Indépendamment du statut social et du niveau d’éducation des parents, certaines caractéristiques propres aux fratries ont une incidence sur le capital social acquis par les enfants. Plus la fratrie est de grande taille, moins le niveau de diplôme des enfants sera élevé, tandis que le rang de naissance est un autre facteur affectant la réussite scolaire, au détriment des plus jeunes.
1Dans le débat public, l’investissement éducatif est le plus souvent appréhendé à travers les moyens financiers qui lui sont consacrés par l’État, assurément en raison de l’importance des sommes en jeu. Ainsi, au cours de l’année 2010, la dépense intérieure d’Éducation représentait 7?% du Produit intérieur brut en France, soit 134,8 milliards d’euros. À côté de cet investissement réalisé par la collectivité nationale (autour de 2?000 euros par habitant), de nombreuses études ont montré, ces trente dernières années, le rôle central joué par la famille lorsqu’il s’agit d’expliquer la réussite scolaire des enfants (Björklund et Salvanes, 2011).
2D’un côté, le niveau d’éducation dépend très largement du diplôme et de la position sociale des parents. Le fait d’avoir des parents diplômés favorise de manière très significative la réussite scolaire des enfants. De l’autre, les caractéristiques de la fratrie à laquelle appartiennent les enfants viennent aussi influencer les trajectoires scolaires. Les enfants ayant de nombreux frères et sœurs ont en moyenne des niveaux de diplôme plus faibles. Le rang dans la fratrie et la composition par sexe de la fratrie peuvent aussi jouer un rôle. Ainsi, en France, les parents fortunés consacrent davantage de dépenses d’éducation à leurs filles lorsque celles-ci ont de nombreuses sœurs (Barnet-Verzat et Wolff, 2003).
3L’influence déterminante de ces variables familiales peut donner lieu à des inégalités fortes non seulement entre les familles, par exemple entre les plus éduquées et les moins éduquées, mais aussi au sein des familles entre les différents frères et sœurs. Toutefois, ces inégalités intrafamiliales d’éducation ne sont pas nécessairement volontaires. Par le seul fait de ne pas naître au même moment, les frères et sœurs sont amenés à bénéficier de circonstances plus ou moins favorables à l’acquisition de capital humain. Ainsi, par rapport aux aînés, les derniers-nés naissent par définition dans des familles de taille plus grande, ce qui est a priori plutôt préjudiciable pour eux, mais ils bénéficient par ailleurs de la croissance continue de l’effort public éducatif observée sur les dernières décennies.
4La présente étude s’inscrit dans cette dimension intrafamiliale en apportant un éclairage sur l’incidence du rang de naissance sur le niveau d’éducation en France. Curieusement, ces effets sont assez peu documentés dans le cas de la France, alors qu’il existe des travaux empiriques très détaillés pour les États-Unis (Heiland, 2009), le Royaume-Uni (Booth et Kee, 2009) ou bien la Norvège (Black et al., 2005), qui suggèrent tous l’existence d’une corrélation négative entre un rang de naissance élevé et le niveau d’éducation. Pour savoir si, en France, les aînés réussissent mieux que les cadets?lorsque l’on compare leurs trajectoires scolaires, les enquêtes «?Patrimoine?» réalisées par l’Insee en 1998 et 2004 sont ici mobilisées.
Quels sont les effets théoriques du rang de naissance??
5Plusieurs mécanismes théoriques ont été avancés pour rendre compte du possible rôle du rang dans la fratrie sur le niveau d’éducation. Suivant Gary Becker et H. Gregg Lewis (1973), il existe un arbitrage entre la quantité, mesurée par le nombre d’enfants, et la «?qualité?» de chaque enfant entendue comme le niveau de capital humain (l’ensemble des compétences et des savoirs) qui le caractérise. Le fait d’avoir de nombreux frères et sœurs viendrait réduire le montant de ressources parentales que peut recevoir chaque enfant. Dans ce scénario, le fait d’être parmi les premiers-nés dans la fratrie a de fortes chances de se révéler bénéfique. Puisque les aînés vivent plus longtemps que les cadets au sein d’une fratrie de petite taille, ils vont disposer d’un investissement accru de la part de leurs parents.
6À cette dimension quantitative vient s’ajouter un effet qualitatif. Les parents ne seront pas en mesure de consacrer la même attention à chacun de leurs enfants lorsque ces derniers sont nombreux. Les conséquences sont alors plus ambiguës, en fonction des interactions au sein de la fratrie. D’un côté, les parents vont vraisemblablement consacrer moins de temps à leurs aînés au profit des plus jeunes. De l’autre, les aînés peuvent développer des compétences supplémentaires en étant amenés à s’occuper de leurs frères et sœurs plus jeunes (Zajonc et Markus, 1975). L’arbitrage entre qualité et quantité dépend toutefois du niveau des ressources parentales et, par exemple, les derniers-nés peuvent alors être favorisés puisque les revenus familiaux augmentent avec l’âge des parents. Un autre effet concerne l’existence de préférences parentales spécifiques pour certains des enfants. Les plus appréciés vont bénéficier d’un investissement accru par rapport à leurs frères et sœurs. Parmi les parents qui exercent une profession indépendante, certains peuvent par exemple surinvestir dans l’éducation de l’aîné de la fratrie s’ils souhaitent qu’il reprenne l’entreprise familiale. Dans le même temps, les parents peuvent présenter de l’aversion pour les inégalités entre leurs enfants (Behrman et al., 1995). Leur action consiste principalement à investir de manière uniforme dans l’éducation de leurs enfants (tout en tenant compte des talents propres à chacun), mais ils peuvent également moduler les transferts financiers versés plus tardivement dans le cycle de vie pour corriger les éventuelles inégalités sociales résultant de diplômes différenciés.
7Pour résumer, les explications théoriques envisageables conduisent à un effet a priori indéterminé du rang de naissance sur la réussite scolaire des enfants. Le recours à des données d’enquêtes permet alors d’apporter un éclairage empirique sur le rôle de la position dans la fratrie sur le niveau de diplôme en France.
La distribution des diplômes en France
8L’étude empirique repose sur les enquêtes «?Patrimoine?» réalisées respectivement en 1998 et 2004 par l’Insee. Seuls sont retenus les chefs de famille qui vivent en couple et qui ont eu leurs enfants avec leurs conjoints actuels. Ceci conduit à l’exclusion des familles monoparentales et recomposées, pour lesquelles il est impossible de décrire avec précision les fratries. Les enfants scolarisés à la date de l’enquête sont exclus, de même que ceux âgés de moins de 24 ans, ainsi que les ménages dans lesquels le dernier-né a moins de 10 ans, afin d’éviter le cas des familles incomplètes à la date de l’enquête. Au final, l’application de ces critères d’âge et de configuration familiale donne lieu à un échantillon comprenant 10?413 enfants appartenant à 4 658 familles.
9Les enquêtes «?Patrimoine?» distinguent cinq niveaux d’éducation des enfants?: aucun diplôme, inférieur au baccalauréat, baccalauréat, baccalauréat +?2, supérieur au baccalauréat +?2. D’après les données, près de 40?% des enfants sont diplômés du supérieur : 13?% y ont suivi un premier cycle, 26?% un deuxième ou troisième cycle. Les écarts entre les garçons et les filles sont significatifs. Ces dernières sont en moyenne plus diplômées que les garçons, comme le montre le graphique 1. La proportion d’enfants ayant un diplôme inférieur au bac est ainsi de 50,6?% pour les garçons, contre 42,6?% pour les filles. À un niveau plus fin, la distribution des diplômes dépend fortement de la cohorte de naissance des enfants. La proportion d’enfants n’ayant pas le bac est de 58,7?% pour ceux qui sont nés avant 1960, 49,6?% pour ceux nés entre 1960 et 1969, et 30,3?% pour ceux nés à partir de 1970.
10Le tableau 1 met en évidence l’influence de la taille de la fratrie sur le niveau d’éducation. L’appartenance à une famille nombreuse vient réduire significativement l’accès à des niveaux de diplôme élevés. La proportion d’enfants diplômés du supérieur (bac +?2 et au-delà) est de 47,5?% pour les fratries avec 1 ou 2 enfants, 40,2?% avec 3 enfants, 34,7?% avec 4 enfants, et seulement 11,7?% pour les familles comprenant au moins 5 enfants. Une explication possible pour cet effet de quantité négatif est que les parents ne sont pas en mesure de consacrer autant de ressources à leurs enfants lorsque ces derniers sont nombreux.
11Si l’effet que peut exercer le rang dans la fratrie apparaît moins prononcé, les données suggèrent néanmoins qu’il existe un avantage en termes de capital humain pour les premiers-nés. Pour les fratries de taille 2, la proportion de diplômés du supérieur est de 1,6?% plus élevée pour les aînés que pour les cadets. De manière analogue, pour les fratries de taille 3, il y a davantage de diplômés au-delà du niveau bac +?2 pour les aînés (27,9?%) et les benjamins (25,8?%), en comparaison avec les cadets (24,8?%). Enfin, pour des fratries de taille 4, les enquêtes «?Patrimoine?» indiquent qu’il y a à la fois davantage d’enfants sans diplôme et d’enfants très diplômés parmi les derniers-nés.
Distribution des niveaux d’éducation des enfants

Distribution des niveaux d’éducation des enfants
Comment mesurer l’effet du rang de naissance??
12Déterminer l’impact du rang de naissance sur le diplôme obtenu par les enfants soulève un certain nombre de difficultés méthodologiques. La principale est assurément le fait de mesurer l’effet du rang net des autres caractéristiques familiales. Les parents peuvent avoir un nombre d’enfants plus ou moins important en fonction de leur niveau d’éducation ou encore de leurs revenus. Or, cet effet de taille va largement conditionner le soutien propre des parents pour les études. Pour raisonner toutes choses égales par ailleurs, l’analyse économétrique est ici mobilisée. Elle permet de préciser l’incidence propre de chaque variable explicative retenue sur le niveau de diplôme, une fois pris en compte le rôle joué par les autres caractéristiques familiales.
13La variable à expliquer est le niveau d’éducation de chaque enfant. Dans les enquêtes «?Patrimoine?», cette information est donnée par une variable discrète comprenant cinq modalités ordonnées : sans diplôme, inférieur au bac, bac, bac +?2, supérieur à bac +?2. La spécification retenue est alors un modèle Probit ordonné à effets aléatoires (Greene et Hensher, 2010), qui permet de tenir compte de l’hétérogénéité inobservée au niveau de la famille. Elle capture le rôle joué par les variables relatives aux parents qui ne sont pas observées dans les enquêtes «?Patrimoine?», par exemple l’aptitude des parents à l’apprentissage scolaire ou encore le degré d’altruisme parental, qui doivent influencer la propension des parents à investir dans le capital humain de leurs enfants.
Distribution des diplômes féminins, par taille de fratrie et rang de naissance

Distribution des diplômes féminins, par taille de fratrie et rang de naissance
14Pour les parents, les facteurs explicatifs introduits dans la régression sont l’âge du père, la différence d’âge entre le père et la mère, les niveaux d’éducation à la fois pour le père et pour la mère, le fait d’être une famille «?riche?» (il s’agit de familles dans lesquelles les parents ont effectué des transferts financiers en faveur de leurs enfants à la date de l’enquête), la région de résidence et le fait de vivre dans une commune rurale. Pour les enfants, les déterminants retenus sont le sexe, la cohorte de naissance par groupe d’âge de cinq ans (nés avant 1950, en 1950-1954, 1955-1959, 1960-1964, 1965-1969, 1970-1974, à partir de 1975), le nombre de frères et sœurs et, enfin, le rang dans la fratrie. Plusieurs définitions sont possibles pour cette variable de rang. La première est le rang de naissance absolu, qui prend la valeur 1 pour le premier-né, 2 pour le cadet et ainsi de suite. Le problème que soulève cette mesure est sa corrélation avec la taille de la fratrie. Les enfants qui ont des rangs de naissance élevés appartiennent mécaniquement à des fratries de grande taille, tandis que les enfants de rang 1 ont une probabilité plus élevée d’avoir peu de frères et sœurs. Pour corriger cet effet de taille, Booth et Kee (2009) proposent un rang de naissance normalisé, dont la moyenne est constante et égale à 1 pour toutes les tailles de fratrie. Le rang normalisé est égal au ratio du rang absolu sur le rang absolu moyen qui est égal à (N+1)/2, où N est la taille de la fratrie. Par construction, le rang normalisé devient indépendant du nombre de frères et sœurs.
Effet des caractéristiques familiales sur l’éducation des enfants

Effet des caractéristiques familiales sur l’éducation des enfants
Note?: modèles Probit ordonnés à effets aléatoires. Les régressions comprennent également la région de résidence des parents (huit modalités) et le fait de vivre dans une commune rurale. Les signes + ou – indiquent des effets respectivement positifs et négatifs au seuil de 1?%?; n.s. correspond à une absence de significativité.Le rôle du rang de naissance en France
15Le tableau 2 présente les résultats des estimations. Dans la colonne 1, le rang de naissance n’est pas introduit parmi les facteurs explicatifs de la régression. Le niveau d’éducation des enfants croît avec l’âge du père, tandis que la différence d’âge entre le père et la mère n’exerce aucune incidence significative. Ce sont surtout les diplômes des parents qui jouent très fortement sur l’investissement en capital humain?: le niveau d’éducation des enfants est d’autant plus important que le père et la mère sont diplômés. Les coefficients associés aux niveaux ordonnés de l’éducation des parents sont très fortement significatifs et croissants. Enfin, les enfants parviennent à des diplômes plus élevés dans les familles riches. Celles-ci disposent de davantage de ressources pour financer les études supérieures de leurs enfants. Les estimations obtenues révèlent qu’en moyenne les filles sont plus diplômées, une tendance bien identifiée depuis les travaux de Christian Baudelot et Roger Establet (1992). Les cohortes de naissance capturent l’évolution des conditions d’éducation sur la période retenue. Par rapport aux enfants qui sont nés avant 1950, la situation des cohortes postérieures s’est très sensiblement améliorée au cours des dernières décennies. Les coefficients associés aux cohortes successives, fortement croissants, attestent de l’accès massif aux études supérieures, surtout pour les cohortes nées depuis 1970. Enfin, un nombre élevé de frères et sœurs est corrélé négativement avec le niveau de diplôme des enfants, à capital humain et économique donné des parents. Ce résultat conforte l’existence d’un effet quantité qui vient réduire les niveaux éducatifs des enfants issus de fratries de grande taille.
16En colonne 2, le rang de naissance normalisé qui est purgé de la corrélation entre le rang et la taille de la fratrie est introduit comme facteur explicatif supplémentaire dans la régression. D’un côté, l’effet fortement négatif du nombre de frères et sœurs subsiste. De l’autre, à nombre de frères et sœurs donné, on observe que le rang de naissance exerce une incidence significative sur le niveau de diplôme. Toutes choses égales par ailleurs, les derniers-nés obtiennent en moyenne des diplômes plus faibles que les aînés dans les fratries. Des résultats complémentaires révèlent que cet effet négatif d’un rang de naissance élevé sur le diplôme n’est pas plus préjudiciable pour les garçons que pour les filles. On peut alors se demander si le désavantage lié à un rang de naissance élevé s’observe aussi bien pour les familles riches que pour les familles pauvres. D’un côté, il est vraisemblable que ces dernières font face à des contraintes financières plus fortes, ce qui peut pénaliser davantage les derniers-nés. De l’autre, dans les familles riches, les parents peuvent avoir d’autres motifs conduisant à privilégier l’éducation de certains de leurs enfants seulement, par exemple l’aîné pour assurer une continuité dans le cas d’une entreprise familiale. Les enquêtes «?Patrimoine?» montrent que si l’effet négatif de la taille de la fratrie est à peu près équivalent quelle que soit la richesse des parents, le désavantage lié à un rang de naissance plus élevé est un peu plus important pour les familles qui effectuent des transferts financiers à leurs enfants par ailleurs.
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18Les parcours scolaires des frères et sœurs ne sont pas forcément symétriques. Si les parents peuvent choisir de favoriser certains de leurs enfants, les inégalités peuvent également émerger en raison de circonstances particulières. Ainsi, le fait de naître dans une famille nombreuse ou d’avoir un rang de naissance élevé sont des facteurs susceptibles de réduire l’acquisition de capital humain. L’analyse empirique des enquêtes «?Patrimoine?» 1998 et 2004 met en évidence un effet négatif de la taille de la fratrie sur le diplôme obtenu par les enfants. À nombre de frères et sœurs donné, les derniers-nés sont également moins diplômés en moyenne que les premiers-nés. De tels résultats sont d’importance pour le décideur public. Dans des situations où les inégalités d’éducation ne sont pas négligeables dans les fratries, il peut être préférable de cibler par des mécanismes spécifiques les enfants les moins favorisés plutôt que de verser des transferts directement aux parents.