1La reconnaissance d’une pluralité de statuts conjugaux et l’émergence d’un droit à devenir parent constituent deux aspects de la transformation du droit français de la famille lors de ces dernières décennies. Cette double évolution est susceptible d’entrer en conflit avec l’épanouissement des droits de l’Homme comme source juridique. Cette contribution s’interroge sur la conformité, présente et à venir, de cette mutation du droit français avec les droits fondamentaux.
2Nul ne peut contester que les droits de l’Homme ont eu, et ont encore une influence non négligeable sur l’évolution du droit français de la famille. Mais, en même temps, il serait excessif d’affirmer que les principaux acteurs de la protection des droits fondamentaux, les juges, sont « manifestement sortis de leur lit » [1]. Sur les questions les plus sensibles, les juges européens ou ceux de la Cour de cassation, du Conseil d’État [2] et du Conseil constitutionnel se montrent le plus souvent respectueux pour les premiers des identités nationales, et pour les seconds de la séparation des pouvoirs. Fréquemment, la Cour européenne estime, sur des questions dites de sociétés, être en présence de « droits évolutifs ne faisant pas l’objet d’un consensus et où les États doivent donc jouir d’une marge d’appréciation quant au moment où seront introduites des évolutions législatives » (Schalk et Kopf c/Autriche, n° 30141, CEDH, 24 juin 2010, à propos de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels). Et pour les juges de la rue de Montpensier, il ne leur appartient pas « de substituer leur appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation » (Conseil constitutionnel, 6 octobre 2010, à propos de l’adoption au sein d’un couple non marié).
3Même ainsi contenue, l’influence des droits fondamentaux a été considérable et la plupart des coups de semonce – ces fameuses condamnations – ont abouti à des réformes heureuses et nécessaires de notre droit. Il y eut en France quelques affaires retentissantes. La plus emblématique fut sans aucun doute l’arrêt Mazureck (Mazurek c/France, CEDH, n° 34406/97, 1er février 2000), où la France fût condamnée parce que sa législation successorale était discriminatoire à l’égard des enfants adultérins et c’est l’ensemble du droit des successions et des libéralités qui, dans la foulée, a été rénové (lois de 2001 et 2006). Antérieurement, il y eut la condamnation en matière de transsexualisme de la position de la Cour de cassation qui refusait de transcrire sur les registres de l’état civil le nouveau sexe psychologique et morphologique du transsexuel (Arrêt B. c/France, CEDH, 25 mars 1992, série A n ° 232-C). Plus récemment, l’arrêt Popov (Arrêt Popov c/France, CEDH, 19 janvier 2012, n° 39472/07 et 39474/07) a mis en lumière les conditions dégradantes et inhumaines dans lesquelles se trouvaient les enfants lorsqu’ils étaient placés dans certains centres de rétention administrative obligeant la France à trouver d’autres solutions pour les parents et enfants en attente de reconduite à la frontière, comme l’assignation à résidence. Il y a beaucoup d’autres arrêts, moins importants, moins médiatisés, tous ne concernent pas la France, tous ne sont pas condamnations, mais certains méritent de retenir l’attention parce qu’ils obligent à mettre à l’épreuve le droit de la famille avec ces droits fondamentaux.
La pluralité des modèles conjugaux à l’épreuve des droits de l’Homme
4Le droit français de la famille, ces quarante dernières années, a été marqué par la reconnaissance d’une pluralité de modèles conjugaux. Alors qu’historiquement le droit de la famille était fondé principalement, si ce n’est exclusivement, sur le mariage, le développement du concubinage, puis l’instauration du Pacs ont fait émerger une pluralité de statuts juridiques.
5Évidemment, une telle offre n’a de sens que si juridiquement elle présente des différences de contenus. En effet, selon un principe juridique bien établi, il ne peut y avoir de différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction devient discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention si elle manque de justification objective et raisonnable, « si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Pour la Cour, toutefois, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si, et dans quelles mesures, des différences entre des situations analogues justifient des distinctions de traitement juridique [3]. Dès lors, la question n’a pas manqué de se poser : est-ce que les différences de traitement juridique entre les différents modèles de conjugalité peuvent se justifier ? Après tout, « Boire, manger, coucher ensemble, c’est mariage ce me semble » [4].
Différence de traitement entre un couple et deux personnes vivant ensemble
6La Cour de Strasbourg a eu à connaître d’une étonnante affaire concernant deux sœurs britanniques qui vivaient ensemble et qui invoquaient le fait que si l’une d’entre elles venait à décéder, la survivante aurait à payer des droits de succession beaucoup plus élevés que ceux que devrait payer dans les mêmes circonstances le membre survivant d’un couple marié ou d’un couple homosexuel ayant conclu un partenariat civil [5]. La Cour a estimé que la différence de traitement était justifiée par la différence de situation dans laquelle se trouvent les deux sœurs par rapport à celle dans laquelle se trouvent des époux ou des partenaires. Pour la Cour, la différence entre, d’un côté, un couple marié ou en partenariat civil et, de l’autre, deux sœurs ou deux frères vivant ensemble est la même que celle qui existe entre le couple marié ou lié par un partenariat, d’un côté, et un couple hétérosexuel ou homosexuel dont les deux membres ont choisi de vivre ensemble sans devenir des époux ou des partenaires civils, de l’autre : « L’absence d’un tel accord juridiquement contraignant entre les requérantes fait que leur relation de cohabitation, malgré sa longue durée, est fondamentalement différente de celle qui existe entre les deux conjoints ou partenaires civils ». Ce que révèle cette affaire – mais l’on pouvait s’en douter – c’est que la notion de couple présente nécessairement un aspect sexué.
Différence de traitement entre mariage et partenariat d’un côté et concubinage de l’autre
7La Cour de Strasbourg a été confrontée à la question de la légitimité au regard des droits de l’Homme de la différence de traitement entre le mariage et le concubinage [6]. Un homme et une femme avaient contracté depuis de nombreuses années un mariage religieux en Turquie et avaient eu ensemble 6 enfants. Le « mari » décède et son « épouse » s’aperçoit qu’elle ne bénéficiait ni de pension de réversion ni de droits de santé faute d’avoir contracté un mariage civil. La Cour estime que ce mariage religieux est un simple concubinage, elle constate qu’il n’existe pas de partenariat civil en Turquie, et qu’elle ne peut imposer aux États membres la mise en place d’un tel statut. La Cour estime que la relation qui existait entre cet homme et cette femme relevait de la protection de la vie familiale défendue par l’article 8, ce qui est une manière d’affirmer que même si les concubins n’ont pas pris formellement un engagement social, ils bénéficient de la protection des droits de l’Homme. Mécaniquement, la question glissait sur le terrain de l’égalité des droits : la Turquie pouvait-elle réserver des avantages uniquement aux personnes mariées ? La Cour européenne n’hésite pas à affirmer que « la différence de traitement existant en matière de prestations de survivant entre conjoints et personnes non mariées poursuit un but légitime et s’appuie sur une justification raisonnable, à savoir la protection traditionnelle fondée sur les liens du mariage ». La Cour poursuit : « Plutôt que la durée ou le caractère solidaire de la relation, l’élément déterminant est l’existence d’un engagement qui va de pair avec un ensemble de droits et obligations d’ordre contractuel », et en conclut que « en l’absence d’un accord juridique contraignant, il n’est pas déraisonnable que le législateur turc assure une protection uniquement au mariage civil ». Dans l’esprit de la Cour, la principale ligne de démarcation suit le critère de l’engagement public. Un État peut tout à fait réserver des avantages – mais également des devoirs – à des personnes qui s’engagent « contractuellement » à l’égard la société. La Cour s’oriente vers une distinction, somme toute classique, entre union de fait et union institutionnalisée en assimilant les couples mariés et les couples liés par un partenariat et en les opposant à ceux qui n’ont pas contracté d’engagement public juridique contraignant (les concubins).
Différence de traitement entre partenaires et personnes mariées
8Demeure la question la plus épineuse : les différences juridiques pouvant exister entre mariage et partenariat enregistré peuvent-elles être considérées comme discriminatoires ? L’arrêt Maruko rendu le 1er avril 2008 par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) [7] semble l’admettre. Monsieur Maruko, de nationalité allemande, avait conclu en Allemagne, avec son compagnon homosexuel, de nationalité allemande, un partenariat enregistré. Quand son partenaire vint à décéder en 2005, M. Maruko demanda à bénéficier, auprès de la caisse de retraite de la pension de réversion prévue par celle-ci pour le veuf ou la veuve d’un assuré. Or cette demande fut rejetée par la caisse, au motif que la pension en question n’était prévue qu’au profit du « conjoint survivant » et non du « partenaire enregistré survivant ». M. Maruko fit valoir, en justice, que le refus de lui accorder la pension de réversion constituait ni plus ni moins qu’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. La CJCE lui donne raison [8]. En France, le partenaire lié au défunt par un Pacs n’a, à la différence du conjoint survivant, aucun droit à réversion des pensions civiles et militaires de retraite. Des propositions de lois [9], restées sans lendemain, vont dans le sens d’une assimilation de la situation du partenaire à celle du conjoint survivant. L’arrêt Maruko laisserait présager que le droit à réversion sera un jour étendu au partenaire survivant, mais les enjeux financiers semblent ici en mesure d’arrêter le droit. Le mariage et le Pacs sont-ils condamnés, pour des raisons de non-discrimination juridique, à s’absorber mutuellement ? Les dernières statistiques montrent que le nombre de Pacs et de mariages semble se stabiliser (entre 150 000 et 200 000 Pacs par an, et 250 000 mariages). Pour le juriste, ces chiffres peuvent s’analyser comme une victoire : nombre de concubins qui seraient restés en union libre ont, grâce au Pacs, accédé au rivage du droit. Certes des rapprochements entre ces deux formes d’engagement sont à prévoir. Certains plaident pour l’émergence d’un droit commun du couple, d’autres envisagent même une assimilation. Les différences tiendraient essentiellement dans le titre – les conditions de formation du mariage et du Pacs – et dans le fait de réserver le mariage au couple homosexuel. Et ces différences ne seraient pas irréductibles. Mais on ne pointe peut-être pas assez les autres lignes de fractures entre les deux institutions. Le conjoint survivant hérite en propriété du patrimoine de son défunt mari ou épouse, et le régime de la communauté permet, de par la loi, la transmission de la moitié de la communauté au jour du divorce ou au jour du décès. Rien de tel dans le cadre du Pacs. Il y a là une différence qui s’explique sans doute par l’idée que se fait le législateur de la famille mortis causa. Accorder législativement des droits en propriété, c’est faire entrer assurément et irrémédiablement un individu dans une famille car c’est l’inscrire dans la chaîne des générations. Or, sur ce point, le pacsé n’est pas tout à fait entré dans la famille de son partenaire. Il est susceptible de bénéficier d’une condition successorale presque analogue (le conjoint survivant peut toutefois être davantage gratifié que le partenaire) à celle du conjoint survivant, mais il faudra en passer pour cela par une disposition volontaire ou testamentaire. Toutes ces différences de traitement peuvent aisément trouver une justification objective : pour une génération qui a connu le divorce de ses parents, qui subit ou bénéficie d’un allongement de la durée de la vie, pour qui la dimension religieuse de l’engagement relève de la sphère privée, le mariage ne séduit pas. Le Pacs n’est pas l’antichambre du mariage. Il est davantage pour soi, alors que le mariage est pour les autres. Non pas que l’engagement passé devant le maire soit plus solide que celui passé devant un greffier ou un notaire, mais il réclame davantage de reconnaissance sociale et peut justifier des différences de traitements civils (forme, rupture, contenu des droits et des devoirs). Mais lorsque l’on glisse sur le terrain des droits non civils qui par nature relèvent davantage des droits subjectifs que du droit objectif – droits fiscaux, sociaux, loyers … – il faut s’attendre, en cas de disparités de traitement, à de nouvelles condamnations européennes, à moins que le législateur ne prenne les devants.
L’ouverture du mariage au couple homosexuel
9Programmé dans l’agenda législatif du quinquennat qui s’ouvre, l’ouverture du mariage au couple homosexuel en France ne semble désormais qu’une question de temps. Pour autant, ce n’est pas – au moins en apparence – sous le joug des droits de l’Homme que la France aura fini par céder. Car la Cour de Strasbourg a eu l’occasion de dire que les droits de l’Homme n’imposent pas aux États d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Arrêt Schalk et Kopf c/Autriche du 24 juin 2010) [10]. La Cour note que l’article 12 de la Convention consacre, certes, le droit de se marier, mais il laisse également implicitement à chaque État membre le soin de décider si, dans son ordre juridique, le mariage homosexuel doit être permis. Dans la démarche de la Cour, les juges se révèlent sensibles à l’état du droit dans l’ensemble des États membres. Or, sur ce point, aucun consensus n’existe. « À ce jour, pas plus de six États sur quarante-sept États parties à la Convention autorisent un tel mariage » (Pays-Bas, Belgique, Espagne, Portugal, Suède, Norvège). La Cour rejoint ici les juridictions internes [11].
Le désir de parenté à l’épreuve des droits de l’Homme
10Le sort de l’enfant relève, à notre époque si inquiète du devenir des enfants, des droits de l’Homme. La formidable réussite du concept juridique de l’intérêt supérieur de l’enfant atteste, s’il en était besoin, que tous les textes, quelle que soit leur nature, toutes les pratiques doivent être passées au gril des droits fondamentaux. On ne compte plus les décisions de la Cour de Strasbourg où les droits de l’Homme viennent assurer une protection contre des textes et/ou des pratiques administratives ou judiciaires qui se révèlent contraires à l’intérêt des enfants [12]. Mais la Cour est également confrontée au désir des adultes de devenir parents. L’accès à l’enfant fait l’objet d’une réglementation le plus souvent d’ordre public, et c’est un exercice périlleux de savoir si ces encadrements – nécessairement des interdits – sont conformes aux droits de l’Homme : le « droit » subjectif de devenir parent contre le droit objectif de l’accès à l’enfant ? Le désir d’enfant est d’une telle puissance que les règles juridiques destinées à encadrer, limiter, voire même interdire l’accès à l’enfant paraissent, à certains, insupportables. Ainsi, la Cour européenne se doit d’apprécier la conformité de telles législations jugées restrictives avec les articles 8 (vie privée et familiale), 12 (droit de se marier et de fonder une famille, texte marquant le lien entre mariage et filiation), et éventuellement l’article 2 (droit à la vie, qui pourrait s’entendre comme le droit de donner la vie). Les affaires sont souvent redoutables : droit de procréer pour des personnes privées de liberté, encadrement de l’accès à la procréation médicalement assistée, recours à l’adoption … [13].
Les modes d’établissement des filiations dites « charnelles »
11Sur le terrain des modes d’établissement des filiations dites « charnelles », les arrêts de la Cour se révèlent fort embarrassés. Dans la mesure où aucun des fondements, liens du sang d’un côté, liens du cœur de l’autre, ne peut prétendre à lui seul justifier les modes d’établissement de la filiation, l’exercice législatif national consiste à réaliser des arbitrages entre des intérêts divergents. Les juristes connaissent bien les techniques juridiques utilisées (enfermer une action en justice dans un délai, encadrer la recevabilité de l’expertise génétique, renforcer le rôle de la possession d’État …). Le plus souvent, le débat concerne soit un enfant qui vise à contester ou établir un lien de filiation, soit un homme qui se prétend être le père biologique et qui voudrait établir son lien de filiation mais qui rencontre un père « légal ». La France s’est d’ailleurs vue condamnée (Arrêt Pascaud c/France, CEDH, 16 juin 2011, n° 19535/08) parce que l’application de certaines règles légales encadrant l’action en recherche de paternité a été jugée contraire au droit au respect de la vie privée et familiale. Le requérant, né en 1960, avait agi, en 2000, aux fins d’établir sa filiation. L’expertise génétique avait reconnu la paternité de cet homme à 99,9 %. L’action en justice fut toutefois déclarée irrecevable, d’une part car le délai était écoulé – l’action se trouvait prescrite, à l’époque, deux ans après la majorité – et, d’autre part, parce que cette expertise avait été réalisée sans le consentement de l’intéressé. Les juges strasbourgeois ont considéré que les juridictions françaises n’avaient pas respecté l’équilibre entre, d’un côté, le droit du requérant à connaître son ascendance et, de l’autre, le droit du père à ne pas être soumis à une expertise génétique. Selon la Cour européenne, les juges internes ont « donné plus de poids aux droits et intérêts du père présumé qu’au droit du requérant à connaître ses origines ». L’arrêt est critiquable parce qu’il met en cause de délicates transactions nationales sur un sujet où l’équilibre entre filiation biologique et filiation affective est l’objet de savants compromis. La méthode de la Cour heurte de plein fouet la compétence nationale. Sur des questions aussi sensibles, lorsque ces questions ont été débattues dans le cadre du parlement national, il semblerait plus sage que la Cour pose un principe de subsidiarité qui la conduise à ne pas imposer ses propres conceptions.
L’adoption par un couple homosexuel
12La question de l’ouverture de l’adoption à un couple homosexuel se pose également sous l’angle des droits fondamentaux. De ce point de vue, les partisans d’une loi permissive risquent toutefois d’être déçus. Dans un important arrêt (Gas et Dubois c/France, n° 25951/07, 15 mars 2012), la Cour de Strasbourg a eu l’occasion d’affirmer qu’il n’existait aucune différence de traitement discriminatoire entre la possibilité pour un homme marié d’adopter simplement l’enfant – l’adoption simple superpose un lien de filiation mais ne rompt pas le lien avec le parent par le sang – de son épouse et l’interdiction faite à la concubine d’adopter l’enfant de sa compagne. La Cour prend le soin de rappeler qu’il n’existe pas de consensus sur ce sujet en Europe (seuls dix États européens sur quarante-sept admettent en effet l’adoption par le second parent). Même si elle ne le dit pas de cette manière, on voit bien que la Cour ne se sent pas la compétence pour imposer sur un tel sujet sa propre conception. Et on ne voit pas comment la Cour pourrait raisonner autrement si la question, plus frontalement, de l’ouverture de l’adoption à un couple homosexuel lui était un jour posée, surtout si l’on garde à l’esprit qu’elle a toujours refusé de consacrer un droit à l’adoption. Le Conseil constitutionnel avait eu la même position prudente (Conseil constitutionnel, 6 octobre 2010, n° 2010-39 QPC). Le tableau n’est toutefois pas complètement sombre pour les couples homosexuels.
13D’abord dans un arrêt de la Cour européenne du 22 janvier 2008 (E.B c/France (GC), n°43546/02 ; 22 janvier 2008), la France a été condamnée parce que le président du conseil général du Doubs refusait de délivrer l’agrément à l’adoption à une femme en raison de son orientation sexuelle. Certes, il n’était question ici que de l’agrément – étape administrative le plus souvent nécessaire – et non du prononcé judiciaire de l’adoption. Mais dans la mesure où une personne seule peut adopter, le fait de vivre en couple homosexuel n’est plus, au moins d’un point de vue du droit, un motif suffisant pour rejeter la demande d’agrément. Surtout, la Cour de cassation ne se montre plus aussi intransigeante : dans un arrêt du 8 juillet 2010 (Cassation 1re civ., 8 juillet 2010, n° 08-21.740) [14], elle a admis qu’une décision étrangère (État de Géorgie aux États-Unis) prononçant l’adoption simple par une femme de l’enfant de sa compagne ne heurtait aucun principe essentiel du droit français dès lors que cette décision partageait l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante de l’enfant. Ainsi, ce qu’elle refuse en droit interne parce que l’adoption française aboutit à priver la mère de ses droits parentaux en les attribuant à la mère adoptive (cf. Code civil, article 365 ; V. Cassation 1re civ., 20 février 2007, n° 06-15.647), elle l’admet en droit international, si l’adoption prononcée à l’étranger conduit à un exercice conjoint de l’autorité parentale entre les deux parents. Après un tel arrêt, la « religion » de la Cour de cassation semblait faite : rien ne s’oppose – si ce n’est une intervention du Parlement français – à la reconnaissance d’une double filiation du même sexe. Mais dans deux autres arrêts, la Cour de cassation semble faire machine arrière, ou tout au moins affine sa position en distinguant désormais adoption simple et adoption plénière (Cassation 1re civ., 7 juin 2012, n° 11-30.262 — Cassation 1re civ., 7 juin 2012, n° 11-30.261). Le débat devient ainsi d’une grande technicité juridique avant même d’être abordé sur le terrain des principes au Parlement (voir déjà la proposition de loi n° 745 déposée le 27 août au Sénat). Dans ces deux affaires, la Cour de cassation était confrontée à la reconnaissance en France d’une adoption – non plus simple – mais plénière prononcée à l’étranger au profit de couples homosexuels hommes. Dans un cas, un couple franco-britannique, demeurant tous deux au Royaume-Uni, avait obtenu l’adoption en 2008 d’un enfant dénommé Brad, né en 1998. Dans l’autre cas, un couple franco-canadien, vivant à Montréal depuis 1997, a adopté en 2009 Brandon, accueilli depuis 2005, à l’âge de 3 ans. La Cour de cassation juge « qu’est contraire à un principe essentiel du droit français de la filiation, la reconnaissance en France d’une décision étrangère dont la transcription sur les registres de l’état civil français, valant acte de naissance, emporte inscription d’un enfant comme né de deux parents du même sexe ». Si le recours à l’adoption simple est admis, c’est parce que « l’acte de naissance de l’enfant mentionne Mme Y comme mère de l’enfant et Mme X comme parent, l’un et l’autre exerçant l’autorité parentale » (Cassation 1re civ., 8 juillet 2010, préc.). Si le recours à l’adoption plénière est proscrit, c’est parce que, selon la Cour de cassation, la transcription sur les registres de l’état civil français, valant acte de naissance, emporte inscription d’un enfant comme né de deux parents du même sexe.
14Dans un cas, le risque de confusion sur la filiation réelle de l’enfant existerait, dans l’autre non. Mais où se situent les différences de fond ? Que l’enfant soit adopté simplement par la compagne de sa mère, ou plénièrement par deux hommes ou deux femmes, dans les deux cas, il s’inscrira psychiquement et juridiquement dans une double généalogie du même sexe.
15Dans de telles circonstances, priver en France l’enfant de sa filiation adoptive alors que la Cour de cassation reconnaît par ailleurs l’adoption simple, prononcée à l’étranger, de l’enfant de sa compagne pourrait peut-être nous valoir une condamnation par la Cour européenne parce que cette dernière s’efforce de protéger, au nom du respect de la vie privée et familiale, le lien de filiation valablement établi (v. CEDH, 28 juin 2007, n° 76240/01,Wagner c/ Luxembourg : CEDH, 3 mai 2011, n° 56759/08, Négropontis-Giannisis c/ Grèce).
16La période actuelle semble bien transitoire : le droit paraît comme suspendu à une intervention législative. Les droits de l’Homme résonnent comme une manière moderne d’éviter l’application du vieil adage summum jus summa injuria car la science juridique est comme toute science : sans conscience, elle n’est que ruine de l’Homme.
Notes
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[1]
La formule du doyen Carbonnier ne visait que les juges de Strasbourg, Droit et passion du droit sous la Ve République, Champs Flammarion, 1996, p. 55.
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[2]
Près de 25 % des décisions rendues par le Conseil d’État feraient application de la Convention européenne des droits de l’Homme (rapport d’information sur la Cour européenne des droits de l’Homme, n° 705 du Sénat, J.-P. Michel et P. Gélard, 25 juillet 2012, p. 40).
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[3]
Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 38, série A n° 31. Burden c/Royaume-Uni [GC], n° 13378/05, § 60, CEDH, 29 avril 2008.
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[4]
On oublie de citer parfois la fin de l’adage de Loysel : « Mais il faut que l’Église y passe ».
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[5]
Burden c/Royaume-Uni, préc.
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[6]
CEDH, Serife Yigit c/Turquie, 20 janvier 2009, n° 15197/02.
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[7]
CJCE, gr. ch., 1er avril 2008, affaire n° C-267/06, Maruko.
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[8]
Elle décide que les dispositions combinées des articles 1er et 2 de la directive n° 2000/78 s’opposent à une réglementation en vertu de laquelle, après le décès de son partenaire de vie, le partenaire ne perçoit pas une prestation de survie équivalente à celle octroyée à un époux survivant alors que, en droit national, le partenariat de vie placerait les personnes de même sexe dans une situation comparable à celle des époux pour cette prestation de survie.
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[9]
Not., Sénat, prop. loi n° 461, JO Sénat 16 juin 2009 ; Ass. nat., prop. loi n° 1278, JOAN, 26 novembre 2008.
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[10]
CEDH, 24 juin 2010, n° 30141/O4, Schalk et Kopf c/Autriche, JCP G 2010, 1013, obs. H. Fulchiron.
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[11]
Le Conseil constitutionnel avait dans sa décision du 28 janvier 2010 (Conseil constitutionnel, Déc. 28 janvier 2010, n° 2010-92 QPC : Journal officiel 29 janvier 2011) considéré que la définition du mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme issue de l’interprétation par la jurisprudence des textes du Code civil est conforme à la Constitution. Et la Cour de cassation en avait fait auparavant de même dans l’affaire dite des mariés de Bègles (Cass. 1re civ., 13 mars 2007, Bull. civ. I, n° 113, JCP 2007, I, 170 « Mais attendu que, selon la loi française, le mariage est l’union d’un homme et d’une femme ; que ce principe n’est contredit par aucune des dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne… »).
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[12]
La Cour européenne a déjà eu l’occasion de rendre de « grands arrêts » comme ceux validant le système français de l’accouchement anonyme tel qu’il résulte de la loi n° 2003-93 du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines personnelles (CEDH, Odhièvre c/ France, 13 février 2003 ; Kearns c/France, 10 janvier 2008).
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[13]
Voir sur le sujet : M. Levinet, « La Convention européenne des droits de l’Homme et le droit d’ ‘‘avoir un enfant’’ ? », observations sur la jurisprudence récente de la Cour de Strasbourg, Mariage-conjugalité, parenté-parentalité, op. cit., p. 133.
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[14]
JCP G 2010, act. 809, obs. A. Devers ; JCP G 2010, note 1173, H. Fulchiron ; Dr. famille 2010, comm. 156, note M. Farge.