CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Est-il pertinent, comme l’ont fait en France Monique et Michel Pinçon-Charlot d’entreprendre l’étude d’une société à partir de l’examen des conditions de vie de ses membres les plus privilégiés ? Dans un entretien [*] accordé en août 2011, le sociologue américain Shamus Kahn, de l’Université de Columbia, apporte à cette question une réponse positive qu’il assortit de justifications épistémologiques, à commencer par cette remarque de bon sens qu’on ne peut bien connaître un objet, même sociologique, qu’en observant l’ensemble de ses dimensions.

2L’une des convictions exprimées par Khan est qu’il est aussi pertinent pour connaître une société, de porter le regard sur les phénomènes qui conduisent certains de ses membres vers des situations d’exclusion ou de marginalité que de s’interroger sur les mécanismes par lesquels d’autres accèdent à des positions de puissance et de prestige ou sur les moyens employés par les élites pour conserver les avantages qu’elles ont acquis et réguler l’accès à leurs rangs.

3La réflexion part d’une recherche que l’auteur – qui se consacre depuis plusieurs années à l’analyse des filières de sélection des élites aux USA – a conduite sur les anciens élèves du lycée Saint-Paul, qu’il a lui-même fréquenté, « un des pensionnats les plus élitistes du pays » indique- t-il, et qui paraît tenir, à l’instar d’autres institutions sélectives mondialement réputées des États-Unis un rôle de matrice dans la formation et la promotion de l’élite nationale.

4Le mode de fonctionnement de Saint-Paul n’est cependant pas socialement ségrégatif, dans la mesure où grâce à un système de bourses d’études des enfants issus de milieux modestes (Shamus Khan, enfant d’immigrés, est l’un d’eux) peuvent y accéder à condition de réussir à un concours d’accès difficile et par là, entrer dans l’univers de ce que Khan désigne comme la « nouvelle élite » en acquérant à la fois le savoir et la maîtrise des ressources nécessaires à leur promotion. Là où l’ancienne élite adoptait une attitude conservatrice des privilèges auxquels elle avait accédé, la nouvelle, affirme Khan, se montre plus ouverte, en particulier sous l’angle de la race, ce point de vue le conduisant à la conclusion que si les inégalités se creusent aux États-Unis, c’est davantage en raison de l’accaparement de la richesse par les riches que par l’aggravation des conditions de vie des pauvres. Au sein d’une société où la réussite individuelle, comme l’indiquait Max Weber, est saluée comme un bien pour la collectivité, la « nouvelle élite » développe cette conviction que les privilèges dont elle jouit reposent davantage sur le mérite (la compétence individuelle et un travail acharné) que sur la naissance, toute place ayant vocation à échoir à celui qui est le meilleur pour la tenir.

5Pour nouvelle qu’elle apparaisse à certains égards, la méritocratie américaine dont Khan décrit la formation s’inscrit cependant de façon harmonieuse dans l’histoire sociale du pays.

6Avec une souplesse intellectuelle qui lui permet de se réclamer à la fois de Tocqueville pour expliquer l’absence du socialisme dans la pensée et la vie politique américaines et de Bourdieu pour décrire le rôle de la démocratisation de la culture dans l’émergence de la nouvelle élite, Shamus Khan soutient que l’exception américaine réside dans la capacité de sa société à combiner des niveaux relativement élevés d’inégalité.

Notes

Mis en ligne sur Cairn.info le 20/08/2013
https://doi.org/10.3917/inso.177.0105
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