CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il revient sans doute au sociologue américain Robert King Merton (1910-2003) d’avoir, le premier, attiré l’attention [*] sur un comportement social – ou plus exactement asocial – singulier qui consiste à s’exclure volontairement de la vie collective. Cette attitude, qu’il appela successivement « évasion », puis « retrait », peut se décliner de façons très diverses et s’exprimer sur des durées plus ou moins longues. Elle s’appuie, si l’on exclut les cas psychiatriques d’autisme, sur le double rejet des objectifs que la société valorise (la « réussite » sous ses diverses formes) ainsi que les moyens qu’elle valide pour les atteindre (les études, le travail, l’épargne, la sociabilité, l’honnêteté...). Une forme assez particulière de ce phénomène touche le Japon depuis les années 1980. Il s’agit de citoyens, les hikikomori, qui choisissent de n’avoir aucun rapport social avec leurs contemporains au-delà de ceux strictement nécessaires à l’entretien des fonctions vitales et se cloisonnent à leur domicile.

2Les hikikomori, terme qu’on peut traduire par « reclus », sont de deux sortes : ceux qui vivent chez leurs parents et ceux qui ont leur propre toit. Les premiers consacrent la totalité de leur activité à jouer et à regarder la télévision, se nourrissant des repas que leurs proches déposent sur le pas de la porte de leur chambre. Les autres survivent souvent grâce à des aides extérieures et ne sortent que pour faire des courses indispensables, en rasant les murs pour ne pas être vus. Si ce que l’on sait d’eux est issu de quelques études plus médiatiques que réellement scientifiques, celles-ci convergent sur plusieurs points, le premier étant le caractère sociopathologique de ce trouble, à distinguer de l’agoraphobie : ce ne sont pas ici les lieux publics qui sont source d’angoisse, mais bien ce qu’impose la société. Réfugiés dans les univers virtuels que leur offrent les jeux vidéo, Internet et les mangas, l’existence des hikikomori est organisée autour d’une passion poussée à l’extrême leur permettant de fuir une réalité et des responsabilités qui leur inspirent sans doute une profonde panique. Devant la complexité de la vie, ils sont dans un état dépressif et vivent souvent à l’envers : dormant le jour et se réveillant en milieu d’après-midi, ils déjeunent dans la soirée, passent la nuit à regarder la télévision et à jouer aux jeux vidéo ou sont connectés sur Internet, puis se couchent dans la matinée.

3L’évaluation de leur nombre est évidemment très imprécise : de 250 000 à trois millions selon les sources et le critère utilisé, lequel est le plus souvent l’absence de relations sociales pendant une période de six mois consécutifs. C’est une population très majoritairement masculine (à 77 %), composée d’adolescents et d’adultes plutôt instruits (43 % d’entre eux sont diplômés) et dont l’âge moyen se situe autour de 27 ans, selon les données d’une enquête du ministère de la Santé. Les causes le plus souvent évoquées de ce que certains médias japonais appellent une « crise nationale » sont le harcèlement à l’école, les maltraitances familiales ou les échecs professionnels dans une société très compétitive. D’autres hypothèses cherchent des explications du côté de la culture et de l’histoire japonaises en soulignant, par exemple, que la célébration de la solitude dans les poèmes traditionnels et la musique ainsi que l’isolement du Japon au milieu du XIXe siècle pourraient expliquer une partie de ce problème propre au pays.

Notes

  • [*]
    Social Theory and Social Structure, 1949, NewYork, Free Press, 1re édition.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/02/2012
https://doi.org/10.3917/inso.168.0103
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