la collectivité départementale ne semblait pas usurper le statut de « chef de file » en matière d’action sociale [11] que lui a attribué la loi du 13 août 2004.
19Or, ayant absorbé cette masse d’attributions, la collectivité départementale se trouve aujourd’hui confrontée à des difficultés dans leur mise en œuvre. Celles-ci se situent à plusieurs niveaux qui naturellement interagissent les uns avec les autres en créant une situation problématique. Comme souvent, ce sont d’abord les problèmes financiers qui s’imposent. Ils sont ici à relier à une forme d’épuisement du modèle d’action sociale qui, en l’état, génère toujours plus de « besoins » et impose en conséquence la mobilisation de toujours plus de ressources. Ces tensions sont renforcées par le fait que le département ne parvient pas à assumer son leadership territorial en matière d’action sociale.
Les tensions financières
20Depuis quatre ou cinq ans, il est de notoriété publique que les départements traversent une crise financière grave (La Gazette des communes, 2012). Certes, elle les affecte différemment selon leur potentiel fiscal, le dynamisme économique et les structures démographiques de ces espaces départementaux qui, derrière la façade de l’uniformité institutionnelle chère au jacobinisme, sont en réalité dans des situations très dissemblables tant en ce qui concerne les « besoins » auxquels ils doivent faire face que les ressources pour y pourvoir. Ayant bénéficié durant une vingtaine d’années d’une conjoncture globalement favorable pour eux [12], ayant d’ailleurs passé avec succès dans les années 1980 l’examen de la prise en charge autonome des compétences transférées, les départements connaissent aujourd’hui un renversement total de leur situation (Drees, 2012 ; Cour des comptes, 2013).
21Les raisons en sont connues (Portal, 2012). Alors que l’action sociale départementale mobilisait, en 1984, 5,5 milliards d’euros, il a fallu y consacrer 32 milliards en 2011. Ces dépenses, après avoir connu un doublement entre 1984 et 2001, ont à nouveau doublé dans les dix ans qui ont suivi (Odas, 2012). Les allocations versées, notamment le Revenu de solidarité active (RSA), l’Allocation personnalisée d’autonomie (Apa) et la Prestation de compensation du handicap (PCH), sont en partie à l’origine de cette évolution de la dépense, leur poids ayant décuplé en dix ans. Les dépenses pour l’hébergement social ont connu aussi une progression forte, passant de 6 milliards d’euros à 10,9 milliards pendant la même période, en raison d’une croissance importante des coûts générés par les normes de fonctionnement ou encore des charges salariales. Or, face à ces augmentations massives, les ressources ne suivent pas, tant du côté des dotations versées par l’État que de la fiscalité locale très peu dynamique – quand elle ne diminue pas fortement comme c’est le cas des droits de mutation.
22Il s’agit là d’une crise financière « structurelle » (Odas, 2013) dans un sens premier : les ressources des départements ne suivent absolument pas l’évolution de leurs charges, ces derniers étant pris dans un effet de ciseau qui voit, d’un côté, les demandes d’allocations et de prise en charge croître quand, de l’autre, les moyens pour y répondre stagnent ou même se réduisent. Mais elle est « structurelle » en un second sens, plus profond : elle révèle certainement une forme d’essoufflement d’une modèle d’action sociale qui, par nature inflationniste, ne trouverait de solution que par la mobilisation de ressources toujours plus importantes, ce que l’on sait être dorénavant impossible. C’est en venir là à un second niveau des difficultés de la collectivité départementale, celui de la conception de l’action sociale dont elle est porteuse.
L’épuisement d’un modèle d’action sociale
23Les départements se sont vu confier avec la décentralisation des années 1982-1983 des compétences en accord avec les conceptions qui ont dominé leur développement dans les années 1960 : découpage des problèmes sociaux en catégories génériques (enfance, personnes âgées, handicaps) elles-mêmes divisées en sous-catégories ; pour chacune, aménagements de transferts financiers spécifiques (une allocation pour chacune) et, surtout, établissement de filières d’établissements spécialisés habilités à la prendre en charge ; organisation et contrôle par les collectivités publiques, pour chaque catégorie, d’une offre d’établissements et gestion des ressources financières affectées. Cette logique, héritière des vieilles lois d’assistance, reposait sur une nette séparation des politiques selon des secteurs et sous-secteurs pilotés depuis des administrations centrales et des directions ministérielles dédiées, avec notamment l’autonomie de l’action sociale au sein de la protection sociale de droit commun ainsi qu’à l’égard d’autres grandes politiques publiques telles que la santé, le logement, l’éducation, la formation professionnelle ou encore l’emploi.
24Dans les années 1980, ce modèle a été quelque peu bousculé avec l’apparition massive de populations interstitielles (relevant de la « nouvelle pauvreté » et de « l’exclusion ») qui ne peuvent pas être référées aux catégories de l’aide sociale. La création du Revenu minimum d’insertion (RMI) a été accompagnée de l’invention progressive de politiques dites « d’insertion », dorénavant « d’inclusion », qui en principe remettent complètement en cause le modèle vertical/catégoriel : centrage sur la situation singulière du bénéficiaire dont on requiert l’adhésion par contrat, aménagement de « parcours » supposant un « suivi » et un « accompagnement ». En lieu et place d’une allocation de moyens identiques dans des circonscriptions administratives considérées comme homogènes, apparaît le « territoire » et ses particularités ; sur le plan organisationnel, là où s’imposaient des distinctions et des cloisonnements entre structures spécialisées, on attend au contraire l’établissement de logiques réticulaires supposant décloisonnements et transversalité des interventions et des politiques.
25Si ce modèle que l’on pourrait dénommer « d’inclusion » tend à se disséminer dans tous les secteurs de l’action sociale, il n’y pénètre que lentement tant est forte la résistance de la vision catégorielle et sectorisée de l’action publique.
26Aussi, même si les départements ont dû s’acclimater à ces nouvelles conceptions de l’action sociale, force est de constater, comme l’atteste n’importe quel organigramme en vigueur dans ces collectivités, que le le modèle catégoriel et des logiques de gestion cloisonnée s’y est maintenu avec force, les politiques d’insertion constituant le plus souvent un ajout confié à de nouveaux services et non une logique se disséminant dans l’ensemble de l’action sociale. On a donc procédé, non par transformation globale des politiques et des modèles organisationnels qui les mettent en œuvre, mais par adjonction de nouveaux segments. Autrement dit, il n’y a pas eu transformation du modèle d’action sociale, mais élargissement par création de nouvelles filières administratives spécialisées ; pas de changement pour repenser le système, mais une accumulation inflationniste de nouveaux « dispositifs » juxtaposés aux anciens.
27Les départements n’ont fait là qu’emprunter la voie très largement suivie par l’ensemble de l’administration publique, voie qui est le facteur le plus évident de la crise générale qui affecte celle-ci et à laquelle entend remédier la nouvelle version de la réforme de l’État après la RGPP, la Modernisation de l’action publique (Map).
28Dans ce modèle vertical/sectoriel encore si prégnant et que l’on n’a fait qu’adapter marginalement sans en changer la nature, les départements ont un problème spécifique : ils sont situés au point de convergence des effets les plus lourds de cette inadaptation structurelle de l’action publique en général et de l’action sociale en particulier. D’une part, ils sont positionnés en bout de chaîne et doivent prendre en charge des difficultés (exclusion, vieillissement, inadaptations et dérèglements sociaux de tous ordres) dont les logiques de développement leur échappent et qu’ils n’ont aucune chance de maîtriser. D’autre part, enfermés dans des attributions cloisonnées (gestion de prestations de solidarité distinctes, financement de services et d’établissements spécialisés) et encastrés dans des réglementations strictes ne laissant pas de marges de manœuvre, ils ne peuvent qu’en assumer les coûts croissants sans possibilité ni de les contrôler ni a fortiori de les infléchir. Pour schématiser, on pourrait dire que les départements, comme l’indique la crise financière qu’ils traversent, laquelle est bien à ce titre « structurelle », ont hérité d’attributions dont la conception, qu’ils n’ont pas su ou pu modifier, leur est fatale. Ils ne peuvent qu’être dépassés par leur action sociale faute de prise sur ce qui commande son développement. Triste leçon à méditer pour une collectivité qui pâtit finalement de ce qu’elle a elle-même recherché : capter toujours plus de compétences pour subsister et donc croître, alors que la nature même de ces attributions ne peut que la déstabiliser.
29Beaucoup sont désormais conscients de l’impasse dans laquelle se trouve l’action sociale départementale. Reste à savoir comment cette dernière peut sortir de cette difficulté. On peut naturellement, bien que cela soit à courte vue, tenter d’y remédier par des mesures adaptatives, sur lesquelles se rejoignent beaucoup de responsables publics. Ainsi, on attend de l’État qu’il accroisse ses dotations de façon à suivre l’évolution des dépenses, mais le peut-il ? On demande à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) de renverser l’équilibre de ses transferts financiers au profit du département et ce, au détriment de l’assurance maladie, ce qui consiste à boucher un trou en en creusant un autre. On évoque une rationalisation possible du management qui produirait des économies : maîtrise des coûts salariaux en modifiant les règles d’opposabilité des conventions collectives, simplification des réglementations tarifaires génératrices d’économies dans le contrôle budgétaire, pause dans l’évolution des normes de qualification des personnels ou de fonctionnement des services de façon à geler les dépenses correspondantes, mais il est probable que tout cela n’est pas à la hauteur des déficits actuels et surtout à venir.
30Il est clair que, fondamentalement, c’est le modèle même d’action sociale qui atteint ses limites [13]. À la façon dont il conçoit les « besoins », il ne peut que les faire croître indéfiniment. Pris dans des logiques de distribution de prestations dont il subit totalement les évolutions, dans la mise en œuvre de réglementations techniques et tarifaires qui épuisent ses forces ou encore dans l’administration de services cloisonnés et dédiés à des publics éclatés, le département s’est mué en une machinerie gestionnaire. Pourrait-il se convertir en une collectivité beaucoup plus centrée sur le développement territorial, la prévention des exclusions, la construction de projets transversaux abordant les difficultés sociales dans le contexte large des « territoires » et de leurs caractéristiques socio-économiques ? Les plus lucides appellent de leurs vœux cette évolution.
31Mais une nouvelle question se pose alors : le département est-il bien placé pour être le promoteur de cette nouvelle action sociale ? Outre les difficultés internes qu’il ne manquerait pas de rencontrer en s’engageant dans cette voie, cette éventualité ramène au problème de sa position institutionnelle.
La question du leadership départemental
32Le département a été institué en 2004 « chef de file » de l’action sociale. Selon la formulation de l’article L. 121-1 du Code de l’action sociale et des familles, il « définit et met en œuvre la politique d’action sociale en tenant compte des compétences confiées par la loi à l’État, aux autres collectivités territoriales ainsi qu’aux organismes de sécurité sociale ; il coordonne les actions menées sur son territoire qui y concourent ». Cette formulation, malheureusement, procédait davantage du constat de l’accumulation des attributions départementales en matière d’action sociale qu’elle ne préjugeait des capacités réelles du département à assumer cette fonction et, surtout, d’une réflexion solide sur les évolutions probables ou souhaitables de l’action sociale.
33Sans que l’on puise ici se livrer à une analyse exhaustive et circonstanciée sur ce point, tout indique que cette disposition légale n’a été qu’une pétition de principe non suivie d’effets. Or, une nouvelle action sociale, décloisonnée et territorialisée, c’est-à-dire dépassant les cloisonnements hérités entre les politiques publiques, ne peut se concevoir sans un niveau, et donc un acteur, capable d’intégrer l’ensemble via la connexion entre des attributions éclatées entre différents intervenants.
34Or, pour diverses raisons tenant toutes peu ou prou à la nature polyarchique du système d’administration territoriale, lequel ne dispose d’aucune instance ni d’aucun pouvoir suffisamment prégnant pour le mettre en ordre, aucune collectivité ne peut pleinement et efficacement jouer un tel rôle. Les cloisonnements voulus entre « blocs de compétences » n’incitent pas à la coopération et, surtout, les logiques de concurrence et de protection des champs d’action respectifs de chaque collectivité ou service rendent l’affirmation d’un « leader » tout à fait improbable. On se heurte ici à la limite d’une action publique qui associe de façon non assumée une chose et son contraire : les partages que l’on veut « clairs » d’attributions en même temps que la volonté de connecter celles-ci. Les logiques centrifuges, aussi bien verticales entre collectivités de niveau différent qu’horizontales entre collectivités de même niveau, ont joué et jouent à plein ; elles font du « partenariat » tant recherché un exercice d’autant plus vanté qu’il est en pratique très limité, peu efficace et chronophage : c’est une machine entropique. En lisant la disposition législative affirmant le leadership départemental et en observant la multiplicité des acteurs concernés et la complexité des champs d’action à prendre en compte, on a d’ailleurs du mal à imaginer ce que supposerait le bon accomplissement d’une telle mission.
35De plus, à peine l’encre de l’article L. 121-1 était-elle sèche que diverses législations venaient affaiblir encore un peu plus les possibilités de sa mise en œuvre. En matière de protection de l’enfance par exemple, la dissociation entre le volet de l’Aide sociale à l’enfance d’un côté et, de l’autre, la prévention de la délinquance a compliqué considérablement les articulations entre communes et départements, rendant illusoire la fonction de chef de file du département. La même réflexion vaut pour les évolutions divergentes des politiques d’accès à l’emploi ou d’accès au logement par rapport aux attributions départementales en matière de lutte contre les exclusions. Surtout, l’impact de la création des ARS avec l’inclusion du médico-social dans leur champ de compétences désarticule l’action sociale : le schéma médico-social, établi au niveau régional et construit en référence au plan régional de santé, a peu de chances de s’ordonner par rapport aux logiques de plusieurs départements qui doivent juridiquement y être associés. Et pour finir, le tropisme régional de l’État et de ses administrations sociales réduit encore les capacités réelles de procéder à une mise en cohérence de l’action publique dans les espaces départementaux.
36Voilà donc un « chef » dont la « file » qu’il doit théoriquement mettre en ordre se montre bien difficile à discipliner. Voilà un « leader » bien en peine d’assumer une mission qui semble, progressivement, monter au niveau supérieur de la région pour ce qui concerne les grands équilibres et qui pourrait plus logiquement descendre aux intercommunalités pour la mise en œuvre concrète. Les difficultés fonctionnelles du département, devenu un gestionnaire de politiques sociales éclatées et soumises à des logiques socio-économiques extérieures sur lesquelles elles n’ont guère de prise, sont redoublées par une position et des ressources institutionnelles laminées par des réformes et des évolutions qui rendent illusoires ses possibilités de jouer un rôle de régulateur territorial.
37***
38Procédant du constat de l’accumulation dans le giron de la collectivité départementale des compétences en matière d’action sociale, d’une part, et rendant compte de l’autre de sa consécration comme chef de file en la matière, la notion de « département-providence » pourrait bien correspondre à une sorte d’apogée du modèle d’action sociale de type catégoriel, prestataire et cloisonné. Les recompositions des modes d’intervention et des formes organisationnelles en gestation depuis la fin des années 1980, même si elles sont loin d’avoir produit une conception globale et alternative d’action sociale individualisée, réticulaire et décloisonnée par sa connexion avec les politiques de droit commun, traduisent cependant la crise du modèle hérité. Cette crise ne pouvait que gagner la collectivité qui a accepté cet héritage et qui s’est structurée en conséquence.
Notes
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[1]
On doit cette notion à Nathalie Blanchard. Voir L’avènement du département providence, Rennes, Éditions de l’École nationale de la santé publique, 2004.
-
[2]
Cela tient naturellement à la nature hybride du département d’avant 1982, doté d’un exécutif confié au préfet à côté d’une assemblée élue et dont les services mêlaient inextricablement les moyens de l’État et ceux de la collectivité départementale.
-
[3]
À la demande du président de la République, Nicolas Sarkozy, Jacques Attali réunit en 2007 une commission d’experts de divers horizons pour élaborer un catalogue de réformes devant être entreprises pour retrouver dynamisme et croissance. Attali J., Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Paris, La Documentation française, 2008.
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[4]
Le président Nicolas Sarkozy confia à Édouard Balladur la direction d’une commission pour la réforme des collectivités territoriales dite « Commission Balladur » (D. 22 oct. 2008), qui rendit son rapport le 5 mars 2009.
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[5]
En lieu et place de cette intégration politique et fonctionnelle entre l’État et la collectivité départementale, et en substitution des régulations politiques antérieures, un « contrôle de légalité » a été aménagé, en tablant donc sur le droit, les juridictions et l’application de la loi pour assurer la cohérence du système. Les faits ont montré que c’était là un pari bien aventureux.
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[6]
À quoi il faudrait encore ajouter les « pays » et autres constructions de territoires supra-communaux et infradépartementaux.
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[7]
Si, en effet, le système départemental s’accommode assez bien des intercommunalités rurales qu’il parvient à intégrer, dès les années 1980 on aperçoit clairement que les agglomérations constituent un acteur non intégrable par lui.
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[8]
On sait que dans la RGPP le processus n’a pas été jusqu’au bout puisque, si certaines administrations départementales ne sont que des services localisés des directions régionales, d’autres gardent, comme dans le domaine de la cohésion sociale, une certaine autonomie théorique en restant sous l’autorité du préfet de département.
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[9]
Le modèle de « l’agencification » pourrait constituer une forme d’administration publique exportable vers d’autres domaines.
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[10]
À propos de la loi du 16 décembre 2010 réformant les collectivités territoriales, voir Lafore R., 2011, p. 11.
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[11]
Code de l’action sociale et des familles, article L. 121-1.
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[12]
Association des départements de France, 25 ans d’action sociale dans les finances départementales, 2012.
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[13]
Association nationale des directeurs de l’action sanitaire et sociale (Andass), L’action sociale : boulet financier ou renouveau de la solidarité, 2013 ; Association nationale des centres communaux d’action sociale (Anccas), Action sociale : un changement de regard à imposer, Actes : actions et territoires du social, p. 21, 2013 ; Observatoire national de la précarité et de l’exclusion sociale (ONPES), L’assistance dans le cadre de la solidarité nationale, 2013 ; Observatoire décentralisé de l’action sociale (Odas), Décentralisation et cohésion sociale. Une contribution de l’Odes au débat sur la réforme de la décentralisation, Collection « Les cahiers de l’Odas », p. 23, 2013.