1Au sein de la famille et plus largement de la société, le statut du père varie considérablement selon l’époque à laquelle on l’analyse et présente des visages très différents selon le lieu où on l’observe. Mais l’étude de ces variations permet-elle de conclure, au-delà de faits ponctuels et anecdotiques, à l’existence – ou à l’inexistence –, sinon d’un universel de la paternité, ou, à tout le moins d’un « noyau dur » de la fonction paternelle dans le temps et l’espace ou d’un invariant universel qui figerait les positions de père, de mère et d’enfant ? Deux ouvrages de référence permettent d’apporter des éléments de réponse à cette question d’actualité sociale en explorant respectivement les dimensions historiques et anthropologiques du statut paternel.
2Du côté de l’histoire, Jean Delumeau et Daniel Roche [1] ont réuni il y a maintenant une vingtaine d’années une équipe de chercheurs issus de disciplines variées relevant des sciences sociales dont les réflexions réunies en un volume de près de 500 pages. L’objectif était d’analyser, en France, les manières d’être père au fil des siècles – le panorama commence avec le Moyen Âge – et surtout ce que nous appelons le « discours social » sur la paternité tel qu’il a pu être exprimé à travers les œuvres, principalement écrites, des intellectuels et des artistes des siècles passés. Quoique datant d’un nombre d’années qui équivaut au renouvellement d’une génération, cet ouvrage constitue aujourd’hui encore une source exceptionnelle de connaissance sur la pratique de la fonction paternelle dont il souligne les liens étroits avec l’évolution des formes du pouvoir politique. Et au-delà même de la description des changements qui ont concerné l’image du père, la démarche suivie s’attache à découvrir les signes qui en ont été annonciateurs dans le champ des pratiques quotidiennes des individus.
3L’ouvrage publié plus récemment par Maurice Godelier [2] constitue, lui, une véritable somme anthropologique sur la question de la parenté en rendant compte d’une diversité d’expériences de la parenté et de ses bouleversements. Si la place qui y est consacrée à l’Occident et à la France y est assez modeste, il témoigne pourtant de la relativité du lien biologique dans la construction de la notion de paternité. Rien ne justifie aux yeux de Godelier les affirmations de l’existence de règles universelles en matière familiale ; d’ailleurs, souligne-t-il, seulement 39 % des 10 000 sociétés coexistant aujourd’hui sont cognatiques, c’est-à-dire organisées comme en Occident sur le modèle de la famille nucléaire reliée par des liens de consanguinité ou d’alliance et centrée sur l’individu. Même en s’en tenant aux seuls pays occidentaux, l’anthropologue et le sociologue constatent d’une part la montée en puissance des liens de parenté « sociaux » au sein des familles contemporaines et d’une autre, la dissociation de la filiation et de la procréation dans les représentations de la parenté, cette observation faisant bien entendu référence aux développements des techniques biomédicales mais tout autant à l’établissement de liens spécifiques au sein des familles recomposées.
4Deux grands enseignements se dégagent de l’analyse. Le premier pose que les rapports de parenté, qui sont en même temps des liens entre des personnes d’âge et de sexe différents, constituent pour l’enfant une première forme d’intégration dans la société mais vont continuer d’exercer leur influence sur lui devenu adulte et largement conditionner nombre de ses choix de vie. Le second de ces enseignements est l’existence de fonctions sociales qui viennent s’attacher aux individus du fait de leur place (père, fils, sœur, aînée, etc.) dans des rapports de parenté alors qu’elles n’ont directement rien à voir avec cette parenté, faisant que « du social devient du parental ». On retient finalement de ce « tour du monde du temps » de la parenté qu’une transformation d’un système de parenté produit toujours de la parenté sous une autre forme et que « toute affirmation générale concernant la nature et l’importance réelles de la parenté est dénuée de sens ».