CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les fondements du Marché unique européen sont mis en place par l’adoption du traité de Rome en 1957. Prévoyant l’abolition progressive des obstacles à la libre circulation des biens et marchandises, des services, des agents économiques et des capitaux, ce Marché, qui constitue une des pierres angulaires du projet européen, s’est progressivement développé au cours des cinquante dernières années. À partir de 1968, la suppression totale des droits de douanes assure la libre circulation des marchandises dans les pays de la Communauté européenne. De nombreux éléments font cependant toujours obstacle au commerce intracommunautaire. C’est pourquoi, en 1986, à l’initiative de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, l’Acte unique relance l’idée de l’accomplissement du Marché unique et la mise en œuvre effective de quatre libertés de circulation fondamentales (celle des biens, des services, des personnes et des capitaux). Le traité de Maastricht, en 1993, officialise l’achèvement du Marché unique en élargissant la libre circulation des personnes, assurant la libre circulation des capitaux et réaffirmant la libre prestation de services.

2La libéralisation des services que nous connaissons aujourd’hui s’inscrit donc naturellement dans la logique générale de construction du Marché intérieur qui depuis ses fondements est empreinte de libéralisme. En 2005, un premier projet de directive portant sur les services voit le jour, connu sous le nom de « directive Bolkestein ». Ayant suscité une levée de boucliers, parce que jugée bien trop libérale, la directive Services a été amendée et modifiée substantiellement avant d’être finalement adoptée en 2006. À compter du 28 décembre 2006, les États membres disposaient de trois ans pour transposer cette directive dans leurs législations nationales respectives.

3Cette directive Services, qui parachève le Marché unique, n’annonce rien de nouveau puisqu’elle ne fait que rendre effectif un objectif qui figurait déjà dans le traité de Rome, à savoir la liberté de circulation des services dans l’Union européenne. Elle appelle à une simplification et à une harmonisation des régulations au niveau national, à l’abolition des obstacles d’entrée sur les marchés et à la fourniture de services transfrontaliers [1].

4À travers cette directive, la Commission entend étendre de façon horizontale les libéralisations à une série plus large de services. Ce spectre est défini par exclusion : la directive s’applique à tous les services, exception faite de ceux qui sont sujets à un cadre de régulation sectorielle (services financiers, services de communications électroniques, services audiovisuels, secteurs des transports et de l’énergie), des services de soins de santé, de certains services sociaux (notamment le logement social et la garde d’enfant) et des services d’intérêt général non économiques (Signe) [2].

De la spécificité des services liés à l’intérêt général…

5Bien que le texte affirme que la directive ne vise que les « services fournis en échange d’une contrepartie économique », un flou juridique réside autour de la définition des services d’intérêt général non économiques (Signe) et des services d’intérêt général (Sig), entraînant des incertitudes concernant le champ réel de son application. Cet enjeu est crucial étant donné que les services concernés par cette directive sont soumis aux règles de libre concurrence, à l’inverse de ceux qui en sont exclus et peuvent continuer à bénéficier de subventions. En outre, des incertitudes supplémentaires existent aussi du fait que les modalités d’application de la directive sont laissées à l’appréciation des États membres.

6Les services sociaux d’intérêt général (SSIG), quant à eux, sont considérés comme des services d’intérêt économique général (Sieg) et rentrent donc a priori dans le champ d’application de la directive. Toutefois, le rôle crucial qu’ils jouent au sein de l’économie européenne est de plus en plus reconnu : ils sont non seulement une source importante de revenus, mais ils sont aussi porteurs de valeurs d’égalité, d’inclusion et de solidarité. À travers ces valeurs, ils participent à la cohésion sociale et territoriale de l’Europe et, de manière plus générale, au modèle social européen. Le rôle de stabilisateur tant économique que social des SSIG a également souvent été souligné, car ils ont pu atténuer les effets de la récente crise économique.

7C’est la raison pour laquelle un tournant décisif est opéré par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dit traité de Lisbonne, dès la fin de 2009. Dans l’article 14 du traité et le protocole 26 sur les Sig, certaines avancées concernent directement le secteur des services et rétablissent le débat sur le cadre de qualité qui leur est propre. L’article 14 crée une base légale spécifique pour l’adoption de règles sur les Sieg qui sont, eux, soumis à la directive. L’article reconnaît la mission spécifique de ces services et leur rôle en matière de promotion de la cohésion sociale et territoriale. Le protocole 26, quant à lui, rappelle la responsabilité des États membres pour l’organisation de l’offre de ces services [3].

8Cependant, le traité de Lisbonne s’abstient de définir ce qu’est un service public. Or, le flou juridique qui persiste autour des notions de « services d’intérêt général », de « services économiques d’intérêt général » et de « services sociaux d’intérêt général » menace nos modèles sociaux et maintient les collectivités territoriales et les acteurs de l’économie sociale prestataires de ces services dans une insécurité juridique. En effet, bien que le délai de transposition de la directive dans les législations nationales soit arrivé à échéance, des difficultés liées à l’interprétation de la directive subsistent. De telles zones grises ne sont pas acceptables dans la mesure où les SSIG représentent un enjeu crucial pour la société. Les acteurs de l’économie sociale et de la société civile n’ont pas manqué d’élever la voix pour dénoncer les problèmes de transposition de la directive Services et les conséquences que cela implique sur le terrain, notamment en termes d’insécurité juridique.

… à l’adoption du « Paquet Almunia »

9Encouragée par la société civile, la Commission a donc décidé d’aller encore plus loin dans la reconnaissance de la spécificité de certains services en adoptant le 20 décembre 2011 le Paquet Almunia [4], du nom du commissaire européen en charge de la concurrence. Il s’agit d’un ensemble de règles visant notamment à exempter de notification les aides d’État accordées dans le cadre de la prestation des services sociaux. En bref, les services concernés pourront continuer à être soutenus par des aides publiques sans tomber sous le coup du droit européen de la concurrence.

10Trop souvent appelée à arbitrer des cas n’affectant pas les échanges intracommunautaires, la Commission a fait le choix de règles simplifiées pour les services sociaux et les services d’intérêt général, tandis qu’elle s’est positionnée en faveur d’un durcissement pour les services qui représentent une distorsion de concurrence.

11Finalement, si les Signe sont totalement exclus de la directive Services, les SSIG ne le sont que partiellement : les règles sont applicables à une majorité d’entre eux à partir du moment où ils sont de nature économique (c’est-à-dire qu’ils exercent une activité consistant en l’offre de biens et/ou de services sur un marché donné) [5]. Si les services sociaux entrent dans le champ d’application de la directive, cela signifie que les acteurs prestataires de ces services rentrent de facto en concurrence avec d’autres structures ne partageant pas la même finalité sociale. Ils sont dès lors également soumis aux règles régissant les marchés publics. Les Sieg, quant à eux, sont régis par des règles spécifiques, maintenant édictées par le Paquet Almunia, notamment en termes d’aides d’État.

L’introduction de clauses sociales dans les marchés publics

12Face à la libéralisation des services, il nous paraît indispensable que les pouvoirs publics nationaux et locaux continuent d’assurer leur rôle de garant de la qualité des services publics, et ce malgré la mise en concurrence des acteurs. En effet, il incombe aux États membres d’établir des relations profitables à l’intérêt général en garantissant la qualité et l’accessibilité des services. C’est, à nos yeux, la cohésion sociale, économique et territoriale à l’intérieur de l’Europe des 27 qui est en jeu. Pour y parvenir, les États membres disposent de plusieurs outils, au nombre desquels les clauses sociales dans les marchés publics, qui représentent une avancée considérable du traité de Lisbonne. Ce traité introduit en effet une « clause sociale » horizontale pour la prise en compte des exigences sociales dans toutes les politiques de l’Union. Dans son article 9, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne stipule que « dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». En effet, le Marché unique ne pourra pas se faire sans que ces différents objectifs sociaux soient garantis [6].

13Alors que ces clauses permettent de renforcer la dimension sociale des marchés publics en y intégrant des critères qualitatifs servant l’intérêt général, elles ne sont malheureusement pas assez utilisées. Il s’agit pourtant d’un avantage substantiel pour les acteurs de l’économie sociale qui sont désormais soumis à la procédure de marché public au même titre que des entreprises privées. À défaut de pouvoir offrir des prix aussi compétitifs que le secteur lucratif, les acteurs de l’économie sociale doivent s’appuyer sur ces clauses sociales pour se démarquer lors d’une procédure d’appel d’offres.

14Dans ce cadre, il est primordial que les autorités émettant les cahiers des charges soutiennent les structures d’intérêt général qui assurent la pérennité des actions, notamment grâce à leurs activités de proximité, non délocalisables et porteuses de cohésion sociale, contrairement au secteur privé qui privilégie la rentabilité à court terme. En outre, la non-lucrativité, le sens de l’action et la capacité de veille sur les besoins renforcent également la pérennité des actions de l’économie sociale, et cet enjeu devrait aussi être pris en compte dans les procédures de marchés publics.

15* * *

16Depuis une dizaine d’années, la réglementation européenne développe une approche ciblée qui touche les acteurs en fonction de leurs caractéristiques spécifiques, comme nous avons pu le constater à travers l’historique de la libéralisation des services, du traité de Rome au Paquet Almunia. Elle a par conséquent un impact croissant sur les conditions du subventionnement public de l’économie sociale aujourd’hui. Le Paquet Almunia présage des perspectives d’évolution de la législation communautaire plus favorables aux acteurs de l’économie sociale, en allégeant notamment le contrôle des aides aux services publics locaux et aux services sociaux. Ces différentes réglementations ne peuvent être appliquées sans une période de transition, qui est celle que nous connaissons actuellement. Il est du devoir des pouvoirs publics de s’adapter à la législation européenne, et donc de tenir compte des spécificités des différents services et de leur utilité à la collectivité. Aujourd’hui, les arrangements entre les bénéficiaires d’aides publiques sont plus complexes. Il faut toutefois reconnaître que les séries de mesures adoptées par la Commission permettent d’assurer une plus grande transparence des procédures, lesquelles ont été trop souvent décriées par nombre d’acteurs, tant au niveau local que national.

Notes

  • [1]
    Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (Journal officiel L 376 du 27 décembre 2006).
  • [2]
    Dony Marianne, Le droit de l’Union européenne, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2e éd., 2008.
  • [3]
    Cahier de la solidarité, n° 27, « Services sociaux d’intérêt général : entre finalité sociale et concurrence », Pour la Solidarité, février 2011.
  • [4]
    Ce nouveau cadre se compose de plusieurs instruments : deux communications, un règlement et une décision. Ces documents peuvent être consultés à l’adresse suivante : http://ec.europa.eu/competition/state_aid/legislation/sgei.html
  • [5]
    Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (Journal officiel L 376 du 27 décembre 2006).
  • [6]
    Cahier de la solidarité, n° 27, « Services sociaux d’intérêt général : entre finalité sociale et concurrence », Pour la Solidarité, février 2011.
Denis Stokkink
Président du think tank européen Pour la Solidarité
Économiste, il a été conseiller de la Ministre belge de l’Emploi, et, à ce titre, a participé à la présidence belge de l’Union européenne de 2001. Depuis 2002, il est président du think tank européen Pour la Solidarité, structure au service des décideurs politiques, sociaux et économiques de l’Union européenne pour la promotion de la solidarité sous toutes ses formes. Il est également administrateur de nombreuses structures d’économie sociale européennes et dispense des cours sur l’économie sociale et les politiques européennes dans diverses universités, Hautes Écoles et instituts de formation, en Belgique et en France.
Fanny Cools
Chargée de projet au sein du think tank européen Pour la Solidarité
Diplômée en sciences politiques et en études européennes, chargée des affaires sociales et de la diversité au sein du think tank Pour la Solidarité, elle s’est spécialisée dans l’analyse des politiques européennes en matière d’inclusion sociale, sous l’angle des problématiques relatives au vieillissement et à la prise en charge de la dépendance, ou encore des services à la personne.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2013
https://doi.org/10.3917/inso.175.0070
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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