1Comment donner à l’art de gérer la cité, c’est-à-dire à la politique, le moyen d’affecter aux décisions prises par ceux qui l’exercent la légitimité et la certitude qui s’attachent aux conclusions des démarches scientifiques ?
2Cette question traverse la réflexion des sages et des savants depuis Platon et Aristote, sans avoir encore jamais reçu de réponse satisfaisante. Certes, la politique est devenue une science depuis le milieu du XIXe siècle et elle est désormais, dans les pays occidentaux, enseignée sous ce nom au sein d’établissements qui jouissent de la plus flatteuse réputation. Mais cette science, malgré le degré de sophistication qu’elle a atteint, est toujours soumise aux impondérables du comportement humain, lequel ne se laisse pas aisément mettre en équations.
3Aux nombreuses approches théoriques qui ont été proposées jusqu’à ce jour pour tenter de vérifier la pertinence des mesures prises afin d’intervenir sur les situations sociales, une Française, peu connue du grand public bien qu’appartenant, selon le magazine Time, au « club » virtuel des cent personnes les plus influentes dans le monde, Esther Duflo, oppose une démarche pragmatique qu’elle ne refuse pas de voir appeler « expérimentation sociale ». Née en 1972 à Paris dans une famille protestante qu’elle définit « de gauche », fille d’une mère pédiatre elle-même engagée dans des actions humanitaires, Esther Duflo, tout en se formant à l’histoire au sein de l’École normale supérieure, s’est très tôt intéressée en parallèle à l’économie, une discipline qui lui semblait permettre de relier sa vie professionnelle à sa volonté d’engagement. Sa découverte de la grande misère, à l’occasion d’un voyage à Madagascar, l’a conduite à s’engager dans une réflexion critique vis-à-vis de la modélisation des comportements qui est souvent pratiquée par les chercheurs en économie. Tout juste âgée de quarante ans, elle a été la première titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France et enseigne aujourd’hui l’économie au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Après avoir reçu plusieurs autres prix depuis 2003, elle a été distinguée en 2009 par la médaille John Bates Clark, que beaucoup considèrent comme l’échelon conduisant au Prix Nobel d’économie. Travaillant sur la notion de pauvreté, qu’elle aborde non pas comme un état endémique mais comme la résultante d’une série de facteurs interagissant les uns sur les autres, son intuition repose sur l’idée qu’une méthode d’évaluation inspirée des essais cliniques en médecine peut être importée dans le champ des pratiques sociales. Loin de demeurer dans le Laboratoire d’action contre la pauvreté, qu’elle dirige au MIT, pour y affiner sa méthode sur un plan théorique, Esther Duflo parcourt désormais le monde afin d’exposer sa méthode d’analyse et aider les gouvernements qui le souhaitent à la mettre en application dans leur propre pays. Cette méthode, exposée lors de sa leçon inaugurale au Collège de France (*), met l’accent sur l’efficacité d’une « recherche-action » pour mieux comprendre les problèmes spécifiques à chacune des populations concernées et leur apporter des solutions, parmi lesquelles le micro-crédit par exemple, que l’économie de marché n’a pas la capacité ou, plus prosaïquement, la volonté de développer.