CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les systèmes de santé, même s’ils ne relèvent pas de la compétence directe de l’Union européenne, n’ont pas échappé aux effets de l’abondante législation communautaire sur la liberté de circulation des personnes et des services. Les règles du marché intérieur ont conduit à une européanisation indirecte des politiques de santé par l’adoption de normes communes, tandis que la circulation des savoirs des pratiques et des acteurs ont contribué, en douceur, à une européanisation cognitive.

2Quand on analyse au plan européen les systèmes de santé, entendus au sens large de mode d’organisation des soins, de financement du risque maladie et d’action sur la santé publique, un paradoxe saute immédiatement aux yeux. D’un côté, la primauté est clairement reconnue aux États dans la définition de leur politique de santé, ainsi que le stipule l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE) (traité de Lisbonne de 2007) : « L’action de l’Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux » même si, depuis le traité de Maastricht (1992) l’Union est invitée à améliorer la santé des citoyens à travers des actions de santé publique. De l’autre, les systèmes de santé ont été profondément transformés en Europe depuis les années 1990, comme l’illustrent la mise en place de quasi-marchés au Royaume-Uni (réforme Thatcher de 1991), la mise en concurrence des caisses d’assurance maladie en Allemagne (loi de 1992) et aux Pays-Bas ou encore le plan Juppé (1996) en France. L’importance du changement des systèmes de santé européens est encore plus accentuée si l’on prend en compte les transformations des systèmes de santé des Pays d’Europe centrale et orientale (Peco).

3En première analyse, on pourrait penser que ces changements n’ont pas de lien avec l’Union européenne. Or, ces liens existent mais, pour les appréhender, il ne faut pas raisonner en termes de politique européenne de santé ou d’Europe de la santé mais plutôt en termes d’européanisation des politiques de santé nationales. La notion d’européanisation est apparue dans les années 1990 (Saurruger, 2009) pour appréhender les interactions entre le niveau européen et le niveau national (puis également infra-national). L’intérêt de cette notion est double ; elle permet de dépasser « l’euro-centrisme » des études européennes et de prendre en compte la diversité des modalités d’européanisation.

4Pour traiter de l’européanisation des systèmes de santé, le plus pertinent est de partir de la distinction entre, d’une part, l’européanisation normative indirecte et, d’autre part, l’européanisation cognitive (verticale et horizontale). En effet, d’un côté, les normes européennes juridiquement contraignantes qui ont un impact sur les systèmes de santé relèvent bien moins de politiques de santé européennes institutionnalisées (peu compatibles avec les traités européens) que de la mise en place du marché intérieur européen. D’un autre côté, cette institutionnalisation d’une Europe de la santé par engrenage a facilité la circulation de savoirs, de principes d’action et de pratiques s’inscrivant dans une européanisation plus cognitive et en douceur, autrement dit non contraignante. Celle-ci participe d’une dynamique de convergence des systèmes de santé européens que l’Union européenne accompagne.

L’européanisation (indirecte) par le marché intérieur

5La mise en place de la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des marchandises est au fondement de la création de la Communauté économique européenne (CEE). Le premier effet notable du principe de libre circulation sur les systèmes de santé a été la création de ce qui a été souvent désigné comme « l’Europe blanche » (Guigner, 2008). Celle-ci organise la liberté d’établissement et de prestation de service des professions de santé par la reconnaissance mutuelle des diplômes et la coordination européenne des dispositions en matière de formation. Les deux directives consacrées à la libre circulation des médecins, adoptées en 1975, ont servi de modèle à celles consacrées aux autres professions de santé : infirmières (1977), dentistes (1978), sages-femmes (1980) et pharmaciens (1985).

6Le principe de libre circulation concerne aussi les biens en lien avec la santé, en particulier les médicaments. La construction d’un marché commun pour les médicaments, au cœur du projet de « pool blanc » proposé par la France en 1952 [1], est un objectif poursuivi dès les années 1960. Il passe par la définition de bases communes pour le contrôle sanitaire des médicaments. En 1965, une directive donne une définition européenne du médicament et impose l’obligation de procédures d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) fondées sur trois critères (efficacité, sécurité et qualité du produit). Puis, en 1975, deux directives définissent le contenu des essais que doivent conduire les laboratoires et les modalités d’exercice de l’expertise publique. Celles-ci permettent une procédure de reconnaissance mutuelle des AMM sur la base d’un avis (que les États sont libres de suivre ou non) émis par un Comité des spécialités pharmaceutiques (CSP). Même si ce dispositif a eu des effets limités, il a favorisé l’européanisation, les réunions du CSP contribuant à la diffusion de normes européennes en matière de développement et de contrôle des médicaments ; il a aussi facilité la mise en réseau des experts nationaux (Hauray, 2006). Cette dynamique [2] a conduit à la mise en place d’un contrôle européen unifié des médicaments. Le lien avec la mise en place du marché unique européen est net puisque c’est le livre blanc sur l’achèvement de celui-ci (1985) qui prévoit la réforme des procédures européennes d’AMM. Un nouveau système est adopté en 1993. Il crée, en particulier, une procédure européenne centralisée délivrant une AMM européenne, obligatoire pour les produits issus des biotechnologies et facultative pour les produits innovants, ainsi qu’une Agence européenne du médicament (EMEA) renforçant la coopération entre pays européens. Enfin, en 2004, la liste des médicaments devant être autorisés par la procédure centralisée est largement étendue.

7Le principe de la liberté de circulation a également un impact sur les systèmes de santé au niveau des personnes. Tout d’abord, la coordination des régimes légaux d’assurance maladie est opérée dans l’optique de permettre la libre circulation des travailleurs comme le prévoit le traité de Rome (articles 48 à 51). La réglementation communautaire en la matière (adoptée en 1959 et complétée en 1971 et 1972) se fonde sur quatre principes : l’unicité de la législation applicable dans chaque pays, l’égalité de traitement entre nationaux et non-nationaux, le maintien des droits acquis, l’agrégation des périodes d’assurance, d’emploi ou de résidence pour les droits en cours d’acquisition. Elle permet de garantir aux travailleurs migrants à l’intérieur de la Communauté la couverture de base en matière de risque maladie. Par la suite s’est posée de manière plus conflictuelle la question de la prise en charge des soins à l’étranger, à la suite de l’arrêt Kohll et Decker de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) en 1998 (Davesne, 2011). La Cour de justice a estimé dans cet arrêt que le refus de la prise en charge de prestations prescrites dans un pays et accomplies dans un autre sans autorisation préalable constituait une entrave à la libre circulation des biens et à la libre prestation de services. Ces décisions ont provoqué un large débat, car elles posent la question de l’autonomie des États dans la définition de l’accès aux soins pris en charge publiquement et du contrôle de la qualité de leurs prestations. En 2001, la Cour a rendu de nouveaux arrêts (Smits-Peerbooms et Vanbraekel) qui permettent de clarifier certains points, notamment le fait que la libre prestation de services doit aussi concerner les soins hospitaliers et que les règles de remboursement du pays où les soins sont administrés doivent prévaloir en cas de refus injustifié d’une autorisation. La CJCE reconnaît toutefois aux États le droit de recourir à des autorisations seulement s’il existe un risque de remise en cause de l’équilibre financier du système de protection maladie et pour le maintien de la santé de la population. En 2003, l’arrêt Müller-Fauré et Van Riet a permis de poursuivre la clarification entre les soins ambulatoires, pour lesquels le régime d’autorisation préalable est aboli, et les soins hospitaliers transfrontaliers, pour lesquels de telles restrictions sont justifiées. Enfin, en 2006, l’affaire Watts complète cette jurisprudence en amenant la Cour à se prononcer directement sur l’application de ces principes aux systèmes nationaux de santé. Celle-ci considère qu’il leur appartient de prévoir un mécanisme financier permettant le remboursement auprès de l’institution du lieu de séjour. Par ces arrêts, la Cour de justice a rendu possible la mise en place d’un marché européen des soins de santé pris en charge auxquels accéderaient librement l’ensemble des citoyens de l’UE, ce qui a conduit la Commission à se saisir de cet enjeu. Elle a d’abord tenté d’organiser la mobilité des patients dans le cadre de la directive services dite « Bolkestein » puis, du fait des résistances rencontrées par celle-ci, par une directive spécifique finalement adoptée en mars 2011 [3] à la suite de longs débats. Cette directive sur les droits des patients en matière de soins transfrontaliers s’inscrit dans la logique de la jurisprudence de la Cour de justice en clarifiant les règles de remboursement des soins reçus en dehors de l’État d’affiliation (sans en faire un droit), tout en élargissant les catégories de soins nécessitant une autorisation préalable (soins hospitaliers coûteux et les soins exposant un patient à un risque particulier) pour apaiser les craintes des caisses d’assurance maladie sur le coût de la mobilité. Elle dégage aussi un statut du patient en droit européen par la reconnaissance d’un droit à l’information, des garanties procédurales lors de la demande d’autorisation préalable ainsi que le principe de reconnaissance des prescriptions médicales délivrées dans un autre État (La Rosa, 2012).

8La législation sur le tabac illustre également l’effet des règles et des principes liés au marché intérieur sur les politiques de santé (Guigner, 2011a). Plusieurs directives, en particulier celles de 2001, relative à la fabrication, la présentation et la vente des produits du tabac, et celle de 2003, relative à la publicité et au parrainage en faveur des produits du tabac, ont été adoptées. Cette législation européenne anti-tabac se base elle aussi sur les principes liés à la libre circulation puisque son point de départ est le constat selon lequel l’existence de législations différentes sur les produits du tabac constitue une entrave, directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, au commerce intracommunautaire.

9Les autorités européennes en charge de la santé ont ici agi en faveur d’une harmonisation des dispositions nationales orientée vers un niveau élevé de protection de la santé. En s’appuyant sur les traités européens, elles ont été en mesure de faire adopter des dispositions plus strictes que les dispositions préexistantes dans nombre d’États membres. Les règles du marché intérieur ont donc, dans ce cas [4], permis une action en faveur d’un renforcement de normes contraignantes en matière de santé publique qui a été portée par les services communautaires en charge de la santé et non du marché intérieur – ce qui montre bien la prédominance de l’objectif sanitaire. Celui-ci est également poursuivi de manière moins contraignante dans le cadre d’un processus d’européanisation cognitive.

L’européanisation cognitive

10On entend par « européanisation cognitive » le processus de diffusion, sous une forme non contraignante, de représentations, d’orientations, de raisonnements, de principes d’action, d’argumentaires, de pratiques et d’instruments concernant la construction européenne. Cette diffusion peut se faire soit à l’initiative d’acteurs européens (la Commission en particulier), soit dans le cadre d’interactions entre des acteurs nationaux ou infranationaux.

11L’européanisation cognitive renvoie tout d’abord à la notion de soft law, utilisée dès les années 1970 pour analyser l’intégration européenne. Il s’agit, de manière générale, de règles non contraignantes, mais qui ne sont pas forcément sans effets. La soft law est une ressource particulièrement utilisée par la Commission dans des domaines où les résistances des États sont fortes (Cini, 2001). Elle s’exerce à travers des textes tels que les résolutions, les déclarations, les communications, les avis, les recommandations, les Livres blancs et les Livres verts. Elle s’applique aussi par le recours croissant de la Commission européenne à l’instrument du benchmarking[5] dans une logique de naming / blaming / shaming (« nommer », « blâmer », « faire honte ») afin de mettre en avant les « bons élèves » et de stigmatiser les « mauvais élèves » en formalisant l’objectif à atteindre pour l’ensemble des États. Le benchmarking est d’autant plus efficace qu’il s’appuie généralement sur des chiffres diffusés par le biais d’outils objectivés sous la forme de classements, tableaux et graphiques, lesquels permettent de légitimer des orientations et des pratiques au nom de la neutralité scientifique. On peut prendre deux exemples pour la santé (Guigner, 2011b). Le premier concerne la lutte contre le tabagisme avec le projet Effective Tobacco Control Policies in 28 European Countries, financé par le programme de santé publique 2003-2008 de la Commission européenne. Ce rapport évalue les politiques de contrôle du tabagisme des États membres en notant les politiques de lutte contre le tabagisme. Dans le second cas, il s’agit de la lutte contre l’alcoolisme, avec l’étude sur l’accès aux boissons alcoolisées en Europe et son effet sur la santé, que RAND Europe a rendue à la Commission européenne en 2009. Elle met en avant le fait que l’augmentation des prix des boissons alcoolisées conduit à des changements de consommation plus importants chez les jeunes que dans le reste de la population et incite donc à recourir à ce type de mesure.

12Le recours au benchmarking a été institutionnalisé au niveau européen sous la forme de la Méthode ouverte de coordination (Moc), notamment dans le domaine de la santé. La Moc s’inscrit pleinement dans une logique d’européanisation cognitive dans la mesure où elle vise à modifier les orientations des politiques nationales en diffusant les meilleures pratiques.

13C’est une déclinaison européenne de la méthode de l’évaluation par les pairs, ou surveillance multilatérale, depuis longtemps mise en œuvre dans d’autres organisations internationales comme l’OCDE ou le FMI.

14Européanisation cognitive encore, lorsque la Commission européenne cherche à privilégier certaines orientations telles que l’introduction de mécanismes de concurrence dans les systèmes de protection maladie (Hassenteufel, 2003). En 1997, dans la communication Moderniser et améliorer la protection sociale dans l’Union européenne (Com 97/102), elle suggère de chercher par un échange réciproque d’information « à déterminer dans quelle mesure et à quelles conditions l’introduction de mécanismes de marché dans les systèmes de soins peut contribuer à réduire les coûts tout en favorisant une meilleure qualité de services et en assurant à tous l’accès aux soins » (p. 16). En 1999, dans son rapport sur la mise en œuvre, Grandes orientations des politiques économiques des États membres pour l’année 1999, il est notamment suggéré que « les pressions budgétaires sur les systèmes de soins peuvent être allégées, tout en garantissant l’universalité d’accès et en préservant leur qualité, par le fait de tirer profit des avantages potentiels en termes d’efficience des mécanismes de marché » (Com 99/61 p. 26).

15La circulation de conceptions, d’orientations et de pratiques s’opère aussi par la mise en place de nouvelles institutions communautaires, tout particulièrement les agences (Benamouzig et Borraz, 2012). Pas moins de cinq ont été créées depuis le milieu des années 1990 dans le domaine de la santé : à l’Agence européenne du médicament, déjà mentionnée, sont venus s’ajouter l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (1994), l’Autorité européenne pour la sécurité des aliments (2002), le Centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies (2005) et l’Agence européenne sur les produits chimiques (2008). En coopérant avec leurs homologues dans les États membres, ces agences encouragent la diffusion de pratiques (administratives et scientifiques), de normes et de savoirs communs. Ce processus s’appuie aussi sur d’autres nouvelles instances, tel l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (créé en 1993) qui, en faisant circuler les connaissances sur les différentes politiques menées dans les États membres, a favorisé une évolution partagée des politiques nationales vers la réduction des risques (Bergeron, 2005), ou sur des réseaux d’experts, comme le réseau d’évaluation européen des technologies de santé (EUnetHTA) mis en place entre 2005 et 2008 pour harmoniser les méthodes d’évaluation des produits de santé (Gorry, Montalban et Smith, 2011). Cette mise en réseau généralisée d’acteurs en charge de savoirs sanitaires contribue à l’émergence d’une expertise européenne unifiée qui s’appuie dans les différents pays sur les mêmes objectifs, le même mode de fonctionnement, les mêmes données et les mêmes protocoles formalisés.

16Plus généralement, cette européanisation se traduit par une augmentation des échanges entre les pays européens, qui regardent de plus en plus systématiquement « ce que font les autres », ainsi qu’entre les différents acteurs des systèmes de santé, lesquels font tous partie d’organisations européennes elles-mêmes engagées dans des échanges entre elles et avec les institutions de l’UE. Cette européanisation cognitive s’inscrit ainsi plus largement dans une dynamique de convergence des systèmes de santé européens.

La convergence des systèmes de santé de l’Union européenne

17Du point de vue de l’évolution des systèmes de santé, deux transformations majeures sont à souligner : d’une part, les Pays d’Europe centrale et orientale (Peco) ont abandonné leur système de santé d’inspiration soviétique (le modèle Semashko), d’autre part, les systèmes de santé en Europe occidentale se sont transformés dans le sens de l’affirmation d’un État régulateur, ce qui tend à les rapprocher.

18Dans les Peco, le système Semashko, étatisé et centralisé, reposait sur des hôpitaux et des polycliniques (pour les soins de premiers recours). Il a été profondément remis en cause à la faveur des transitions démocratiques et a connu deux changements majeurs (Kaminska, 2011). Le premier est le financement du risque maladie, désormais fondé sur le principe de l’assurance obligatoire (à l’exception de la Lituanie qui a maintenu un système de santé financé par l’impôt). Le second concerne l’organisation des soins et se traduit par la mise en place de cabinets privés de généralistes (et dans une moindre mesure de spécialistes) qui ont pris la place des structures collectives publiques (polycliniques). Les cabinets privés sont largement majoritaires pour les soins de premier recours dans tous les Peco à l’exception de la Slovénie. Prévalent donc aujourd’hui dans ces pays le financement et l’organisation des soins caractéristiques des systèmes d’assurance maladie. Toutefois ceux-ci diffèrent de leurs homologues de l’Ouest par la place plus importante que l’État continue d’occuper : il joue un rôle dominant dans la régulation (notamment en fixant le niveau de cotisation et le catalogue des prestations remboursées) et dans le mode de gouvernement du système de santé (il contrôle directement les caisses). Le rôle des partenaires sociaux tout comme celui de la négociation avec les médecins est réduit.

19Cette importance du rôle de l’État concerne également les systèmes d’assurance maladie en Europe de l’Ouest, comme le montrent les cas de la France et de l’Allemagne (Hassenteufel, 2011). Dans ces deux pays, on assiste en effet à l’affirmation d’un État régulateur caractérisé par deux évolutions générales : l’encadrement croissant de l’action et des interactions entre les acteurs non étatiques (caisses et médecins en particulier) et la mise en place de nouvelles institutions (agences) permettant un pilotage à distance du système de soins (Agences régionales de l’hospitalisation – ARH – puis de santé – ARS en France) et renforçant la capacité d’expertise sur laquelle peut s’appuyer l’État (la Haute Autorité de santé – HAS en France). L’État exerce aussi un contrôle accru sur la répartition et le contrôle des financements (par la mise en place du Fonds de santé en Allemagne, par le vote de lois de financement de la Sécurité sociale en France). Il ne se substitue pas aux autres acteurs du système de santé, mais il les encadre de façon croissante en diminuant leur pouvoir, comme en témoigne la réduction des pouvoirs des caisses d’assurance maladie en France et en Allemagne.

20D’autres évolutions rapprochent les systèmes d’assurance maladie des systèmes nationaux de santé (Hassenteufel et Palier, 2007) : la part accrue du financement du risque maladie par l’impôt, l’universalisation de la couverture (Couverture maladie universelle – CMU en France) et, au niveau de l’organisation des soins, le renforcement du rôle des généralistes dans les soins de premier recours dans une logique de parcours de soins, ainsi que le développement de structures de soins primaires plus collectives (maisons de santé, réseaux de soins …).

21Par ailleurs, la comparaison entre des systèmes d’assurance maladie et des systèmes nationaux de santé (Hassenteufel et al., 2010) permet de mettre en évidence des évolutions partagées entre les différents systèmes européens. C’est le cas, en particulier, du contrôle de la pratique médicale dévolu à des agences qui fixent des standards de qualité, de normes de bonnes pratiques et évaluent celles-ci, ainsi que de la mise en place et du développement de systèmes de paiement à la performance afin d’inciter les opérateurs de soins (hôpitaux en particulier) à se comporter de manière efficiente.

22Il s’agit là d’un processus de convergence au sens de processus dynamique de rapprochement entre des systèmes différents qui ne passe pas forcément par l’adoption de politiques et de normes juridiques strictement identiques. Cette convergence ne peut pas être directement imputée à l’Union européenne. Ainsi, à propos des Peco, si les critères de Copenhague (définis en 1993) qui conditionnent les négociations d’adhésion à l’UE concernent les systèmes de santé (stabilité financière, organisation du système de soins), ils ne spécifient pas précisément le contenu des réformes à mener, du fait des limites des compétences de l’UE dans le domaine de la santé.

23Pour les pays d’Europe de l’Ouest, la Commission européenne se montre certes très attentive à la question de la maîtrise des dépenses de santé depuis la soumission de la politique d’union économique et monétaire aux critères de convergence, puis au pacte stabilité, ce qui l’amène à préconiser des réformes. Ainsi, parmi de multiples autres références possibles, on trouve la recommandation suivante de la part de la Commission : « Les États membres sont invités i) à améliorer leur situation budgétaire par la réduction des dépenses […] à assurer la pérennité de leurs finances publiques en réformant leurs systèmes de retraite et de soins de santé de manière à pouvoir faire face tant à la charge financière imposée aux dépenses sociales par le vieillissement de la population qu’à la nécessité d’influencer l’offre de travail future » (Com 99/143, p.10).

24Mais si l’Union européenne incite fortement à la réforme des systèmes de santé tant dans les Peco qu’en Europe de l’Ouest, elle ne propose pas de contenu précis pour ces réformes et n’a pas de pouvoir de contrainte, comme nous l’avons vu. Il faut donc faire intervenir d’autres éléments pour comprendre l’européanisation. Dans les Peco, différents facteurs peuvent expliquer l’adoption d’un nouveau système empruntant les modes de financement et d’organisation des soins des systèmes d’assurance maladie : la volonté de rompre avec un système associé à un régime politique communiste, la nécessité de trouver de nouvelles sources de financement dans un contexte de diminution des ressources financières de l’État, le souvenir des systèmes d’assurance maladie antérieurs aux régimes communistes, l’influence de l’Allemagne et de l’Autriche et, enfin, l’attraction exercée par ce type de système auprès des professionnels de santé (les médecins généralistes en particulier).

25Dans le cas de l’Europe de l’Ouest, on peut souligner le rôle d’acteurs structurés autour d’un programme de changement d’une politique publique qu’ils ont contribué à élaborer (Hassenteufel et Genieys, 2012).

26Outre un programme articulant des orientations nouvelles, ces acteurs partagent la redéfinition des problèmes et des principes de légitimation ainsi que des propositions d’action reposant sur la transformation des règles du jeu institutionnelles et l’introduction de nouveaux instruments. Par ailleurs, ils sont dotés de ressources de pouvoir suffisantes pour pouvoir orienter et définir le contenu de l’action publique.

27À cela s’ajoute le fait que ces acteurs programmatiques s’inscrivent dans des processus d’apprentissage. Ils sont directement engagés dans une logique de prise de pouvoir au sein d’un domaine d’action publique à partir d’un programme de changement.

28Dans le cas des systèmes de protection maladie, c’est notamment parce que ces acteurs s’opposent aux gestionnaires « établis » (partenaires sociaux pour les systèmes d’assurance maladie et administration sanitaire pour les systèmes nationaux de santé) et aux médecins que l’on peut comprendre la tendance convergente vers un État régulateur. L’identité de ces acteurs programmatiques est un autre facteur important puisqu’une partie d’entre eux est liée étroitement à l’État (gouvernants et hauts fonctionnaires).

29L’accroissement de leurs ressources est à la fois un enjeu et une condition du changement puisque le renforcement de leur position de pouvoir leur permet de porter (et d’accentuer) le changement, qui s’inscrit dans une dynamique de moyen terme, voire de long terme.

30Ce qui est ici à l’œuvre est en quelque sorte une « européanisation sans l’Union européenne » (Irondelle, 2003), comme cela avait déjà été le cas pour les réformes libérales des systèmes de protection maladie européens au début des années 1990, adoptées par des acteurs de l’UE avant la promotion de la libéralisation des systèmes de protection maladie : l’Union européenne vient relayer des dynamiques d’européanisation plus horizontales (circulation entre pays européens) qu’elle n’a pas impulsées directement.

Notes

  • [1]
    Ce projet ambitieux, sur le modèle de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), n’a pas eu de suite directe (cf. Guigner, 2008).
  • [2]
    Depuis 1975, d’autres directives visant à harmoniser les règles en matière de médicaments (notamment sur la publicité pharmaceutique et les emballages) ont également été adoptées.
  • [3]
    Directive 2011/24/UE « Droits des patients en matière de soins transfrontaliers ».
  • [4]
    D’autres directives ont été adoptées dans le cadre des compétences européennes en matière de santé et sécurité au travail.
  • [5]
    Issu du management économique, le benchmarking renvoie à un mode de décision qui s’appuie sur un standard ou un point de référence à partir duquel les pratiques peuvent être comparées et classées de manière hiérarchisée.
Français

L’européanisation des systèmes de santé tient d’abord à l’adoption de normes juridiquement contraignantes liées à la mise en place du marché intérieur européen. Ces normes ont permis la circulation européenne des professionnels de santé, des produits pharmaceutiques ainsi que celle des patients. La logique du marché intérieur a également un impact non négligeable au niveau de la santé publique (dans la lutte contre le tabagisme en particulier). Cette institutionnalisation d’une Europe de la santé a aussi facilité la circulation de savoirs, de principes d’action et de pratiques s’inscrivant dans une européanisation plus cognitive et opérée en douceur (autrement dit non contraignante). Elle participe, enfin, d’une dynamique de convergence des systèmes de santé européens que l’Union européenne accompagne plus qu’elle n’impulse.

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Patrick Hassenteufel
Politiste
Professeur de sciences politiques à l’Université de Versailles Saint-Quentin où il exerce également les fonctions de vice-doyen de la faculté de droit et de science politique. Il est l’auteur de Sociologie politique : l’action publique (Armand Colin, 2011). Ses travaux de recherche actuels, effectué dans le cadre du Cesdip (CNRS), portent sur les réformes des systèmes de santé en Europe en s’intéressant plus particulièrement aux relations de pouvoir entre les différents acteurs et au rôle joué par les nouvelles institutions telles que les agences.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2013
https://doi.org/10.3917/inso.175.0048
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