1Sociologue et linguiste de formation, Pierre Grelley a exercé pendant vingt ans la fonction de documentaliste dans le secteur social, puis a assuré la valorisation des recherches au sein du Gip « Mission de recherche Droit et Justice ». Il est un collaborateur régulier de la revue Informations sociales et fait partie de l’équipe des rédacteurs de la rubrique « Contrepoints ».
2On ne connaîtra sans doute jamais la nature profonde de l’impulsion qui conduisit l’un de nos lointains ancêtres à intervenir dans une querelle opposant deux de ses congénères à propos d’une parcelle de territoire, d’une carcasse d’animal ou de tout autre objet suscitant à un même moment la convoitise de l’un et de l’autre. En s’interposant ainsi dans un rapport de forces destiné à dégénérer en un pugilat à l’issue peut-être mortelle, notre ascendant anonyme venait pourtant de jeter les bases de la société en imaginant une alternative à la loi du plus fort.
3L’intervention d’un tiers dans une dispute de cette nature a ainsi brisé une logique d’affrontement direct, de situation de face-à-face à laquelle elle a substitué une configuration en triade dont le troisième membre a d’abord pris le visage d’un tiers identique aux belligérants, puis celui, symbolique, d’une institution, le droit, qui régit les rapports de tous ceux qui lui sont soumis.
4L’interposition, quand elle ne se donne pas pour seul objet d’empêcher un affrontement entre deux ou plusieurs parties mais aussi celui d’apporter une solution au conflit qui l’a fait naître, correspond bien à l’étymologie du terme «?médiation?». Le préfixe de ce mot évoque un «?milieu?» qui est plutôt espace intermédiaire, «?entre-deux?» permettant de séparer les belligérants, que lieu géométrique d’équidistance connoté de neutralité passive. Il s’agit alors d’investir le lieu du déroulement de l’affrontement potentiel et d’y proposer une alternative à celui-ci, généralement par un encouragement à communiquer qui va, comme l’indique Jean-Marie Muller (1995), faire passer les protagonistes de l’adversité, c’est-à-dire de l’opposition frontale, à la conversation, c’est- à-dire à un positionnement qui leur permette de se parler, de tenter de se comprendre et, si possible, de trouver un compromis ouvrant la voie vers une pacification des esprits.
5La pratique est ancienne et assez largement répandue, si l’on considère les formes qu’elle revêt, telles que la palabre africaine, le cosi afghan, le pacere corse ou les nombreuses variantes observées parmi les techniques de la négociation dans les traditions chinoises et japonaises. Ces dernières, malgré une différence assez marquée dans leur déroulement, s’attachent selon ceux qui les ont décrites à travailler sur la situation davantage que sur le contenu du différend, ce qui place bien la médiation au sein de son univers naturel qui est celui de la relation.
6Ce que l’étymologie nous apprend encore est que le mot est entré dans la langue française au XIIIe siècle, par emprunt au bas-latin mediatio, nom commun affilié au verbe mediare, qui signifiait «?se tenir entre?», et à l’adjectif medius, «?central?». En ancien français, médiation avait le sens de «?division?». Il n’a pris sa valeur moderne d’entremise destinée à concilier des personnes ou des partis qu’au XIVe siècle, d’abord dans le domaine de la religion (Jésus est médiateur entre Dieu et l’homme), puis dans ceux du droit et de la diplomatie.
Rapprocher les points de vue
7Chez Aristote, la notion est liée à la mécanique du syllogisme, un type de raisonnement déductif rigoureux se fondant sur les rapports d’inclusion et d’exclusion des propositions qu’il présente sans qu’aucune proposition étrangère ne soit sous-entendue. Le syllogisme est, à l’origine, un procédé rhétorique qui tend à manifester, entre des propositions admises par l’adversaire et une autre proposition qu’il refuse d’admettre, un rapport de principe à conséquence, de prémisses à conclusion, lequel, une fois dévoilé, doit amener l’adversaire, bon gré mal gré, soit à admettre la conclusion proposée, soit à refuser les prémisses.
8En logique formelle, le syllogisme est une opération par laquelle on conclut au rapport mutuel entre deux termes par la mise en évidence du rapport que chacun d’eux entretient avec un troisième. Le syllogisme n’est donc pas seulement le passage de l’universel au particulier (ou du «?plus grand?» au «?plus petit?»), mais bien une médiation, un moyen terme entre un sujet et un prédicat (une propriété) qui n’est pas analytiquement contenu dans le sujet.
9Ce retour vers la culture grecque serait cependant lacunaire si l’on ne rappelait pas qu’elle a aussi produit, via Platon et Socrate, une autre médiation formelle, la méthode maïeutique d’accompagnement de la réflexion, qui avait pour finalité de permettre à une personne d’atteindre le meilleur de sa propre pensée en le lui faisant découvrir en même temps qu’elle l’exprimait à travers l’échange verbal.
10Pour Hegel, enfin, en particulier dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), la médiation est acte de négation et de dépassement à la fois, qui établit le lien entre le sujet et l’objet, le temps et l’éternité, le fini et l’infini (Cuvillier, 1977). Elle est conçue comme la relation idéale reliant entre eux les différents moments d’un tout et exprimerait l’identité entre la logique et l’histoire. La philosophie, même limitée à ces très brefs emprunts, souligne bien le caractère unificateur de la médiation, qui apparaît dans ces approches comme le principe organisateur d’une unité à restaurer.
11Dans une perspective moins connue, la médiation a également été soutenue par les théoriciens de la non-violence, parmi lesquels Lanza del Vasto (1901-1981), à la recherche de réponses à toutes les violences, y compris celles, même symboliques, dont l’institution judiciaire est porteuse par nature.
12Fille de la philosophie et de l’histoire, la sociologie s’est intéressée de manière principale aux conditions d’exercice des médiations juridiques, une question qu’elle a amplement investie depuis trente ans. Avant cela, elle a porté son attention avec Georg Simmel (1858-1918), qu’on sait avoir été très inspiré par Hegel, sur les concepts de médiation et d’intermédiation. Dans Philosophie de l’argent, publié en 1900, G. Simmel présente par exemple l’argent comme l’élément médiateur entre l’homme et le monde qui, avec l’échange, apparaît comme un facteur d’étalonnage rendant objectif le rapport de l’homme aux choses. Plus tard, poursuivant son intérêt pour les divers figures et statuts de l’intermédiaire constitutifs du concept sociologique de médiation, il s’intéressera dans la même veine à l’étranger par rapport à l’autochtone ou, de façon plus surprenante, à la jeune femme coquette engagée «?dans l’entre-deux d’un jeu de la possession et de l’impossession?».
Inventer des pratiques
13Bien des auteurs se plaisent à souligner l’ancienneté des pratiques de médiation, qu’ils interprètent comme une forme primitive de justice. Aucune époque et aucun continent n’a ignoré le phénomène. La Bible rapportant le fameux jugement du roi Salomon, ou les écrits de Confucius le règlement des conflits entre ses contemporains, sont ainsi fréquemment sollicités à l’appui de cette thèse.
14Sous nos cieux, les historiens du droit citent communément l’administration de la justice par Saint Louis ou les audiences conduites par les seigneurs du Moyen Âge, sans grand souci de la procédure et dans le seul but de restaurer la paix sociale, ou, sous l’Ancien Régime, par des assemblées de gentilshommes et de clercs.
15Cependant, au-delà de l’image du souverain délibérant sous son chêne vincennois, les chroniques indiquent que ces audiences étaient loin de constituer des improvisations et, qu’au contraire, Louis IX disposait, pour les affaires sur lesquelles il tranchait, d’avis que lui donnaient des conseillers, véritables ancêtres des juges d’instruction, chargés de rencontrer les parties au procès et de lui rendre compte de leurs informations avant la tenue de l’audience.
16Quant à la Révolution française, en dépit de sa volonté unificatrice, elle n’a pas cherché à empêcher une pratique de justice un peu hétérogène dans son application et surtout héritée de l’époque révolue?; elle l’a même encouragée…
17Enfin, les sages, les prêtres, les anciens ont tous pu jouer, à un moment ou à un autre, un rôle de médiateur qui, plus tard, a pu être délégué à l’instituteur ou au maire quand l’occasion s’en présentait, leur statut social tenant lieu de garantie quant à leur capacité à réconcilier.
18La justice moderne, même unifiée, codifiée et institutionnalisée, n’a pas été plus rigoureuse. Elle a même, d’une certaine façon, intégré le principe en créant successivement la justice de paix, puis la justice d’instance avec laquelle cohabite aujourd’hui la justice de proximité autant de délégations du pouvoir de juger à des instances moins formelles et, comme le souligne la dernière nommée, plus proche des justiciables.
19En apparaissant d’abord comme une alternative à la justice d’État, puis en s’inscrivant dans ses institutions, la médiation a ainsi, en quelque sorte, réduit l’amplitude du mouvement de balancier qui déterminait leur antagonisme. L’apparition il y a une trentaine d’années des modes alternatifs de règlement des conflits n’a pas seulement recyclé des pratiques connues de longue date, elle leur a donné une nouvelle vie et un statut qui doit s’inscrire dans les traditions nationales. Les pays de common law, comme la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis, les utilisent déjà extrajudiciairement. En Europe, la France, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique paraissent enclines à les intégrer dans leur législation, le Portugal, la Grèce ou les pays nordiques semblent encore hésitants, tandis qu’au sein de l’Union européenne, l’harmonisation des pratiques de médiation cherche actuellement sa voie.