CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1998, plus de 300 000 mineurs ont été concernés par une mesure de protection de l’enfance, alors qu’ils n’étaient que 32?000 en 1962 (Igas, 2000). Selon le rapport 2011 du Défenseur des droits, on estime à 148 000 enfants placés en institution. Au 31 décembre 2008, 296?200 enfants bénéficiaient de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), chiffre en progression de 6?% par rapport à 2004, 147?900 enfants étaient placés hors de leur milieu familial (Mainaud, 2010).

2Depuis la décentralisation, la France a inscrit la responsabilité des élus locaux dans la protection de l’enfance. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance [1] désigne le président du conseil général comme «?chef de file?». Le choix de l’État de confier cette mission aux collectivités territoriales génère toutefois des écarts entre les départements dans sa mise en œuvre (Chéronnet, 2009). En outre, la politique de l’enfance est cloisonnée entre le domaine de l’État (justice, Éducation nationale, gendarmerie, police) et ce qui relève du département (enfance vulnérable, établissements, placements, adoption, PMI) [2]. La multiplicité des acteurs, leur manque de coordination et la disparité des pratiques selon les départements ont été critiqués par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies (Chourfi, 2010). Dans cet article, nous souhaitons cerner la place des associations et leurs interactions avec les familles et les départements, en utilisant une perspective historique et anthropologique.

Le secteur associatif au défi des normes

3L’Union nationale des associations de sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes (Unasea) fait état de 118 associations adhérentes qui emploient 26 000 professionnels et 8 000 bénévoles (Cour des comptes, 2009). La plupart des associations sont composées de plusieurs corps de métiers, d’élus et quelques rares bénévoles. Les approches théoriques utilisées stipulent un nécessaire cloisonnement entre la prise en charge des enfants, d’une part, et les parents, d’autre part. Ces organisations sont dépendantes de la puissance publique en termes d’agrément et de financement. Les élus élaborent-ils une réflexion à partir de l’analyse des pratiques associatives dans la protection de l’enfance?? Sont-ils informés de ce qui se joue entre les familles et ces associations?? Ont-ils mesuré à quel point le dispositif dit «?information préoccupante?» a modifié le rapport de force entre les familles et les institutions en introduisant davantage de tensions et paradoxes?? Hormis la transparence des coûts de la protection de l’enfance, il s’agirait d’analyser ce que ces «?mesures?» génèrent en termes de politique globale. La protection de l’enfance fixe les normes de l’autorité parentale, des liens affectifs entre parents et enfants, de l’application du droit, ainsi que les normes de production de la négativité par des notions comme le risque, le danger, l’urgence.

4Un exemple de norme produite dans ces dispositifs est le postulat que les liens affectifs entre parents et enfants constituent la cause primordiale de l’échec scolaire et de la délinquance des mineurs. Un exemple de norme produite dans ces dispositifs parle d’«?ambiance incestueuse?» érigée en concept. Les dispositifs associatifs font proliférer des discours sur la vie intime, sexuelle des parents sans que les personnes concernées puissent accéder à des garanties de protection de leur vie privée. Le réseau associatif peine à intégrer les études sociologiques et statistiques qui infirment la relation de cause à effet entre la vie intime des familles et ces phénomènes. Les parents visés par les dispositifs sont mis en situation de devoir répondre aux questions et injonctions des professionnels, sans que l’association pose les garanties et les conditions pour que le débat contradictoire soit effectif.

5La séparation par le placement est le pivot de la protection de l’enfance. L’opposition entre l’intérêt de l’enfant et le «maintien des liens » parents-enfants a été mise en débat en 2000 (cf. le rapport Naves et Cathala, 2000), sans que l’on puisse construire et expérimenter des alternatives permettant un changement de pratiques. Bien au contraire, certaines associations vont jusqu’à pratiquer l’aporie du «?placement à domicile?»?: un tel renversement des normes propres à notre culture soulève des questions juridiques et éthiques. Les bénévoles des organismes caritatifs engagés dans la lutte contre la précarité-pauvreté (ATD quart monde, Secours catholique, Caritas, La Croix rouge, etc.) ont souvent une connaissance approfondie des familles car ils assurent le soutien et l’accompagnement des enfants et de leurs parents depuis des années. Leurs observations font état de stigmatisations et de ruptures dues à la pauvreté et à l’exclusion?: «?Lorsqu’une famille de cinq personnes vit dans un logement insalubre de neuf mètres carrés, les parents peinent à joindre les deux bouts et que leurs enfants font l’objet d’un signalement pour carences éducatives, il est difficile de ne pas entendre le désarroi des parents qui seuls ne parviendront jamais à répondre aux critères posés par les services de protection de l’enfance. Difficile de ne pas être en colère », nous dit une bénévole rencontrée au cours d’une enquête financée par le Secours catholique de Paris. Une mère qui cherche à s’adapter au dispositif départemental et associatif nous explique?: «?Je me suis acheté un calepin pour les rendez-vous. Je note ce que chaque travailleur social me dit. Ils ne disent pas la même chose, vous savez, même que l’un dit un truc et l’autre le contraire, bref, je dois garder le contact avec cinq intervenants, environ, pour chacun de mes enfants et j’en ai trois à l’ASE. (…) Récemment, un de mes fils a été déplacé à l’autre bout du département. Personne ne m’a demandé mon avis, ni si je peux y aller, vu que je ne conduis pas, pas de voiture. Et je ne peux pas prendre le train, j’ai une peur bleue du train, depuis toute petite. Du coup, mon fils ne rentre plus à la maison. Les deux autres rentrent comme avant. Et il ne comprend rien, il pleure et m’en veut, il dit que je l’ai abandonné. Comment faire???» [3]

6Les associations se trouvent ainsi devant le défi d’inventer de nouveaux espaces réunissant les parents, les professionnels et les bénévoles afin qu’ils puissent échanger et chercher à imaginer la responsabilité partagée et l’alliance éducative. Une telle innovation est menée dans le département de l’Eure, par l’association l’Oasis qui accueille plusieurs dizaines d’enfants et d’adolescents.

7Avec les apports de l’anthropologie et de la philosophie, les professionnels et les bénévoles de cette association ont mis en pratique des rencontres auxquelles les parents ont été conviés – en tant que citoyens – dans le but de réfléchir ensemble, d’apporter leurs contributions à un projet ordinaire?: le parrainage de proximité. Présent dans la culture populaire, ce projet a été le support «?utopique?» proposé par l’association pour favoriser une expérience commune de partage de la parole et de l’alliance éducative. Les parents invités sont tous venus. Leur participation a été rendue possible par les professionnels les sollicitant en citoyens et non pas comme «?parents d’enfants placés?». Imaginer un projet pour les enfants des autres autant que pour le sien était l’enjeu de ce projet.

Changements et ouvertures

8Depuis la loi du 5 mars 2007, une tension émerge entre le projet pour l’enfant qui entre dans une loi nationale pour la première fois et cette même notion telle qu’elle est utilisée dans le secteur associatif où l’on parle davantage du projet d’établissement ou de service. En même temps, la concurrence entre les structures associatives déclenche un affichage plus appuyé de telle ou telle spécificité de l’institution, doublé d’un discours managérial.

9Les politiques départementales insistent sur la défense des droits des enfants et la prise en charge individuelle, sans limiter pour autant la tendance à la «?rentabilisation des places?», en proposant, par exemple, aux foyers d’utiliser les «?lits?» pour accueillir les urgences pendant qu’une partie des enfants placés sont chez leurs parents (les week-ends) ou en colonie de vacances?: «?Les normes, impulsées par les politiques publiques et la façon dont certains agents les ont relayées, ont contribué à l’instauration d’un véritable arbitraire culturel. Il s’agirait, pour les cadres, de passer de l’accompagnement des personnes à des fonctions d’encadrement des structures afin de contribuer à l’administration rationnelle de cette activité?» (Chéronnet, 2009).

10L’État reste présent, notamment, à travers les lois, mais aussi des structures hybrides qui gardent la forme associative lesquelles, selon Michel Chauvière, représentent «?un instrument au service de l’État. Leurs statuts doivent être approuvés par l’administration publique et leurs conseils d’administration comporter plus d’un tiers de fonctionnaires?» (Chauvière, 1999, p.?9). On pense, par exemple, à l’Observatoire national de l’enfance en danger qui remplit une fonction de «?prescripteur?» en termes de «?guides?» d’intervention et de centralisation dans le recueil de données. De même, la formation des cadres de la protection de l’enfance fixée par la loi est également assurée par l’Institut national spécialisé d’études territoriales.

11Les associations, rassemblées en unions, fédérations, regroupements exercent les mesures de protection des enfants sur plusieurs registres, allant de l’évaluation d’une information préoccupante, de l’intervention à domicile jusqu’au placement de l’enfant dans les foyers dont elles ont la gestion totale?: gestion du projet, du recrutement des professionnels, gestion des sorties et entrées des enfants et de la manière dont les parents pourraient exercer leur autorité parentale. La logique de la substitution est implicite, persistante même quand le discours insiste sur l’accompagnement des parents. La figure du parent émerge récemment, à la suite de la pression exercée sur ces associations par le politique et le droit. Mais comment modifier une culture professionnelle fondée sur la substitution des parents par des professionnels dans la vie quotidienne des enfants?? Combien de parents d’enfants placés siègent aujourd’hui dans les conseils d’administration des associations de placement d’enfants??

12Pour que le parent puisse agir dans l’exercice de l’autorité parentale, il y a une condition préalable?: la légitimité qui lui est donnée par les institutions de protection de l’enfance. Or, selon la Défenseure des droits de l’enfant «?aux difficultés de coordination entre toutes ces instances s’ajoute le caractère incompréhensible de ce maquis administratif pour les bénéficiaires de ces politiques?» [4]. Dans ce «?maquis?», les associations se situent dans un entre-deux : elles portent la logique «?de l’assistance républicaine?» (Autès, 1998) propre aux politiques publiques visant l’accès à une expérience de citoyenneté pour les parents, et, en même temps, elles interviennent dans l’espace privé et la vie intime des personnes.

13Les méthodes cherchant à innover l’accompagnement des familles avec l’évaluation des effets en termes de participation exigent un renouvellement des apports théoriques des professionnels. Il n’existe qu’une seule association composée de parents d’enfants placés, Le Fil d’Ariane France, laquelle conseille et accompagne les parents dans leurs démarches. Ici, on est à l’antipode du secteur concerné par l’enfance atteinte d’un handicap qui est fortement investi par les parents. Ceux-ci occupent des fonctions de président et interviennent dans les débats concernant les théories et les méthodes de traitement utilisées dans la vie de leurs enfants. C’est le cas des parents d’enfants autistes, par exemple. Dans le secteur associatif de la protection de l’enfance, bien que peu présents comme citoyens, les parents sont très présents dans les propos d’idéalisation («?parents-partenaires?», «?signataires d’un contrat avec l’aide sociale à l’enfance?») comme dans les discours de diabolisation et d’exclusion (Berger, 2003).

14***

15Même si le politique pose «?le principe de coéducation partagé entre les administrations d’État, les collectivités territoriales, les associations et les parents, en fonction des compétences de chacun?» (Voléry, 2003), dans l’état actuel des choses, un tel principe garde entier son caractère utopique, ce qui permet d’envisager des recherches-actions en termes d’accompagnement vers l’autonomie des jeunes et de création de nouveaux processus de reconnaissance pour les parents et leurs enfants. Cette ouverture vers l’innovation est nécessaire si on veut contenir l’envahissante logique de rentabilité, mais surtout, le processus d’exclusion socio-économique des anciens placés : «?Les personnes ayant été “placées” sont largement surreprésentées parmi les populations sans domicile, en particulier parmi les plus jeunes (35?% parmi les 18-24 ans)?» (Firdion, 2006).

16Prise dans sa globalité, la protection de l’enfance garde une culture rattachée aux missions originelles du service public?: solidarité, gratuité, accès au plus grand nombre, qualité du service, proximité, etc. Loin d’être remis en question, ces aspects incitent les professionnels à élaborer une réflexion éthique appliquée à l’analyse de leurs pratiques et à de nouveaux projets. Les interventions sont pensées davantage dans une logique prospective, cherchant à limiter l’utilisation des outils de dépistage et de classification des enfants dans des catégories stigmatisantes telles que celle d’«?incassable?».

17La force symbolique de l’appartenance et de la filiation déborde les limites imposées par les mesures administratives et judiciaires. Le tissu associatif comme les instances des collectivités territoriales ne pourraient pas faire l’économie d’une conjugaison plus créative et subtile de leurs compétences dans la construction du projet pour l’enfant lui permettant d’aller à la rencontre de sa vie.

Notes

  • [1]
    La loi énonce trois objectifs?: renforcer la prévention, réorganiser les procédures de signalement, diversifier les modes de prise en charge des enfants.
  • [2]
    Extraits d’une série d’entretiens individuels et collectifs et échanges de courriels réalisée dans le cadre d’une recherche-action financée par La Fondation de France et Artefa (Alternatives de réflexion, travail, écriture, formation) entre 2009 et 2011.
  • [3]
    Rapport 2004 de la Défenseure des enfants, Paris, La Documentation française, p. 9.
  • [4]
    Rapport 2004 de la Défenseure des enfants, op cit.

Bibliographie

  • Autès M., 1998, «?La relation de service identitaire, ou la relation de service sans services?», Lien social et politique, n°?40, p.?47-54.
  • Berger M., 2003, L’échec de la protection de l’enfance, Paris, Dunod, coll. «?Enfances?».
  • Chauvière M., 1999, «?Quelle qualification pour quelle demande sociale???», in Martinet J.-L., Les éducateurs aujourd’hui, Dunod, coll. «?Action sociale?».
  • Chéronnet H., 2009, «?Être cadre dans le secteur de l’éducation spécialisée?: Quelle (s) professionnalité (s) dans un contexte de rationalisation de l’action publique???», Sociétés et jeunesses en difficulté, n°?7, consultable sur http://sejed.revues.org/index6132.html
  • Chourfi F., 2010, «?La construction de la loi du 5 mars 2007. Pour une analyse sociopolitique des mutations de la Protection de l’enfance?», Sociétés et jeunesses en difficulté, n° 9,?consultable sur http://sejed.revues.org/index6715.html
  • Cour des comptes, 2009, «?La protection de l’enfance?», rapport public et thématique.
  • En ligneFirdion J.-M., 2006, «?Influence des événements de jeunesse et héritage social au sein de la population des utilisateurs des services d’aide aux sans-domicile?», Économie et Statistique, n°?391-392, p. 85-114.
  • Mainaud, T., 2010, «?Les établissements hébergeant des enfants et des adolescents en difficulté sociale?», Études et résultats, n° 743.
  • Naves P. et Cathala B., 2000, Accueils provisoires et placements d’enfants et d’adolescents : des décisions qui mettent à l’épreuve le système français de protection de l’enfance et de la famille, synthèse, consultable sur http://www.cnape.fr/files/rapports/4.doc
  • Renoux M.-C., 2008, Réussir la protection de l’enfance. Avec les familles en précarité, Paris, éd. de l’Atelier/ATD quart monde, coll. «?Social guide?».
  • En ligneVolery I., 2003, «?De la question sociale à la question familiale. Quelle mobilisation des familles dans les quartiers urbains stigmatisés ??», Politix, n° 64, p. 153-177.
Maria Maïlat
Anthropologue
Maria Maïlat est anthropologue et écrivaine, réalisatrice de films documentaires. Elle dirige l’association ARTEFA – «?Alternative de réflexion, travail, écriture, formation, animation?», et intervient depuis vingt ans auprès d’équipes de professionnels et de bénévoles qui accompagnent des familles, des populations étrangères, des malades et des personnes en situation de vulnérabilité. Elle est auteure de nombreuses études, articles et livres (éditions Julliard, Fayard, etc.).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2012
https://doi.org/10.3917/inso.172.0102
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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