CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Négligents, dangereux, irresponsables, instables, alcooliques, malades, ignorants, manipulateurs, laxistes, violents, sales, indisponibles, absents... Voilà quelques-uns des attributs dont seraient dotés les pères séparés ou divorcés si l’on s’en tient à ce que disent d’eux leur ancienne compagne ou épouse dans le cadre d’un litige devant le juge aux affaires familiales. C’est du moins ce qui ressort d’une étude en cours consacrée à la qualification juridique de la paternité, laquelle s’appuie sur un corpus de 24 dossiers judiciaires (divorces, litiges postdivorce, enfant naturel) ayant fait l’objet d’un examen détaillé en cabinet d’avocats [1]. Les affaires examinées, sélectionnées sur le critère de l’existence d’un conflit sur le sort des enfants mineurs après la désunion, et extrêmement conflictuelles pour la plupart, donnent à voir des pères et des mères qui s’affrontent au sujet de l’exercice de l’autorité parentale, de la résidence des enfants ou encore des modalités du droit de visite et d’hébergement du parent « non gardien ». En cela, elles permettent de saisir le détail des litiges, le contenu des argumentaires déployés et les principes auxquels les parents désunis, devenus des parties en procès, font référence pour justifier leur point de vue. Nous livrons ici les premiers résultats de cette étude, en nous interrogeant plus spécifiquement sur les reproches auxquels les pères ont à répondre pour défendre leurs qualités parentales et asseoir leurs prétentions judiciaires relatives aux enfants.

La solution « classique » comme référence majeure

2Les désaccords prenant place au sein de notre corpus sont de deux types : soit le père sollicite une résidence principale ou une résidence alternée dans un contexte où la mère demande à ce que les enfants vivent à son domicile à plein temps ; soit il y a un accord sur la résidence des enfants chez la mère et le conflit porte sur l’étendue ou le principe même du droit de visite et d’hébergement du père. En parallèle, la question de l’autorité parentale vient dans certains cas prolonger le conflit portant sur les effets de la rupture conjugale à l’égard des enfants, avec une double demande d’exercice exclusif ou bien une demande d’exercice exclusif par la mère contre une demande d’exercice conjoint par le père. Autrement dit, jamais les prétentions des femmes ne sont « inférieures » à celles des hommes, tandis que la réciproque n’est pas vraie.

3Si l’on regarde du côté de l’argumentaire des mères, on n’est donc guère étonné de constater que, tout en mettant en valeur le bien-fondé de leurs propres prétentions, elles s’évertuent à dépeindre le père comme un parent peu ou pas du tout compétent, et insistent sur son incapacité à offrir à l’enfant un cadre de vie – provisoire ou permanent – adapté à ses besoins. En effet, s’agissant pour elles de s’opposer à une résidence habituelle chez le père, de refuser une résidence alternée ou encore de restreindre l’étendue du droit de visite paternel, les mères s’efforcent d’établir qu’il est dans l’intérêt des enfants que le lien au père, et en particulier le temps passé auprès de lui, soit réduit par rapport à ce que ce dernier sollicite. Et si la disqualification des compétences éducatives du père n’est pas le seul procédé utilisé, elle fait néanmoins toujours partie, dans des proportions variables, de l’arsenal argumentatif mis en œuvre.

4Plus précisément, c’est lorsque le litige porte uniquement sur les modalités du droit de visite du père, c’est-à-dire quand l’issue des débats ne semble pas être de nature à bouleverser les conditions de vie de l’enfant, dont la résidence chez la mère est chose acquise, que les portraits des pères en « mauvais parent » sont les plus féroces. C’est que, dans la pratique judiciaire telle que nous l’avons observée, la résidence chez la mère assortie d’un droit de visite et d’hébergement du père un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires paraît faire référence, et ce alors même qu’aux termes de la loi, il ne s’agit que d’une hypothèse parmi d’autres et non d’une solution par défaut [2]. Partant de là, la charge de la démonstration semble toujours peser plus lourdement sur le parent qui entend s’écarter de cette référence en demandant « plus » pour lui-même et « moins » pour l’autre, car il lui revient alors de justifier du caractère inhabituel ou anormal de la situation. De cette manière, chez les mères qui souhaitent que le droit de visite du père soit restreint ou supprimé, tout comme chez les pères qui entendent remettre en cause « l’évidence » d’une résidence chez la mère [3], on observe quasi systématiquement une tentative de disqualification radicale des compétences éducatives de l’autre parent. Ainsi, chaque parent peut se voir accusé par l’autre d’incompétence grave, mais dans un contexte différent : les figures de mères défaillantes apparaissent sous la plume des pères qui sollicitent la résidence principale des enfants, tandis que les figures de pères défaillants se rencontrent dans le discours des mères qui souhaitent réduire le droit de visite et d’hébergement paternel. Dès lors, la question de la personnalité de la mère occupe une place prépondérante dans les débats sur la résidence principale des enfants, tandis que celle de la personnalité du père est au cœur des conflits sur les modalités de son droit de visite et d’hébergement.

Pères incompétents, pères inconstants

5À l’étude comparée de ces portraits de « mauvaises mères » et de « mauvais pères », il apparaît que s’ils sont loin d’être identiques en termes de contenu, et puisent en particulier dans les stéréotypes de genre, ils semblent malgré tout relever d’une rhétorique similaire. On remarque ainsi que le raisonnement revient toujours peu ou prou à souligner les erreurs ou défaillances du parent concerné, lesquelles sont justifiées en référence à la vulgate sur la psychologie de l’enfance ou encore aux normes en matière de santé et de sécurité. À titre d’illustration, on peut mettre en balance la référence à l’hygiène telle qu’elle se dessine dans deux dossiers différents ; dans le premier, la saleté du domicile conjugal, dont l’entretien est censé être de la responsabilité de la mère, n’est qu’une composante parmi d’autres de ses défaillances ménagères (dossier n° 17) ; dans le second, la propreté douteuse des mains du père est rapportée à son travail sur des chantiers, activité dans laquelle la mère lui fait par ailleurs grief de s’être trop investi, au détriment de la vie familiale (dossier n° 18). La saleté se décline ici au féminin et au masculin, avec d’un côté un défaut d’élimination des déchets de l’univers domestique, et de l’autre une introduction dans la sphère privée de souillures venues de l’extérieur ; cependant, elle est à chaque fois posée comme néfaste pour l’enfant (le père ne doit pas toucher le nourrisson avec ses mains sales ; le manque de propreté de la maison signe des conditions de vie peu adaptées pour l’enfant). En d’autres termes, on se situe dans le même registre d’un comportement parental inadapté à l’intérêt de l’enfant, ce qui au demeurant va dans le sens des attendus de la loi, qui impose aux juges de trancher les litiges familiaux à l’aune de ce critère [4].

6Toutefois, à bien y regarder, il existe aussi une manière de disqualifier les prétentions de l’autre parent qui ne s’adresse qu’aux pères et qui s’inscrit dans une logique toute différente. Ainsi, on constate que dans l’ensemble des dossiers, quelle que soit la configuration du conflit parental, les mères mettent en cause le sérieux, la sincérité ou le caractère durable des demandes paternelles. En somme, les pères sont soupçonnés d’inconstance et de versatilité, et leurs prétentions appréhendées comme l’effet d’une lubie passagère ou de motivations extra-parentales dont ils n’assumeraient pas les conséquences pratiques si le juge venait à y faire droit. Pour étayer ce point de vue, les mères soulignent avec force le peu d’intérêt que les pères ont porté à leur enfant dans le passé (absences volontaires pendant la vie commune, exercice très partiel des droits de visite après la séparation), s’étonnent vivement du caractère soudain et nouveau de ses ambitions parentales (accord antérieur du père pour une organisation qui lui laissait peu de place, père qui se manifeste après un long temps sans aucun contact avec l’enfant), ou encore dévoilent les causes réelles de leurs demandes (nuire à la mère dont il est toujours amoureux, obtenir un titre de séjour grâce à la nationalité française de l’enfant). Illogiques, absurdes, surprenantes, pas nécessairement insincères mais toujours fantaisistes, les prétentions paternelles seraient, à en croire ces critiques, non seulement mal fondées au regard de l’intérêt de l’enfant mais, surtout, dépourvues de toute substance. Par rapport aux attaques relatives aux incompétences éducatives, le déplacement est important : il ne s’agit plus de mettre en exergue l’inaptitude du père à s’occuper des enfants, mais de disqualifier sa volonté d’exercer sa paternité de manière sérieuse et durable. En un mot, c’est l’engagement paternel même, décrit comme réversible et peu fiable, qui est contesté.

7A contrario, jamais l’intérêt porté par les mères à leur enfant n’est mis en doute dans les discours judiciaires analysés et ce, y compris quand les arguments à l’appui ne manqueraient pas, compte tenu des fautes maternelles évoquées. En particulier, on soulignera avec force que lorsque les mères sont décrites comme absentes, égocentrées, narcissiques, négligentes, carriéristes ou encore comme étant intéressées uniquement par les sorties nocturnes et les rencontres avec de nouveaux hommes, leur comportement est rapporté à une inaptitude à exercer correctement leur rôle parental, mais n’est pas utilisé pour discréditer la réalité de leur attachement aux enfants et leur volonté de les prendre en charge au quotidien.

8Dans ce contexte, la spécificité du soupçon de versatilité qui frappe exclusivement les pères ne saurait s’expliquer uniquement par la spécificité de leur comportement effectif, mais doit aussi être interprétée comme la mobilisation d’une représentation commune de la paternité comme un lien incertain et révocable.

9Si, dans le cadre d’un litige sur le sort des enfants mineurs, chacun tente de présenter l’autre sous les traits d’un parent incompétent, la symétrie entre les portraits de « mauvais pères » et les portraits de « mauvaises mères » est loin d’être parfaite. Or, que l’on regarde le contexte dans lequel émergent ces critiques ou leur contenu même, on se heurte à chaque fois à l’évidence du lien entre la mère et l’enfant (la solution classique avec résidence chez la mère fait référence) d’une part et au caractère incertain du lien entre le père et l’enfant (le soupçon de versatilité qui pèse sur les pères) d’autre part.

Notes

  • [1]
    Effectué dans le cadre d’un postdoctorat au Centre Norbert Elias (EHESS / CNRS), ce travail s’inscrit dans le programme de recherches « Pères en solitaire : paternités contemporaines et nouvelles trajectoires familiales (France, Espagne) ».
  • [2]
    Les seules dispositions « par défaut » prévues par le Code civil sont, d’une part, l’exercice conjoint de l’autorité parentale (articles 372 et 373-2) et, d’autre part, le principe d’un droit de visite pour le parent non hébergeant (article 373-2-9, al. 3) ou qui n’exercerait pas l’autorité parentale (article 373-2-1, al. 2). Les modalités de ce droit de visite sont laissées à l’appréciation du juge. Pour ce qui est de la résidence des enfants, elle « peut être fixée en alternance au domicile de chacun des parents ou au domicile de l’un d’eux » (article 373-2-9, al. 1).
  • [3]
    Tous types de divorces confondus, en 2007, la résidence des enfants a été fixée chez le père dans 7,9 % des cas, chez la mère dans 76,8 % des cas et en alternance dans 14,8 % des cas (Chaussebourg, Carrasco et Lermenier, 2009, p. 21).
  • [4]
    Code civil, article 373-2, al. 3.

Bibliographie

  • En ligneBrunetti-Pons C., 2004, « L’autorité parentale face au pluralisme familial », Dialogue, n° 165, p. 7-22.
  • Chaussebourg L., Carrasco V. et Lermenier A., 2009, « Le divorce », rapport pour le Secrétariat général, sous-direction de la statistique, des études et de la documentation, ministère de la Justice.
  • En ligneCorpart I., 2005, « La séparation du couple parental et le choix de la résidence de l’enfant », Recherches familiales, n° 2, 2005, p. 69-82.
  • En ligneDevreux A.-M., 2004, « Autorité parentale et parentalité. Droits des pères et obligations des mères ? », Dialogue, n° 165, p. 57-68.
  • En ligneFerrand M., 2005, « Égaux face à la parentalité ? Les résistances des hommes… et les réticences des femmes », Actuel Marx, n° 37, p. 71-88.
  • Gallmeister I., 2009, « Le principe de coparentalité », AJ Famille, n° 4, p. 148-149.
  • En ligneMartial A., 2012, « Paternités contemporaines et nouvelles trajectoires familiales », Ethnologie française, n° 1, p. 105-116.
  • Mauger-Vielpeau L., 2012, « L’égalité des père et mère », in Batteur A. (dir.), Les grandes décisions du droit des personnes et de la famille, Paris, LGDJ, p. 341-349.
  • En ligneNeyrand G., 2004, « Autorité parentale et différence des sexes : quels enjeux ? », Dialogue, n° 165, p. 45-56.
  • En ligneRebourg M., 2010, « Filiation et autorité parentale à l’épreuve des nouvelles configurations familiales », Recherches familiales, n° 7, p. 29-44.
Veronika Nagy
Sociologue
Docteure en sociologie, spécialisée dans l’étude de l’institution familiale au prisme du droit et de la pratique judiciaire, elle est actuellement postdoctorante au Centre Norbert Elias (Marseille). Sa thèse de doctorat, réalisée sous la direction d’Irène Théry, était consacrée aux conflits judiciaires sur le sort du domicile conjugal après la désunion (novembre 2011, EHESS). Parmi ses dernières publications : « La question du logement conjugal au moment du divorce », in Belleau H. et Martial A. (dir.), Aimer et compter ? Droits et pratiques des solidarités conjugales dans les nouvelles trajectoires familiales, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 143-161 ; « Guerre et paix dans le divorce. La négociation sur les conséquences de la désunion au cœur des procédures ? », Négociations, n? 13, printemps 2010, p. 63-75.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/05/2013
https://doi.org/10.3917/inso.176.0110
Pour citer cet article
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