CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Prendre la mesure de l’influence d’un pays et de son modèle social sur la politique de ses voisins, à plus forte raison sur les choix d’un ensemble de pays engagés dans une construction collective comme l’Union européenne, ou le Conseil de l’Europe, est une démarche particulièrement difficile. Car les modèles connaissent des infléchissements, ou des basculements ; et les influences, à la pondération desquelles contribuent évidemment la réputation, justifiée ou non, d’un pays, et son poids démographique, qui détermine institutionnellement, au moins pour partie, sa pesée dans les décisions collectives (d’où la phobie à l’égard de l’adhésion turque), sont circulaires. La propension aux réglementations technocratiques, à tout le moins unilatérales, par exemple, n’est pas une pente exclusivement française, tandis que la vogue du recours aux procédés contractuels, pour être d’origine anglo-saxonne ou scandinave, n’en n’a pas moins depuis un certain temps commencé à avoir cours en France alors même que le modèle scandinave cessait de mériter la fascination dont il était précédemment l’objet.

2Aussi bien est-il, de manière générale, assez risqué d’affirmer qu’on discerne la trace de tel ou tel modèle dans les différentes sortes de compromis dont le droit et les stratégies sociales européennes portent la trace, entre approche nordique et scandinave, approche britannique, approche allemande, autres approches continentales, notamment française. Sauf cas particuliers : le modèle allemand a assurément marqué le droit européen de la participation des salariés à la vie de l’entreprise, et le modèle britannique le droit européen de la discrimination, que la France, crispée sur une interprétation restrictive de la notion, peine à respecter (il faudra bien qu’elle y vienne un jour) ; plus récemment, les pensées anglo-saxonne et néerlandaise ont sûrement nourri le discours sur la flexisécurité et l’actualisation des dépenses passives.

Une influence limitée au sein de l’Union européenne

3Le modèle français a tout d’abord subi, comme d’autres depuis les débuts de la ou des construction(s) européenne(s), d’importants remaniements comme conséquence, pour partie, de sa confrontation avec d’autres modèles et, pour partie, de l’évolution de la conjoncture économique nationale, des rapports de force et de la pensée dominante. À quoi il faut ajouter qu’en vue de la promotion de ce modèle, si on peut en discerner un par-delà ses états successifs plus ou moins éthiquement et techniquement satisfaisants, l’action des négociateurs gouvernementaux français, ou celle des personnalités françaises appelées à un titre ou un autre à collaborer à l’élaboration du droit et des stratégies de la Communauté, de l’Union ou du Conseil (Martine Aubry, Guy Braibant [1] pour Bruxelles, Pierre Laroque, le père Wresinski [2] pour Strasbourg….) ou à la conduire (Jacques Delors), ne s’est pas en toutes circonstances révélée déterminante. La présence à la tête de la Commission de la Communauté de Jacques Delors, promoteur, à la charnière des années 1960-1970, de l’idée de nouvelle société, de la politique de formation professionnelle continue, de tentatives de programmation en valeur de l’évolution des prestations sociales ayant suscité outre-Atlantique l’intérêt de l’administration Nixon (et qu’on peut tenir pour une préfiguration, en plus subtil, des Lois de financement de la sécurité sociale). Toutefois, si son action a pu contribuer à consolider l’idée que l’Europe devait veiller à promouvoir une amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre et qu’il convient d’éviter un déchaînement entre pays membres de la concurrence par le bas (du dumping social), elle n’a pas, en particulier, donné cours à des élans sociaux significatifs à Bruxelles. Elle n’a pas non plus permis de se prémunir contre les dérapages prévisibles, qu’il s’agisse du développement du travail précaire (qui est aussi une forme de travail assorti d’une protection sociale réduite) ou de la dégradation (et du renchérissement de leurs coûts) accompagnant la marchandisation des services sociaux, médicaux ou médico-sociaux, dont la disponibilité et l’accessibilité gouvernent, même à système de protection sociale constant, et indépendamment de tout éventuel dépérissement de celui-ci, la satisfaction concrète des besoins sociaux [3]. À la crise de l’État-providence, il n’a pas encore été répondu par une véritable détermination de favoriser l’émergence d’un État d’investissement social, notion au demeurant d’une redoutable ambiguïté [4]. Quant à la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, tard venue, elle présente l’incontestable mérite d’illustrer l’idée de continuum des droits de l’homme, en traitant dans un document unique des droits civils et politiques et des droits sociaux. Mais il faut déplorer que, malgré les efforts de Guy Braibant, elle n’énonce pas les droits qu’elle proclame sous une forme faisant justice à leur condition de droits fondamentaux, c’est à dire supralégislatifs, puisqu’elle se réfère, sauf exceptions, au seul droit positif national ou communautaire, et qu’en outre le juge, quel qu’il soit, se voit interdire de s’appuyer sur elle pour faire autre chose que contrôler la conformité à ses prévisions du droit existant. Et comme si cela ne suffisait pas, la définition que donne des droits fondamentaux le site de l’Agence créée pour étudier l’évolution de ceux-ci (ou d’une partie d’entre eux, car les droits sociaux ne figurent pas dans son programme quinquenal) laisse n’importe quel juriste pantois : « Les droits fondamentaux ou droits de l’homme [ ?] désignent des valeurs [ ?] autorisant les individus [ ?] à bénéficier d’un certain degré [ ?] de liberté et d’égalité de traitement ».

4La protection sociale n’est pas, quoi qu’il en soit, au cœur des compétences de l’Europe de Bruxelles [5]. En ce domaine, en vertu de leurs textes fondateurs, la Communauté, puis l’Union ne se sont assignés des objectifs aussi ambitieux, ne serait-ce que sous le signe de la subsidiarité, qu’en matière d’emploi, de temps de travail, d’hygiène et de sécurité au travail, de relations du travail, voire de formation professionnelle, il n’y a pas de politique commune de la protection sociale. Il a seulement été, à l’origine, envisagé en la matière une harmonisation, plus récemment une convergence. Et cela essentiellement dans la perspective d’une levée des obstacles à la libre circulation des travailleurs, ainsi qu’en témoignent les règlements originaux de 1971 et 1972 sur la coordination des régimes nationaux en cas de mouvements transfrontières. À telle enseigne que, dans le « Code de droit social européen » (le recueil de textes publié sous ce nom par le Jurisclasseur) les textes concernant la protection sociale occupent une place significativement moins importante que ceux relatifs aux politiques précédemment nommées, même en incluant les textes sur les maladies professionnelles, sur l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale des hommes et des femmes, sur la transparence de la fixation des prix des médicaments à usage humain, et ceux, faiblement normatifs, concernant le niveau suffisant des prestations ou la convergence des objectifs des systèmes de protection sociale. Les programmes européens en faveur des personnes handicapées ou des jeunes en difficultés d’insertion, ou de lutte contre la pauvreté, ne présentent au regard des priorités européennes qu’un caractère marginal.

Un rôle notable au sein du Conseil de l’Europe

5C’est plutôt par conséquent, et réserve faite de la Charte des droits fondamentaux de l’Union dont on a dit les faiblesses, du côté du Conseil de l’Europe qu’il faut, en matière de protection sociale, chercher les énoncés qui n’ouvrent pas la voie à une politique européenne mais lient, en principe, les États y ayant souscrit dans leurs propres actions (pas l’Union qui n’y est pas partie et ne paraît pas disposée à le devenir). Et nul doute que sur ce terrain l’influence de la France, et singulièrement du président Laroque, l’un des fondateurs de la Sécurité sociale française, puis président de la section sociale du Conseil d’État, ayant aussi pendant quelque quinze ans présidé l’instance de régulation de la Charte sociale du Conseil de l’Europe, ait été déterminante. Les dispositions de la Charte sociale (qu’on peut incontestablement regarder comme le plus complet catalogue de droits sociaux figurant dans un instrument international) concernant la protection sociale, qu’il s’agisse de celles figurant dans la Charte originelle de 1961 (articles 11 relatif à la santé, 12 relatif à la sécurité sociale, 13 relatif à l’assistance, 14 relatif aux services sociaux, 16 relatif à la protection de la famille) ou de celles introduites dans la Charte révisée en 1996 (article 23 relatif à la protection des personnes âgées, article 30 à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale). Bien qu’elles soient comme les autres rédigées de manière à rendre l’exécution des obligations qu’elles énoncent compatible avec la diversité des traditions nationales, elles portent incontestablement la marque du modèle français, et aussi du modèle allemand, notamment en ce qu’elles font apparaître une distinction entre un système de protection lié à l’emploi et un système subsidiaire – l’aide ou assistance sociale – destiné aux non-actifs. Sous cette distinction il n’est pas malaisé de voir s’en profiler une ou plusieurs autres : entre régimes contributifs et non contributifs, financement par voie de cotisations ou par l’impôt, prestations proportionnelles aux revenus ou forfaitaires, prestations sous conditions ou sans conditions de ressources ; distinctions que beaucoup de pays, loin d’en faire comme le nôtre la base de l’architecture de leurs systèmes de protection sociale, n’ont pas pratiquées et persistent à ignorer, tandis que nous-mêmes les avons progressivement remises en cause [6] et sommes prêts, les indices ne manquent pas, à les remettre en cause bien davantage, spontanément ou sous la pression de nos partenaires (ressentie alternativement comme dérangeante ou comme bienvenue). Tous les Européens sont de fait, comme nous, soucieux de lutter, sur un fondement ou sur un autre, contre l’extension de la protection sociale aux ressortissants des pays tiers, aux non-actifs, même communautaires, qui le restent trop longtemps, contre le tourisme social ou sanitaire, contre l’exportabilité des prestations sociales… L’émulation, en ce domaine, ne fait pas défaut.

6* * *

7Le caractère nataliste de la politique française d’aide aux familles ne paraît guère avoir fait école. Du Revenu minimum d’insertion (RMI) français on ne saurait dire, étant donné le caractère tardif de son instauration par rapport aux minima sociaux allemand, belge, néerlandais, danois et suédois, qu’il ait vraiment joué un rôle d’entraînement, même si les textes européens relatifs aux ressources suffisantes, postérieurs à sa création, pourraient avoir été poussés par la France.

8Ce n’est pas au total la moindre leçon des études comparatives en matière sociale que de faire apparaître des variations dans la durée des caractéristiques des modèles en présence, et la manière dont les États, dans un processus comme celui de la construction européenne, tantôt campent sur des habitudes ou des principes, tantôt s’influencent mutuellement, trouvant plus d’une fois leur compte à ce que des pressions étrangères les contraignaient à s’écarter des pratiques dont ils étaient antérieurement coutumiers. On pourrait de ce point de vue étudier avec profit l’attitude française et ses variations sur les fronts de la protection des données personnelles (qui est un problème important en matière de protection sociale), du statut des produits du corps humain ou encore de l’organisation des services sociaux. Dans ce dernier domaine, on peine à comprendre pourquoi, au lieu de résister comme l’Allemagne (qui a elle aussi une tradition de services publics, peut-être bien même plus fermement ancrée que la nôtre) à l’immolation des services sociaux sur l’autel de la concurrence, que les directives européennes sur les services rendent certes plus ou moins inévitable mais dans certaines limites, la France a consenti à une sorte de lâcher-tout, en particulier s’agissant de l’accueil des enfants autres que ceux de l’ASE.

9Le fait est que les modèles sont des armes. Tantôt offensives, tantôt défensives. Qui peuvent aussi, parfois, n’être que des semblants d’armes. Ou bien encore ne plus être en état de marche. Ou, le seraient-elles, que l’on n’hésite pas, pour un motif ou pour un autre, à jeter à terre plutôt que de s’en servir.

Notes

  • [1]
    Conseiller d’État, président de la section du rapport et des études, il participa à la Convention sur la charte des droits fondamentaux.
  • [2]
    Fondateur d’ATD-Quart Monde.
  • [3]
    On trouve à ce sujet des notations prudemment prémonitoires dans Pierre Laroque : « Les services sociaux devant l’Europe », RMC, 1963.
  • [4]
    Jacques Delors et Michel Dollé, 2009 : Investir dans le social, Odile Jacob. Nous définissons cette approche comme permettant de considérer les dépenses sociales (santé, éducation…) comme des dépenses qui comprennent des retours sur le long terme en terme d’investissement, c’est-à-dire de richesse collective.
  • [5]
    Voir notamment Jean-Michel Servais : Droit social de l’Union européenne, 2e éd., Bruylant, 2011.
  • [6]
    Voir Jean-Jacques Dupeyroux, Michel Borgetto et Robert Lafore, Droit de la sécurité sociale, 17e édition, Dalloz 2011. Et aussi, Jean-Michel Belorgey : « La charte sociale du Conseil de l’Europe et son organe de régulation », Revue de droit sanitaire et social, mars/avril 2007.
Jean-Michel Belorgey
Conseiller d’État
Après des études de sciences politiques, il a exercé diverses fonctions publiques (juge, diplomate, député) et a été conseiller d’État. Il a publié un certain nombre de livres et de nombreux articles, les uns sur les institutions politiques et sociales (La gauche et les pauvres, Syros/Alternatives, 1988  : Le Parlement à refaire, Gallimard, 1991), les autres sur l’art primitif et l’appel du voyage (La vraie vie est ailleurs, J.-C. Lattès, 1989 ; repris sous le titre de Transfuges – Voyages, ruptures et métamorphoses : des Occidentaux en quête d’autres mondes, éd. Autrement, coll. « Mémoires », 2000).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2013
https://doi.org/10.3917/inso.175.0022
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