1Aussi stimulante qu’elle puisse paraître, l’idée d’un travail sur soi n’en est pas moins, de prime abord, quelque peu insolite. Pourquoi parler de travail sur soi dans des univers tels que, par exemple, les services d’accompagnement des personnes handicapées, les hôpitaux (en particulier gériatriques), les soins à domicile, les prisons, etc., bref, dans tous ces univers où, a priori, les bénéficiaires n’ont en principe pas pour mission de produire un travail, mais sont plutôt en droit d’attendre un service de la part des autorités publiques : soins de santé, d’aide, de santé mentale, de sécurité... Il y a donc bien une incongruité à évoquer ce thème du travail à propos de malades en milieu hospitalier avant tout appelés à demeurer « patients », de personnes âgées précisément en dehors du rapport au travail, de personnes handicapées reconnues inaptes, de chômeurs exclus du marché de l’emploi, ou encore de prisonniers coupés du reste du monde.
2Nous avons mené des travaux qui croisent les études de l’évolution contemporaine des organisations, des politiques sociales, des formes d’intervention et de contrôle social au sein de sociétés du travail sur soi, c’est-à-dire caractérisées par un travail incessant que les personnes accompliraient sur elles-mêmes pour se produire en tant que sujets actifs et responsables. Mais elles n’effectueraient pas seules ce travail. Celui-ci mettrait en scène tout un ensemble de professionnels et de dispositifs institutionnels ayant vu le jour au cours des dernières années pour contribuer à la production d’individus plus responsables, plus engagés dans la conduite de leur propre vie et de leur époque.
3Les développements survenus récemment, tant dans la sphère des politiques publiques et sociales que dans celle de l’économie de marché, ou encore au niveau de l’organisation même de nos vies privées, ont diffusé l’idée de travail sur soi. Cette évolution se manifeste notamment par l’insistance récurrente invitant désormais tout un chacun à se prendre en charge, à devenir autonome et acteur de sa propre vie.
De nouvelles politiques publiques pour aider l’individu dans le plein déploiement de lui-même
4Ainsi que nous l’avons développé ailleurs (Vrancken, 2010), l’individu, loin d’être livré aux seules lois omnipotentes du marché, serait accompagné par de nouvelles politiques publiques destinées à l’aider dans le plein déploiement de lui-même. Ce travail se mettrait en place dans toute une série de dispositifs institutionnels, et ce selon de multiples déclinaisons synonymes de « travailler sur soi » : travailler son employabilité pour éviter le piège du chômage, apprendre à apprendre pour parer à l’échec scolaire, se médicaliser ou s’éduquer à la santé pour éviter la maladie, entreprendre une seconde carrière pour contrecarrer les formes de retrait social entraînées par la mise à la retraite, se sensibiliser au droit et être à même d’en suivre les procédures, se former de manière continue, s’activer, s’insérer, développer du projet, etc. Tout un univers de l’intervention professionnelle se met en place, paré de bienveillance et destiné à accompagner les individus dans la maîtrise de leur parcours. Cet univers de l’intermédiation s’appuie sur un ensemble de connaissances et de dispositifs d’engagement et de jugement [1] pour assurer la régulation des informations et des interactions de la collectivité. Ce serait là une nouvelle manière de tenter de « produire du social », en créant du réseau et du lien pour « faire faire » et multiplier les formes d’existence, désignée par le chapelet de ces néologismes que sont l’« activation », l’« employabilité », le « long life learning », la « seconde carrière », la « psychologisation », l’« éducation à la santé », la « médicalisation », l’« écologisation », etc.
5Ce n’est nullement un hasard si le concept de travail sur soi a trouvé à se diffuser pleinement dans la sphère des politiques sociales, et plus précisément auprès des publics les plus vulnérables. Comme le fait remarquer Martuccelli (2007, p. 44), c’est également « du côté de politiques sociales » que se sont fait le plus fortement entendre les injonctions à la responsabilité individuelle, auxquelles est venu répondre, quasiment en écho, l’affaiblissement des protections, des droits sociaux et des socles de construction des individus. Mais c’est sans doute à l’inter- section des dispositifs publics que ces politiques d’intervention sur les personnes posent le plus d’interrogations. Ainsi, c’est à la croisée des deux volets classiques des politiques sociales – l’assurance sociale, d’une part, et l’assistance sociale, d’autre part – qu’a émergée une nouvelle intention publique aux contours relativement flous, se cherchant encore une voie au sein des politiques sociales : l’action sociale. Le Revenu minimum d’insertion (RMI) et ses différentes évolutions en France ou, en Belgique, la remise à l’emploi via les articles 60 des centres publics d’action sociale en sont des illustrations. Dans l’un et l’autre cas, le fait de privilégier des politiques d’emploi et d’insertion et d’intervenir au plus près des personnes a contribué à poser ou à reposer le traitement de la question sociale (celle de l’avenir du salariat) dans la sphère de l’aide et de l’assistance aux personnes (Vrancken, 2010). En d’autres termes, on a cherché à traiter l’intégration et le problème du travail dans des sphères où, en principe, ces questions ne se posaient pas puisque le public qui y évoluait attendait une aide, de l’État ou des collectivités locales, et se définissait précisément par le fait qu’il se situait en dehors du rapport salarié. Les nouvelles politiques dites d’activation, se voulant plus individualisées, ont largement cherché à puiser leur inspiration là où les politiques sociales étaient précisément les plus individualisées, et ce depuis plusieurs décennies : aux sources du travail social et du casework. Elles ont contribué à la mise sur pied d’un social qui allait désormais se « travailler », se mettre en action par l’intermédiaire d’intervenants rompus aux techniques relationnelles et aux conduites d’entretien.
6Accordant la part belle à la créativité, à l’implication, à la subjectivité, à l’épanouissement personnel et au développement de soi, ces nouvelles politiques tenteraient de faire de chaque individu non pas un simple consommateur de biens ou de services, mais un entrepreneur de lui-même en démultipliant les conduites d’entreprise au sein du corps social.
7Tout en promouvant l’individu et la liberté en tant que valeurs cardinales, les sociétés libérales encouragent, dans le même temps, sa propre vulnérabilité. En gouvernant par le risque, en permettant à l’individu moderne de se penser et de se vivre en tant qu’entrepreneur de ses conduites, elles le confrontent paradoxalement au risque et l’invitent, comme tout entrepreneur, à « vivre dangereusement » (Foucault, 2004). En somme, elles le rassurent tout en cherchant à l’inquiéter en permanence.
Une insistance sur les biographies
8Les politiques contemporaines de surinvestissement du soi sont également devenues de vastes entreprises de surresponsabilisation et de culpabilisation en cas d’échec. Cette tendance se traduit notamment par la diffusion d’une véritable raison victimaire dans les dédales des dispositifs publics. Elle met en scène des victimes mises à l’épreuve et de plus en plus sollicitées pour produire le récit de leur infortune, exposer leur parcours de vie afin d’obtenir reconnaissance et réparation (Fassin, 2004). Cette insistance sur les biographies accorde davantage de place aux histoires singulières qu’à l’évocation des injus-tices et des inégalités sociales de position. S’exerçant dorénavant par la parole (Memmi, 2003 ; Vrancken, 2010), une nouvelle gouvernance libérale aux bases méritocratiques plutôt vagues se met ainsi en place, en maintenant de fortes inégalités. Ainsi, l’égalisation redistributive caractéristique des États sociaux providentiels pourrait être disqualifiée, voire apparaître in- juste face à des politiques d’égalisation par les chances. Politiques dorénavant jugées justes tant elles viseraient à récompenser l’investissement et l’implication de chacun (Dubet, 2010). On se soucierait dorénavant plus des modalités de gouvernement des populations (comment assurer la cohésion sociale ? Comment inciter, mobiliser, mettre en mouvement, accompagner les trajectoires ?) que des populations elles-mêmes, comme s’il s’agissait plus de gérer des dispositifs et d’administrer une question sociale que d’entendre réellement les plaintes formulées. Les nouvelles politiques se sont procéduralisées, arc-boutées sur les processus d’enchaînement des interventions professionnelles et des actes posés par les usagers. Au fond, on travaillerait moins sur soi que sur une habileté à construire et à établir des connexions pertinentes en vue de mobiliser les énergies. Comme le montre Fassin (2010), l’écoute de la souffrance et du malheur des autres ne procède pas seulement de nouvelles formes de subjectivation et d’augmentation des chances subjectives de chacun, elle s’inscrit dans des formes de gouvernement de soi par lesquelles on tente de rendre vivables des vies fortement précarisées.
9Toute une histoire morale du temps présent s’écrit ainsi dans ces multiples dispositifs d’intervention sur les personnes, occultant au passage les causes économiques et sociales des formes contemporaines de précarité. Un pari anthropologique semble aujourd’hui pris quant à la nature même d’individus que l’on postule responsables et autogouvernables. Des individus fragiles, vulnérables, mais néanmoins capables d’autonomie car jamais sans ressources. Comme le montre Genard (2009), le sujet contemporain, toujours vulnérable et appelant attention et sollicitude, ne serait toutefois pas totalement démuni, loin de là. Il serait aussi perçu comme une personne à activer, capable de se reprendre en main et potentiellement responsable. Si un pari normatif est établi quant à la capacité des individus à s’autonomiser et à se mobiliser, force est de constater que les effets de ces politiques demeurent largement discutables (Vrancken, 2010 ; Duvoux, 2010). Il n’est pas certain que ces politiques parviennent à leurs fins, si elles ne continuent pas à offrir et à garantir des droits sociaux à visée universaliste en matière de santé, de formation, d’emploi, de retraite, de logement, de culture, de vie familiale et aussi de citoyenneté. Des droits sociaux à concevoir, en somme, en tant que socles d’une citoyenneté sociale destinée à l’ensemble de la population et non plus à des couches spécifiques, particulièrement fragilisées au cours de ces dernières années.
Note
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[1]
- Au sein de maints secteurs tels que ceux liés à l’aide sociale, aux dispositifs d’insertion socioprofessionnelle, d’accompagnement des personnes handicapées, de justice restauratrice, d’accompagnement des toxicomanes, etc.