1Si l’accompagnement n’est pas stricto sensu une forme de psychologisation de l’action sociale, qui fut tant décriée dans les années 1960-1970, il pose des questions similaires en visant à résoudre les problèmes sociaux, par la transformation des individus. Ces questions sont indissociables d’un contexte caractérisé par d’importantes transformations sociétales et par l’individualisation des politiques sociales, qui entendent « responsabiliser » et « autonomiser » les personnes.
2La psychologisation de l’intervention sociale est, aujourd’hui encore, une expression polémique, dans le monde de l’intervention sociale comme parmi les chercheurs en sociologie et en psychologie. Elle porte l’histoire des débats vifs qui se sont déroulés dans les années 1960-1970. Appliquée au travail social, l’idée de psychologisation est alors dénoncée avec trois arguments : premièrement, le travail social « devrait » être ancré du côté du collectif et des structures sociales – la cause des « problèmes sociaux » étant implicitement attribuée aux défaillances des structures sociales et de la solidarité collective ; deuxièmement, l’identité du travail social serait menacée par la psychologie, vue comme une science et une pratique de l’individu et de la subjectivité ; enfin, la sociologie, science du collectif, serait chargée d’analyser cette dérive pour mieux la prévenir. La polémique porte alors sur ce que devrait être le travail social (est-il un correcteur des inégalités ?) et sur l’enjeu identitaire et les frontières entre la sociologie et la psychologie (sont-ils des savoirs concurrents pour former les intervenants ?). Simultanément, la dénonciation se veut elle aussi politique, puisque la psychologisation serait le moyen de détourner l’attention des vrais problèmes structurels et, dans le prolongement des analyses de Michel Foucault, d’imposer un ordre social et moral par un contrôle social fondé sur la discipline (Castel, 1981 ; Bresson, 2006 et 2010a).
3Dans cet article, nous proposons d’abord d’interroger l’idée que ces formes d’intervention sociale psychologisées répondraient à une forme de « commande sociale », en revenant sur les liens complexes entre changements sociétaux, individualisation des politiques sociales et psychologisation de l’intervention sociale. Puis nous verrons dans quelle mesure l’accompagnement peut être considéré comme une modalité d’intervention « psychologisée », en mettant en évidence les paradoxes et les limites de cette affirmation. Enfin, nous proposerons une réflexion sur les impacts des nouvelles formes d’intervention sur les enjeux de « gouvernementalité » et de mutation du sujet.
La psychologisation de l’intervention sociale, une « commande sociale » ?
4L’histoire du travail social montre qu’il n’y a pas eu de mouvement continu vers un recours croissant aux outils élaborés à partir des sciences psychologiques, psychanalytiques ou psychiatriques. Cette histoire est plutôt faite d’allers-retours entre approche moralisatrice, formes de contrôle social et recours aux sciences humaines pour trouver un fondement théorique de l’action. Le Case Work, introduit en France dès les années 1950 après avoir été théorisé aux États-Unis, se définissait déjà comme « le service social des cas individuels » avec l’objectif, grâce à la qualité d’écoute, d’amener l’usager à mieux comprendre ce que cachent ses demandes concrètes et à cerner ses véritables besoins (Blum, 2002). La technique d’entretiens d’aide visait à faire prendre conscience au sujet des difficultés psychologiques qui sous-tendent la demande qu’il formule, dans le but de l’aider à décider de la meilleure solution à apporter à son propre problème, grâce à la coopération active du travailleur social. Or, le Case Work recule à la fin des années 1960 lorsque se trouvent dénoncées ses fonctions de contrôle social au service des dominants.
5Si la psychologisation n’est pas un processus continu, elle n’est sans doute pas, non plus, un processus massif, ni même peut-être dominant, mais, plutôt, une des tendances qui traversent le champ de l’intervention sociale et qui est aujourd’hui concurrencée par l’introduction d’autres approches – comme les sciences managériales et les techniques d’évaluation (Cheronnet et Gadéa, 2010).
6Étudiant les évolutions des programmes de formation des assistants de service social, Bertrand Delaunay observe ainsi une baisse d’influence de la psychologie et une montée du droit et de la gestion ; il présente en ce sens la gestion et la juridicisation comme des tendances concurrentes de la psychologisation (Delaunay, 2006). Par ailleurs, en France, une branche historique au moins parmi les trois principales du travail social, celle de l’animation sociale et socioculturelle issue de l’éducation populaire, s’est construite en dehors des pratiques et des méthodes de la psychologie, voire en opposition à ces dernières, lesquelles ne figurent pas au programme de formation des futurs professionnels. Il en va de même pour les « nouveaux métiers de la ville ». S’il n’existe donc pas de mouvement continu vers « de plus en plus » de psychologie dans l’intervention sociale, toutefois, dans les années 2000, la psychologisation de l’intervention sociale rejoint, et parfois semble se confondre avec, les craintes ou les espoirs que suscite l’individualisation des politiques sociales.
7Or, si l’individualisation pose également une question philosophique, qui interroge le lien entre l’individu et la société, dans le champ de la protection sociale, elle est surtout un cap pour des réformes inspirées par le tournant néolibéral. Ces deux dimensions sont liées par l’interprétation des problèmes sociaux. En effet, d’après le modèle social français de solidarité, élaboré à partir de la fin du XIXe siècle, puis consolidé et généralisé pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), la responsabilité des problèmes sociaux est collective, le problème n’est pas la faute de l’individu, donc la société a une dette sociale envers les individus, dont elle s’acquitte par un système de droits sociaux (Bresson, 2010b).
8En ce sens, l’individualisation des politiques sociales, qui irrigue les réformes des institutions et des pratiques professionnelles de l’intervention sociale, peut être vue soit négativement, comme une forme d’abandon de la solidarité, soit positivement, comme un vecteur de liberté de l’individu enfin détaché de ses attaches traditionnelles (Beck, 2001). Par ailleurs, l’individualisation constitue elle-même un ensemble d’orientations diverses et plurielles qui visent à pallier les lacunes (ou ce qui est pensé comme tel) de l’État-providence.
9Parmi ces orientations figurent notamment des formes de psychologisation de certains pans de l’intervention sociale, dans le sens où un processus transforme « quelque chose » de social en « quelque chose » de psychologique. Ce processus s’applique à l’interprétation des problèmes et de la pauvreté, du chômage…, qui sont parfois, sinon souvent, expliqués par les défaillances de l’individu, de sa conscience, de ses capacités d’adaptation ou de sa volonté. Le processus de psychologisation s’applique également au traitement des problèmes. C’est donc l’injonction politique à individualiser les politiques sociales qui explique, selon nous, les formes concrètes prises aujourd’hui par la psychologisation de l’intervention sociale. C’est notamment le cas des politiques d’insertion en France, puisque la discussion autour du contrat (de Revenu minimum d’insertion, de Revenu de solidarité active) est présentée comme l’occasion de susciter un « récit de vie » censé aider le bénéficiaire à mieux identifier ses difficultés personnelles et à les dépasser en étant « accompagné ».
Paradoxes et limites de l’accompagnement
10Alors que l’expression « psychologisation de l’intervention sociale » est directement empruntée au raisonnement critique des années 1960-1970, les formes concrètes que prend l’intervention « psychologisée » dans les années 2000 se présentent plutôt comme des réponses à la « crise » de l’État- providence, conformément à l’injonction d’individualisation.
11En particulier, l’État-providence est considéré comme « passif » (Rosanvallon, 1995). Le discours néolibéral dénonce la faillite des politiques « d’assistanat » déresponsabilisantes et prône l’activation des politiques, afin de promouvoir la responsabilité et l’autonomie de l’individu (Duvoux, 2009). En ce sens, un objectif majeur de l’intervention est sa « responsabilisation ». Et, pour faire évoluer l’individu vers l’emploi ou vers l’autonomie, l’accompagnement s’impose comme une manière de l’aider à faire un « travail sur soi » qui accorde beaucoup d’importance à la parole et aux récits de vie (Vrancken et Maquet 2006 ; Vrancken, 2010). Cette pratique peut se nourrir de psychologie, voire de références au champ de la santé mentale, comme le décrit Jean-François Orianne : en Belgique, face au chômage, des conseillers en accompagnement professionnel (Cap) posent désormais des diagnostics de « troubles » de l’employabilité et réalisent un travail de socialisation au rôle de « malade » (Orianne, 2006). Pourtant, en général, il s’agit plutôt pour l’intervenant de mobiliser des compétences relationnelles.
12Par ailleurs, une autre critique néolibérale majeure de l’État-providence est son éloignement, qui se traduirait par un caractère trop impersonnel de l’intervention. La proximité, mot d’ordre de la décentralisation, est aussi sous-jacente à l’idée d’accompagnement individuel au sens de « personnalisation de l’intervention ». Ici, il s’agit surtout de réaffirmer l’attention qui doit être portée à la personne, à son histoire personnelle, ses qualités, ses compétences ou, encore, sa souffrance psychique. L’écoute et l’accompagnement se développent ainsi à travers tout un secteur psycho-médico-social ou « d’intervention sur autrui » en expansion (médiateurs, accompagnateurs). C’est, par exemple, l’orientation mise en place dans les lieux de soutien à la parentalité, les différents points accueils jeunes (Paj) et, plus généralement, les « lieux d’écoute » relevant des circulaires Barrot (1996) et Gaudin (1997) (Fassin, 2008). Mais, dans ces dispositifs, l’intervention « psychologisée » se limite, en réalité, à une approche individualisée, personnalisée, des problèmes tout en restant souvent éloignée des savoirs et des pratiques de la psychologie – empruntant parfois à d’autres sciences sociales, et même à des références managériales pour améliorer les compétences, recourant au coaching, etc.
13Au total, l’écoute et l’accompagnement sont des modalités d’intervention individualisée des politiques sociales, mais pas une « psychologisation » au sens restreint de recours à la psychologie ; ces pratiques empruntent néanmoins à cette discipline le présupposé qu’il est possible de résoudre les problèmes (y compris « sociaux ») par la transformation des individus – ce qui fonde l’importance donnée au relationnel, à la parole, aux récits de vie. Mais les récits des usagers n’intéressent pas pour eux-mêmes. Souvent, ils ne sont pas mentionnés dans les dossiers transmis aux commissions qui décideront de l’octroi, ou non, d’une prestation sociale. Ils servent, en revanche, à l’intervenant-accompagnateur de point d’appui pour aider la personne à donner du sens à son parcours et l’infléchir (Vrancken, 2010),?dans les limites toutefois des contraintes de temps, de moyens et de la charge de travail des intervenants.
14Dans ces conditions, les enjeux de l’accompagnement ne seraient-ils pas, comme les sociologues le dénonçaient dans les années 1960 - 1970, l’imposition d’un contrôle social ?
Les enjeux de l’accompagnement : l’imposition d’un contrôle social ?
15L’accompagnement est paradoxal. Il participe à une « psychologisation » qui ne passe pas par le recours à des psychologues ni, même, à la psychologie comme savoir de référence et comme pratique professionnelle. Mais cette pratique d’intervention consiste, du point de vue des savoirs comme des pratiques de l’intervention, à mettre en œuvre une modalité mixte et dédifférenciée. Celle-ci combine les apports d’une sociologie de l’individu comme ceux d’une psychologie socialisée et d’un « managérialisme d’intervention », et mobilise les techniques de recherche en sciences humaines (l’entretien, l’histoire de vie notamment) au service d’une action pragmatique. L’objectif de l’accompagnement se veut pragmatique ; il s’agit d’aider la personne en produisant chez elle des changements identitaires pour l’aider à résoudre ses problèmes (sociaux et individuels). Or cet objectif, appliqué par les intervenants aussi bien à des « exclus » qu’à des personnes « proches de l’emploi », recouvre des enjeux de « gouvernementalité » au quotidien et de construction du sujet –, donc de contrôle social.
16L’accompagnement comme modalité d’intervention sociale, comme d’ailleurs l’accompagnement à la conduite du changement en entreprise, procèdent de l’idée que contraindre d’une part, expliquer et même convaincre d’autre part, ne suffisent pas. Il faut accompagner l’individu, l’aider à changer (ou l’entreprise à se restructurer) dans la durée, donc à s’approprier les objectifs du changement au quotidien et à surmonter les obstacles qui apparaissent à chaque étape d’un parcours.
17C’est pourquoi l’accompagnement combine l’aide, la persuasion et la contrainte et mobilise, de la part de l’intervenant, une compétence moins psychologique que relationnelle qui peut s’enrichir, ou non, de la psychologie. Le social d’écoute et d’accompagnement constitue la traduction, dans le champ de « l’intervention sur autrui », d’une nouvelle manière de penser la « gouvernementalité » à partir d’un traitement (de masse) des individus, qui combine des formes incitatives et coercitives, des considérations morales et privées.
18Or, cette modalité doit être mise en perspective d’un autre aspect des réformes dites d’individualisation des politiques sociales, qui contribuent à transformer, à l’échelle de la collectivité, les figures de l’individu et le rapport entre l’individu et la société. Par exemple, à travers les réformes de la Sécurité sociale, à la figure traditionnelle du travailleur-assuré se superposent aujourd’hui celles de l’usager-acheteur, qui paye ses médicaments parce qu’il consomme, et du citoyen, invité à faire preuve de civisme pour éviter que le déficit de la Sécurité sociale n’explose. Dans l’aide sociale, la figure de l’individu comme « cas social » ou « assisté » subsiste, mais les dispositifs d’activation promeuvent aussi une figure de l’individu dans un parcours d’autonomie. Dans l’action sociale également, plusieurs figures de l’individu coexistent, évoluent, apparaissent, disparaissent (Bresson, 2008). Or, l’accompagnement apporte une méthode pour faire advenir certaines de ces figures plutôt que d’autres. De ce point de vue, les modalités d’accompagnement (psycho-médico-sociales et/ou managériales), ont en commun de vouloir transformer la personne en sujet – au sens où elle apprend à se percevoir comme une de ces figures particulières de l’individu. La mobilisation des récits de vie a comme principal effet de faire prendre conscience à l’usager de son parcours et de produire une subjectivité qui découle de cette autoréférence – par exemple, comme individu responsable, autonome, etc. Autrement dit, l’accompagnement permet de gouverner les conduites en transformant la personne en sujet individuel, ayant intériorisé la norme de l’individu autonome (ou en parcours vers l’autonomie).
19Pourtant, la coexistence de figures plurielles de l’individu ou encore les « résistances » des usagers et des professionnels – telles que le maintien de formes d’intervention sociale qui visent une participation, voire une mobilisation collective, à l’échelle des quartiers en France ou à l’échelle communautaire au Québec ou en Belgique –, même si elles sont minoritaires, rappellent que l’intervention sociale ne s’épuise pas dans ses formes « psychologisées », y compris les pratiques de l’accompagnement. C’est par exemple le cas de dispositifs participatifs comme les conseils de quartiers ou les budgets participatifs, qui affichent l’ambition de repositionner l’individu comme citoyen, usager d’un service public ou acteur d’une politique locale.
20***
21La psychologisation n’est pas une tendance historique longue, ni sans doute irréversible, mais elle correspond, dans le champ de l’intervention sociale, à une certaine forme d’interprétation des problèmes à l’aune des défaillances des individus, appelant des modalités d’intervention pour transformer ces derniers.
22Parmi les modalités d’intervention « psychologisée », l’accompagnement répond à l’injonction politique à l’individualisation des politiques sociales, dans sa double forme : activation et injonction à l’autonomie et, aussi, intervention de proximité personnalisée. Mais, puisque l’objectif de l’accompagnement est de transformer l’individu pour le rendre conforme à une des figures normatives promues par les politiques (en particulier, celle de l’individu « autonome »), l’accompagnement crée le même enjeu que la psychologisation de l’intervention sociale dès les années 1960-1970, mais sous un autre angle, à savoir l’enjeu de « gouvernementalité » et de transformation de l’individu en sujet (voire de manipulation et de contrôle social). En effet, la question n’est pas tant que l’individu prenne conscience de lui-même ; elle est plutôt la manière dont est orientée cette prise de conscience. De même, l’individualisation n’est pas une réponse à la crise du lien social, mais un mot d’ordre alimentant des réformes politiques, qui peut aussi bien contribuer à une crise de ce lien qu’être un laboratoire d’invention de nouvelles solidarités – à condition de ne pas perdre de vue cet objectif.