1Avant de se prendre, dans certaines de ses expressions du moins, pour une discipline de gestion de la société, la sociologie s’est développée comme science des phénomènes sociaux. Après avoir défini sa méthode consistant à «?considérer les faits sociaux comme des choses?», selon le précepte d’Émile Durkheim, et avec Max Weber (1864-1920) son objet, l’étude des lois qui déterminent les comportements collectifs en dehors de la volonté et de la conscience des individus, la sociologie s’est attachée à formuler la première des questions auxquelles elle a eu à apporter des éléments de réponse, à savoir sur quoi reposent les sociétés humaines. À cette question apparemment simple, plusieurs réponses ont été apportées, mettant en avant des facteurs de nature différente.
2Une première approche, issue de la pensée du philosophe anglais Hobbes (1588-1679), met l’accent sur le rôle des institutions et des pouvoirs qu’on qualifie de «?régaliens?», c’est-à-dire, entre autres, celui d’utiliser légitimement la force pour contraindre les comportements. Si c’est le modèle étatique moderne qui vient spontanément à l’esprit lorsqu’on évoque ce type de société, on sait depuis les travaux de l’ethnologue Pierre Clastres [1] qu’il existe aussi des sociétés sans État dans lesquelles la protection de l’ordre social est assurée par des procédures d’arbitrage et de négociation qui ne présentent pas un caractère subsidiaire et qui sont admises par tous.
3Une autre conception, elle aussi inspirée par les conceptions des anthropologues, suggère que le lien social prendrait naissance dans la recherche d’un équilibre général assurant la meilleure satisfaction possible des intérêts individuels et qui reposerait sur un système d’échanges réciproques, le «?don?» et le «?contre-don?». Cette représentation qui interpelle l’économie doit beaucoup à la fameuse distinction proposée par Durkheim [2] entre la solidarité mécanique, qui caractérise les sociétés traditionnelles (tous les membres d’un groupe sont fonctionnellement interchangeables) et la solidarité organique (les membres d’un groupe social sont interdépendants les uns des autres car la place et le rôle de chacun d’entre eux sont spécifiques) qu’on observe dans les sociétés modernes.
4La culture, notion comprise comme l’ensemble des croyances (y compris concurrentes), des savoirs et des savoir-faire, des coutumes, des normes et des valeurs qui sont partagées par les membres d’un groupe ou du moins par la majorité d’entre eux, constitue la troisième matrice capable de générer une société. La proposition doit beaucoup aux travaux des anthropologues culturalistes américains des années 1930 et a connu, un peu plus tard, en Europe, un aggiornamento auquel les travaux de Pierre Bourdieu et le développement du concept d’habitus, c’est-à-dire de prédisposition socialement acquise, ont beaucoup contribué.
5Aucun des trois critères évoqués ne l’emporte certainement de manière décisive sur les deux autres, mais on reconnaît dans chacun d’eux ou dans les combinaisons qu’ils peuvent engendrer une justification de l’intuition exprimée par Georg Simmel (1858-1918), un autre des fondateurs de la sociologie, qu’il n’existe pas une société mais un ensemble de types d’interactions qui définissent la cohérence des groupes.