1Les relations entre les travailleurs sociaux et les personnes prises en charge sont censées être des échanges professionnels, contractualisés. Mais ils peuvent, lorsque se crée un lien personnel et subjectif, être infiltrés par un échange par le don, fait d’une succession de dons / contre-dons, à l’infini. Ce métissage du lien explique en particulier l’échec soudain d’accompagnements sur le point de réussir. Un travail d’élucidation au sein de groupes d’analyse des pratiques permet d’éviter ce risque.
Une histoire personnelle
2Cet article propose une réflexion concernant « l’échange par le don » susceptible d’éclairer de l’intérieur ce qui se produit dans le « lien d’accompagnement » et ce qui peut mener à l’échec de celui-ci (Fustier, 2000). Dans mon travail de supervision avec des équipes de travailleurs sociaux et d’éducateurs, j’ai constaté qu’étaient fréquemment évoquées des prises en charge de longue durée s’achevant par une « chute » marquant un retournement complet de situation, généralement considéré comme témoignant d’un échec de la mesure. L’exemple qui m’a le plus fait réfléchir est celui d’une tutrice aux Allocations familiales qui avait accompagné longuement une femme en difficulté, en l’aidant à gérer son quotidien, et notamment ses achats en supermarché (Fustier, 2000, p. 90-92). Tout s’était fort bien passé. La personne ayant grandement gagné en autonomie, la mesure avait été levée avec, chez la tutrice, un sentiment de satisfaction lié à l’impression d’un travail bien fait. Or, et voilà la « chute », la personne avait, au moment de la fin de la mesure, été l’auteure d’un épisode délirant : elle affirmait que le supermarché lui vendait des produits pour l’empoisonner, elle ainsi que sa famille. Pour comprendre cette situation, l’appel à une interprétation psychanalytique (le lait empoisonné) ne me paraissait pas suffisant, comme si manquait, au titre de conceptualisation intermédiaire, un élément de compréhension du système dans le cadre duquel s’était effectué l’échange entre les deux protagonistes.
3Je ressentais comme une impression de bizarrerie lorsque l’échange témoignait d’une logique inattendue, donnant l’impression qu’une « erreur » était venue s’y glisser, installant un type de communication différent de celui auquel on pouvait s’attendre. Je ne fais pas ici allusion directe au travail de l’inconscient, à ces éléments issus de l’intrapsychique et susceptibles de perturber la communication, mais à un modèle particulier d’échange, à un système à l’intérieur duquel se manifestait l’inconscient. J’ai compris ces expériences comme étant des avatars de l’échange par le don. Pendant cette même période, j’ai découvert, grâce à une équipe de travailleurs sociaux avec lesquels je travaillais, un ouvrage de Jacques Godbout et Alain Caillé (1992) qui leur semblait proche de mes propres analyses. Sa lecture m’a, en effet, beaucoup éclairé et j’ai opéré alors un retour vers Marcel Mauss, l’inventeur de « l’échange par le don » (1968), pour me familiariser ensuite avec La Revue du M.A.U.S.S.
Deux formes d’échange
4Il existe deux modèles théoriques d’échange que l’on peut repérer notamment dans le travail social, que j’appellerai l’échange contractualisé et l’échange par le don.
L’échange contractualisé
5À l’origine, il s’agit de l’échange marchand (un produit contre de l’argent), puis de l’échange salarial (un travail contre de l’argent). Cet échange se veut équilibré ; il tente, en principe, de fonctionner « au juste prix », c’est-à-dire à valeur égale entre les deux termes qui le constituent. À ce titre, le travail social apparaît comme un secteur d’activités comportant des tâches définies de l’extérieur par un système de règles et de normes. Ce type d’échange est généralement considéré comme ne produisant pas beaucoup de lien social ; il est surtout performant pour assurer une transmission d’objets, essentiellement s’il s’agit d’objets réels (comme un logement ou une aide financière). Il traduit de façon satisfaisante le positionnement du travailleur social agissant au titre de salarié.
L’échange par le don
6L’échange par le don a ses propres caractéristiques. Il opère dans un échange en principe illimité don/contre-don/contre-contre-don/etc., qui s’effectue à partir d’une triple obligation, celle de donner, de recevoir et de rendre. Il est donc en déséquilibre et théoriquement interminable, j’y reviendrai plus loin. Ce type d’échange produit beaucoup de lien social, mais il est moins efficace dans la transmission d’objets. Nous verrons qu’il témoigne, chez la personne bénéficiaire d’une « aide sociale », de l’existence d’un travail de la subjectivité.
7Dans le cas du travail social, on voit bien que les tâches à réaliser sont à considérer comme ayant une double origine. D’une part, observées de l’extérieur, elles apparaissent comme faisant partie d’un système ternaire : elles concernent deux personnes, mais dans un lien défini de l’extérieur par ce troisième pôle que constituent les « règles du métier » ainsi que le contrat de travail (donc un échange contractualisé). D’autre part, elles sont aussi définies, mais de l’intérieur, comme une manière de prendre en compte les demandes (qui peuvent être non explicites) du « bénéficiaire » (et se pose alors la question d’un échange par le don).
8On considère que nos sociétés occidentales se sont construites à partir de l’échange contractuel et que, petit à petit, de façon accélérée depuis l’industrialisation, elles se développent aux dépens de l’échange par le don. Celui-ci n’a pas disparu pour autant. L’importance sociale prise par le bénévolat, le microassociatif et le caritatif en témoigne ; par ailleurs, une analyse fine de la vie ordinaire montrerait que le don est présent au quotidien dans les microservices rendus, ou dans ce que l’on appelle les actes de « civilité ».
9Plus précisément, il me semble que beaucoup d’actes que nous pensons être construits à partir d’un échange contractualisé sont en réalité « métissés » ; je veux dire par là que l’élément contractuel est infiltré par l’échange par le don qui tiendra une place souvent cachée ou non dite. Mais parfois cette place sera reconnue. Par exemple, lorsque l’on réclame le maintien d’un commerce dans un village ou un quartier, on le fait au nom d’un lien social. On considère que la tâche du boulanger n’est pas totalement réductible à la vente du pain (dans un échange objet contre argent, caractéristique de l’échange contractualisé). L’échange entre le boulanger et son client fabrique aussi du lien social ; il s’y loge ce que nous appellerons plus loin un don de reconnaissance.
10Je postule que, chez tout être humain, il existe une interrogation concernant ce qu’on pourrait appeler l’énigme d’autrui : « Qui est l’autre que je rencontre ? Qui est-il pour moi et qui suis-je pour lui ? » Ce n’est pas seulement dans l’amour ou l’amitié que ces questions se posent ; elles sont aussi présentes dans le champ des pratiques sociales. L’énigme d’autrui génère une intense activité psychique interprétative, ou plus exactement herméneutique. Le bénéficiaire d’une aide sociale voudrait déchiffrer, à partir de situations dans lesquelles intervient un professionnel, qui est celui-ci et quel sens prennent ses actes (« Pourquoi donc fait-il cela ? »). Ce travail particulier de la pensée se place à l’intérieur d’un système binaire d’hypothèses interprétatives.
11Soit la personne à qui le travailleur social a affaire se satisfait de l’objet ou de l’aide fournie. Elle ne pense pas plus loin : le travailleur social fait son métier, rien d’autre ne vient s’y loger, la situation est banale. Cette interprétation se fonde sur une conception implicite de la norme d’emploi. Elle refroidit les affects, valorisant les règles du métier qui fonctionnent indépendamment du sujet. Elle fait appel à un échange contractualisé.
12Soit la personne est sensible à ce qui vient se loger de don possible, sous l’épaisseur de la tâche professionnelle qu’exécute le travailleur social. Elle décrypte, à travers des indices plus ou moins cachés, la présence du désir, une rencontre des affects. Le lien qui se noue est centré sur le sujet qui se sent reconnu dans sa demande. On a affaire à une interprétation par l’intention (« Il fait ça pour moi »), et non à une interprétation par la cause (« Il fait ça parce que c’est son métier »).
Dans le travail social, les indicateurs du don
Du côté de l’usager
13Quand les pratiques sociales sont métissées, c’est-à-dire infiltrées par le don, un certain nombre d’éléments vont pouvoir être entendus par le sujet comme des indices de l’existence d’une posture de donateur chez le travailleur social.
14Une première série d’indicateurs concerne les pratiques, toutes les fois que « l’usager » ressent celles-ci comme étant de l’ordre d’un dépassement. Il lui semble que le travailleur social en fait plus que ne l’exige son contrat de travail, comme s’il était dans le débordement, ne comptant pas son temps mais le donnant, dépassant très naturellement ses horaires, disponible « 24 heures sur 24 ». Précisons qu’il s’agit d’une lecture subjective de la pratique d’un professionnel et non d’une réalité. Dans sa manière d’être, le travailleur social donne à son interlocuteur l’impression qu’il est dans le « faire plus » ; que cela soit exact ou faux importe peu ; ce qui compte, c’est une qualité de présence que l’on désignera généralement sous le nom d’« engagement » ou de disponibilité.
15Une deuxième série d’indicateurs touche à la représentation de Soi. Il s’agit déjà d’un don et parmi les plus importants, puisqu’il s’agit d’un don de reconnaissance. Un indicateur de ce type se rencontre lorsque le bénéficiaire d’une aide a l’impression qu’il est reconnu comme une personne individuée, repérée comme sujet différent des autres, et non comme étant seulement membre anonyme d’une catégorie (celle des chômeurs, des adolescents en difficulté scolaire, etc.).
16En voici un exemple : dans le travail institutionnel auprès d’adolescents, un éducateur pourra se trouver auteur d’une transgression portant sur un point du règlement, pour un adolescent déterminé et à un moment particulier. Par exemple, un retard dans l’heure de rentrée au foyer le soir ne donne lieu à aucun commentaire de la part de l’éducateur, comme si l’adolescent n’était plus concerné par la règle ; ou encore, dans un café, l’éducateur offre à l’adolescent un apéritif alcoolisé normalement interdit. Dans les deux cas, une modification de la posture de l’éducateur peut prendre, pour l’adolescent, le sens d’un don de reconnaissance : il n’est plus tout à fait un adolescent, il est reconnu comme un presque adulte devenant par là un presque semblable de l’éducateur. La fin du placement est proche.
17Une autre forme de reconnaissance se rencontre aussi lorsque le travailleur social introduit une confusion mineure entre sa sphère familiale et sa sphère professionnelle : il montre une photo de ses enfants, ou bien il accepte que l’usager lui rende visite à son domicile, ou encore il lui donne un vêtement qu’il ne porte plus. La personne dont il s’occupe pourra alors déchiffrer cette offre de privé comme un gage signifiant qu’il n’est pas seulement un objet professionnel, qu’il est reconnu comme susceptible d’occuper une certaine place dans la vie privée du travailleur social.
Du côté du travailleur social
18De son côté, le professionnel peut aussi ressentir qu’il est le destinataire de dons de reconnaissance en provenance de l’usager et alimentant cette chaîne don-contre-don qui s’infiltre dans une pratique devenant métissée.
19À cet égard, la confidence est tout à fait emblématique, non par le contenu qu’elle peut avoir, mais par la forme qu’elle donne à un échange. Il s’agit d’un don qu’un usager fait au travailleur social, don d’un souvenir, d’un événement fort, d’un sentiment intime, avec l’indication explicite ou latente (et souvent fausse) que la confidence est adressée à cette unique personne, qui est seule digne d’en être le dépositaire et qui a donc été choisie entre toutes… Une déclaration d’amour en quelque sorte.
20Dans un autre registre, la personne dont s’occupe le travailleur social peut offrir à celui-ci un don direct de reconnaissance : « Tu n’es pas pour moi un professionnel comme les autres, anonyme et interchangeable ; me concernant, tu occupes une place privilégiée ». L’effort pour évoluer, les tentatives de changement que manifeste l’usager peuvent aussi être entendus par le travailleur social comme des dons de reconnaissance, des cadeaux qui lui sont faits dans le but de lui faire plaisir ou de le remercier.
Les risques du travail social : le déséquilibre et l’interminable
21Plus la part carencée du Moi est importante chez la personne dont on s’occupe, plus celle-ci s’interroge sur la part du don et plus l’échange s’intensifie. En effet, une caractéristique essentielle de l’échange par le don est qu’il est en déséquilibre, théoriquement interminable, puisque le contre-don, qui doit être supérieur au don, entraîne une obligation de rendre un contre-contre-don, supérieur au contre-don qui lui a précédé. L’échange n’efface pas la dette ; au contraire il l’alimente.
22En voici un exemple : dans une maison pour enfants à caractère social, un enfant noue avec son éducatrice référente un lien fort, de plus en plus fort, qui s’organise en s’appuyant sur des changements d’attitudes ou des « attentions » portées à l’autre déchiffrés par chacun des deux protagonistes comme ayant valeur de don. Il n’y a pas de fin logique à cet échange. Viendra le moment où l’enfant n’ayant plus rien à donner se donnera lui-même, cette forme d’aliénation prenant l’allure d’un appel à l’adoption imaginaire qui ne dit pas son nom. Au titre d’ultime contre-don, l’éducatrice n’aurait alors, comme dernière possibilité, que d’accepter de prendre, en réponse, une posture maternelle et donc de se « déprofessionnaliser ». Elle s’identifierait alors au message que lui transmet l’enfant,?à savoir qu’elle n’en fait pas assez, et ne pourra jamais en faire assez, si elle reste « seulement » une simple éducatrice. D’où une place intenable dans le lien. L’attaque et la destruction de la professionnalité sont ici la marque d’un don empoisonné. Il n’y a pas de fin possible à l’échange par le don autre que l’aliénation : je me donne à toi et j’accepte de renoncer à mon identité (professionnelle et même personnelle) dans un ultime contre-don. Ou alors il y aura rupture violente. D’une part, l’éducatrice refusera de recevoir un don de Soi l’obligeant à un contre-don insupportable. D’autre part, l’enfant sera la proie d’un envahissement psychique par des affects de trahison et de déception, l’éducatrice s’étant dérobée à sa demande. En institution, certaines exclusions d’enfants sont la mise en acte de la rupture d’un lien de ce type.
23Et pourtant, il y a un autre traitement possible de l’échange par le don que la version catastrophique que je viens d’exposer. L’échange par le don se construit à partir d’actes ou de mots qui vont de l’un à l’autre et véhiculent des émotions et des représentations qui, s’ils sont laissés en l’état, emballent ces échanges surchargés d’affects par les protagonistes. Il y a un moment où un travail psychique d’élucidation sera nécessaire. Il s’agira de prendre conscience de ce qui est en train de se passer, des affrontements entre désir impossible et force des réalités. Un renoncement relatif, partagé par les deux protagonistes, peut permettre un lien qui ne s’épuisera pas dans une revendication d’absolu. En vérité, on ne fait alors que repenser le lien comme étant métissé, donc comportant une part d’échange contractualisé alors que l’échange par le don l’envahissait totalement. Je défendais plus haut l’idée qu’il y avait un travail spontané interprétatif ou herméneutique par lequel une personne pouvait vivre le lien comme un échange par le don ; j’ajoute maintenant qu’il faut mettre en place un autre travail de la pensée afin de saisir la double appartenance du lien métissé qui se fabrique à l’aide d’échanges contractualisés pénétrés par la problématique du don. Telle est la fonction des groupes d’analyse de la pratique.
24Une dernière remarque concerne le risque d’erreur d’interprétation. Revenons au cas évoqué au début de l’article impliquant une tutrice aux Allocations familiales. La prise en charge se termine mal alors qu’il semblait s’agir d’un succès. La discussion de la situation a permis d’élaborer une hypothèse. Il y a eu erreur d’interprétation de la part de la travailleuse sociale. Celle-ci, de son point de vue, avait établi un lien seulement contractualisé, son salaire s’échangeait contre une activité pédagogique (apprendre à quelqu’un à gérer un budget). Et c’est bien de cela dont il s’agissait. Seulement la tutrice n’avait pas pris en compte que, pour la personne dont elle s’occupait, il en allait tout autrement ; le lien étant envahi par la problématique de l’échange par le don. Autrement dit, cette personne offrait ses efforts pour changer comme étant des dons adressés à la tutrice. De ce point de vue, la tutrice aurait alors dû rendre, en retour, des contre-dons sous forme d’une présence et d’une attention toujours plus importantes et intenses, sous forme de suppléments de temps offerts dans une « lueur de gratuité » (Jacques Hochmann, 1984). Et sans doute le faisait-elle, satisfaite des résultats obtenus, renforçant alors la problématique du don sans en avoir conscience. Mais vint le jour où le contrat est officiellement considéré comme rempli, la personne prise en charge ayant vaincu ses difficultés d’adaptation ; on décide alors la fin de la mesure. Mais la personne ne l’entendait pas de cette manière. Elle ne progressait que pour obtenir un lien plus étroit avec la tutrice ; plus elle progressait, plus elle entendait que cette dernière, heureuse de cette évolution, lui communique plus d’intérêt, c’est-à-dire lui donne plus. Elle ne pouvait donc comprendre la fin de la mesure que comme une rupture catastrophique, l’effondrement d’un échange par le don qu’elle aurait voulu, à l’inverse, toujours renforcer.
25***
26Ce travail cherche à montrer qu’on ne saurait rendre compte de cette « notion valise » qu’est le lien d’accompagnement en le considérant seulement comme le résultat « naturel » d’un échange contractuel tripartite entre un employeur, un salarié et un usager. Nous considérons qu’il est plutôt à comprendre comme l’effet d’un métissage entre ces deux éléments antagoniques que sont le contrat (élément d’équilibre) et l’échange par le don (déséquilibré et porteur de violence). Nous nous intéressons particulièrement à cette part du don que la personne accompagnée cherche à retrouver dans l’échange avec un professionnel qui l’accompagne. Il s’agit d’un travail de la subjectivité dans lequel la personne interprète ce qu’elle observe comme n’étant pas caractéristique d’un échange contractuel neutre, porteur de professionnalité et non d’affect, mais d’un échange par le don, avec un travailleur social dont les pratiques « en dépassement » offrent des dons de reconnaissance et constituent la personne à partir d’une identité de sujet.