1Pris entre les influences croissantes de l’Union européenne (UE) ou d’organismes internationaux comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de la décentralisation des politiques publiques, ou encore des acteurs privés, le système scolaire français est en mutation. Pour éclairer la pluralité des facteurs et modalités de changement dans les politiques éducatives en France, je propose dans cet article une comparaison avec un système scolaire voisin, le système allemand, à la fois beaucoup discuté en France et très différent du système français. L’École d’outre-Rhin est gouvernée au sein du système fédéral et intègre depuis des années l’influence des acteurs privés, notamment issus du monde du travail et de l’entreprise. Ces deux spécificités, décentralisation et poids des régulations privées, semblent rapprocher l’Allemagne des contours des réformes actuellement privilégiées par les organisations internationales, notamment l’UE et l’OCDE, dans le domaine des politiques scolaires. Pour avancer dans cette analyse des transformations contemporaines des systèmes scolaires français et allemand à l’aune des injonctions internationales, je proposerai pour commencer une analyse comparative des deux systèmes éducatifs tels qu’ils se sont développés dans ces deux pays jusque dans les années 1980, en donnant une première indication des échanges et développements croisés entre les deux voisins du Rhin. Dans une deuxième partie, je montrerai quels ont été les cadrages et les grandes réformes qui se sont imposés dans les deux pays au cours des vingt dernières années. Enfin, dans une troisième partie, je reviendrai sur l’agenda de modernisation des systèmes éducatifs diffusé par les organisations internationales, et notamment par l’OCDE et l’UE.
Écoles de France et d’Allemagne : structures et histoires croisées
2Les typologies classiques des systèmes scolaires montrent que France et Allemagne appartiennent à des groupes bien distincts. La gouvernance du système scolaire français est traditionnellement centralisée. Sa logique principale est celle d’un modèle dit d’intégration uniforme (Mons, 2008, p. 29) dans lequel les élèves sont poussés à suivre un tronc commun le plus longtemps possible, sans proposer pour autant de véritable soutien individualisé susceptible de contrer l’hétérogénéité. Ce type de régime scolaire vise certes formellement une forte homogénéité scolaire, dont le fameux collège unique français et, de plus en plus, le lycée sont les artisans, mais il ne lutte pas efficacement contre les diverses formes d’échec scolaire que sont le redoublement ou la sortie du système scolaire sans diplôme.
3Le système scolaire allemand fait pour sa part l’objet d’une gouvernance fédérale. Les Länder qui composent la République fédérale d’Allemagne (RFA) sont compétents en matière scolaire. Cela ne signifie cependant pas que la gouvernance soit à proprement parler décentralisée. La plupart des Länder allemands, et c’est notamment le cas des grands Länder du Sud, sont connus pour avoir construit des administrations scolaires fortement centralisées à leur échelle. Le système fédéral allemand permet une diversité plus importante dans les arrangements scolaires possibles que le système français, plus uniforme. À l’issue du primaire, les élèves font l’objet d’une orientation entre des filières séparées dont les contenus sont plus ou moins académiques ou pratiques. Ce mode de gestion de l’hétérogénéité scolaire des élèves n’exclut pas un certain nombre de redoublements, mais parvient en revanche à limiter le nombre de sorties sans diplôme du système scolaire. L’orientation précoce vers des formations professionnelles, le plus souvent dans le cadre d’un système d’alternance, ou vers des formations plus académiques comme les formations universitaires, a longtemps permis une articulation harmonieuse avec le marché de l’emploi qui a pu expliquer le faible taux de chômage des jeunes Allemands (Giraud, 2003).
Débats et transformations récentes de part et d’autre du Rhin
4Alors qu’en France, comme en Allemagne, la décennie 1970 avait été marquée, de manière assez symétrique, par la thématique de l’égalité des chances, la décennie 1980 montre en France une rupture avec cette thématique citoyenne. La fin des Trente Glorieuses confirmée, le pays fait connaissance avec une forte montée du chômage des jeunes et la thématique de l’emploi prend la place de celle de la citoyenneté dans les débats scolaires. À cette occasion, resurgit le modèle scolaire allemand dans les débats français car le taux de chômage des jeunes outre-Rhin reste inférieur à celui des adultes en dépit de l’arrivée de la crise. Les années 1980 sont de ce point de vue marquées en France par une double réorientation. D’une part, les gouvernements successifs s’efforcent de redynamiser la formation professionnelle, et notamment la formation en alternance comme elle se pratique en Allemagne. D’autre part, l’intégration du système scolaire a été poursuivie en France en 1986 par la décision de conduire 80 % d’une classe d’âge jusqu’au baccalauréat. Il s’agissait alors non seulement de retarder l’entrée d’une partie importante des jeunes sur le marché du travail (Prost, 2002), mais encore d’accélérer le développement des formations professionnelles au moyen des baccalauréats professionnels.
5En 1993, la décision de décentralisation, au bénéfice des régions, de la formation professionnelle, alors que ce secteur a pris une importance considérable, constitue enfin une rupture forte dans la gouvernance du système d’enseignement en France. Cette décision renforce en effet l’influence des acteurs privés – syndicats, associations patronales et professionnelles de branche – en les appelant à développer dans le contexte de la décentralisation le rôle important qu’ils jouent traditionnellement dans les filières professionnelles.
6Le cadrage du monde de l’éducation en termes d’emploi tel qu’il s’est développé en France dans les années 1980 et 1990 n’a pas trouvé de véritable écho en Allemagne. Outre-Rhin, la décennie 1980 voit se prolonger les affrontements droite-gauche sur les enjeux d’égalité des chances, et la suivante est avant tout marquée par l’intégration des Länder constitués à partir de l’ex-Allemagne de l’Est (ou République démocratique allemande, RDA,) avec l’unification du pays. Les vraies ruptures se concentrent dans ce pays au tournant des années 1990 et 2000.
7En premier lieu, la publicisation en 2000 des mauvaises performances allemandes dans l’étude comparative PISA, organisée par l’OCDE, a provoqué dans ce pays un tel traumatisme qu’il a reçu un nom, le PISA-Schock. L’impératif du développement d’une société de la connaissance dans le contexte de la globalisation avait précisément été diffusé et avait fait l’objet d’un consensus social et politique fort à la suite du grand débat national – Standortdebatte – monté par le chancelier Kohl au mitan des années 1990 et qui portait sur les facteurs de compétitivité de l’Allemagne dans la globalisation (Anderson, 1999). La contradiction entre cette vision du système scolaire germanique et le diagnostic qui venait d’être dressé collectivement a occasionné une réaction forte de la classe politique, mais aussi de l’opinion publique allemande. En plus de performances générales médiocres, les inégalités fortes entre groupes sociaux provoquées par le système scolaire ont été confirmées. L’ampleur de l’exclusion des jeunes issus des classes les plus défavorisées et, singulièrement, des familles issues de l’immigration, est devenue un fait incontournable dans le débat public allemand (Tucci, 2010).
8Les réformes qui ont suivi le PISA-Schock en Allemagne se sont concentrées sur trois enjeux. En premier lieu, le raccourcissement d’un an de la scolarité dans les lycées, en partie inspirée des Länder issus de la RDA – Abitur à 18 ans et non plus à 19 – s’est imposé pratiquement partout. Ensuite, les inégalités sociales fortes reproduites par le système scolaire allemand, touchant notamment les jeunes issus de l’immigration, ont déclenché un débat sur l’utilité et l’avenir de la branche la moins valorisée du secondaire : la Hauptschule. Au milieu des années 1960, cette filière, dont le nom signifie littéralement école principale, accueillait en effet près des trois quarts d’une classe d’âge. La concurrence entre les classes sociales se faisait ensuite à l’entrée sur le marché de la formation professionnelle, puis à l’entrée sur le marché du travail (Maurice, Sellier et Sylvestre, 1982). Aujourd’hui devenue une filière de relégation, voire de discrimination, la Hauptschule est, dans un nombre croissant de Länder, progressivement fondue avec la filière moyenne (Realschule) et le débat sur le secondaire intégré est relancé dans les différentes régions et au niveau national.
9Enfin, la dernière évolution forte du système scolaire allemand porte sur le développement de l’éducation préscolaire, et plus largement sur l’ensemble des mesures susceptibles de faciliter l’emploi des femmes. Parce qu’il n’existe généralement pas d’offre scolaire publique avant l’entrée des enfants au primaire à l’âge de 6 ans et que les horaires d’accueil des élèves s’étendent seulement sur un peu plus d’une demi-journée, le système scolaire allemand fait l’objet de critiques de la part de l’OCDE (2010) qui y voit un obstacle direct à l’activité professionnelle des femmes. Cette critique externe n’est pas nouvelle. Elle est relayée depuis la fin des années 1990 par le patronat allemand, qui condamne la non-activité des femmes qualifiées, mais aussi, et depuis plus longtemps encore, par les mouvements féministes (Giraud et Lucas, 2009). Les mesures prises par les différents gouvernements fédéraux allemands et qui s’adressent principalement aux Länder conservateurs – ceux de tradition sociale-démocrate ayant déjà constitué des éléments de réponse dès les années 1980 – portent sur le soutien au développement d’une infrastructure de jardins d’enfants ou encore sur la promotion de l’école toute la journée (Ganztagsschule).
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Les agendas de l’OCDE et de l’Union européenne rapprochent les Écoles française et allemande
11En développant le préscolaire et en intégrant peu à peu les filières au niveau secondaire, l’École allemande devient plus française. À l’inverse, en développant beaucoup l’enseignement professionnel et en décentralisant le système scolaire, l’École française devient plus allemande. Face à ces évolutions convergentes intervenues dans des contextes socio-économiques et politiques contrastés, quel est le poids des orientations qui émanent des organisations internationales comme l’OCDE ou l’Union européenne ?
12L’UE focalise ses recommandations dans le domaine de l’éducation sur le développement de systèmes de formation tout au long de la vie, qui privilégient les compétences sur les connaissances et insistent sur la cohérence entre les systèmes d’enseignement et de formation initiale avec les systèmes de formation continue. Elle prône également le déploiement de l’évaluation externe ainsi qu’interne des unités d’enseignement, la valorisation de la formation des enseignants et l’éducation préprimaire (Commission européenne, 2000).
13L’OCDE formule des objectifs proches en insistant particulièrement sur l’importance du pilotage de la formation et de l’éducation en fonction des besoins de recrutement des entreprises, sur la contribution de l’éducation à la réduction des inégalités et sur le nécessaire développement des formations universitaires. Pour le reste, contrôle de la qualité des institutions de formation et d’enseignement, élévation générale des taux d’éducation, ou encore promotion de l’éducation préscolaire comptent indubitablement parmi les priorités des deux institutions internationales.
14Le contenu de ces agendas des systèmes éducatifs diffusés par les organisations internationales correspondent indéniablement à ceux des réformes scolaires mises en œuvre récemment en France et en Allemagne. Cependant, les débats français et allemands en matière scolaire réagissent de façon bien spécifique aux agendas de ces organisations internationales influentes. Par exemple, le tournant essentiel du système éducatif français vers le paradigme de la formation a été initié dans les années 1980, à une époque où la Commission européenne se préoccupait avant tout de dossiers techniques dans le domaine éducatif. À l’inverse, le cas allemand montre le poids de l’intervention de ces organisations internationales dans les débats nationaux.
15Ainsi, l’étude PISA conduite par l’OCDE a conduit nombre de partisans de la sélection précoce en Allemagne à reconsidérer leur position, notamment au vu de l’ampleur des discriminations. Il en va de même pour l’éducation préscolaire. En France, il est frappant de retrouver dans les instruments promus par les politiques françaises les mots clés des bréviaires européens, qu’il s’agisse de « compétences socles » ou de « modules ». Désormais, l’analyse des politiques publiques de l’éducation, tout en restant sur le papier une compétence nationale, doit intégrer la variable internationale.