Une formation d’acculturation à la Sécurité sociale
1L’École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S) a été créée en 1960 pour former les directeurs des caisses d’Allocations familiales au moment où leurs métiers évoluaient vers de véritables fonctions managériales, après avoir été plutôt celles de secrétaires généraux du Conseil d’administration. Aujourd’hui, l’EN3S est un passage quasi obligé dans le cadre d’une carrière à la Sécurité sociale.
2Lucien Durand, issu de la dixième promotion au début des années 1970, dit s’être senti très démuni à la sortie et peu préparé à des fonctions managériales. Une vingtaine d’années plus tard, Jean-Michel Serouart a le sentiment également d’être sorti de l’école sans y avoir réellement appris à manager. Toutefois, il est entré à l’EN3S à 40 ans, ayant déjà une carrière professionnelle au sein de la branche Famille. Il reconnaît, en revanche, que cette formation lui a permis de se familiariser avec les autres branches de la Sécurité sociale et de mieux comprendre certaines logiques politiques d’ensemble. Cette acculturation est centrale aux yeux du plus jeune des intervenants, Frédéric Vabre, selon qui la formation à l’EN3S permet d’avoir un «?formatage Sécurité sociale?» qui intègre les grands enjeux de l’institution et rend adaptable au sein des organismes.
3De plus, l’école permet aussi de se constituer un réseau de collègues au sein des différentes branches, une ressource souvent mobilisée dans l’exercice du métier. Ce jeune manager regrette toutefois l’approfondissement insuffisant des compétences métier (tant en prestations qu’en travail social), si importantes dans la branche Famille où elles sont nécessaires au manager de terrain pour sortir d’une vision purement théorique ou réglementaire des politiques sociales.
4L’aller-retour entre les aspects les plus opérationnels, exigeants intellectuellement, et la réflexion stratégique, est d’ailleurs pour lui le principal atout des dirigeants des organismes de sécurité sociale, dont il regrette parfois qu’ils ressentent «?le complexe des exécutants?». J.-M. Serouart renchérit sur l’importance des compétences liées à la réalité du terrain : «?La formation est insuffisante sur les problématiques sociales. Les jeunes qui arrivent dans mon secteur découvrent le plus souvent ces problématiques alors que l’importance du social est encore forte dans la branche Famille?». Rien n’est prévu dans le programme EN3S à ce sujet.
La Convention d’objectifs et de gestion (Cog) : des réformes qui questionnent le champ social
5Depuis 1996, des conventions d’objectifs et de gestion (Cog) – véritables outils de modernisation des organismes – sont conclues entre l’État et les caisses nationales de la Sécurité sociale.
6Signées pour une durée de quatre ans, elles diffèrent selon chaque branche en fonction des axes stratégiques qui leur sont propres [1]. L. Durand propose de distinguer trois catégories parmi les réformes apportées par ces Cog successives depuis 1996?:
- les réformes législatives emblématiques qui touchent les prestations?: la réforme du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 2003 et celle du Revenu de solidarité active (RSA) en 2009?;
- les réformes qui concernent la gestion des organismes?: l’évaluation de la qualité de service et des résultats, ainsi que la fixation de normes communes en 1997?; la mise en place d’un modèle unique de gestion des prestations (Cristal) en 2000?;?le passage du budget de la Sécurité sociale devant le Parlement?en 2003?;?le cadrage et la normalisation des dispositifs d’action sociale en 2006?; l’offre globale de services en 2009?;
- les réformes en matière de ressources humaines?: en 2001, introduction de la RTT dans la gestion de l’organisation et de la motivation?; en 2004, normalisation des entretiens annuels d’évaluation et d’accompagnement (EAEA), qui pose la première brique d’une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences?; en 2006, mise en place de la prime en fonction des résultats pour les agents de direction et les cadres de niveau 8 et plus?; enfin, en 2010, nomination des dirigeants par la Cnaf.
7F. Vabre a, quant à lui, le sentiment que les Cog ont permis d’homogénéiser davantage les priorités des caisses en fixant des objectifs collectifs et de grandes orientations, lesquels peuvent ensuite être déclinés localement avec plus ou moins de souplesse dans l’application. Principale évolution récente, selon lui?: «?l’idée de la transversalité entre les prestations familiales et l’action sociale des caisses, avec le fameux continuum d’interventions, est extrêmement pertinente parce qu’elle prend appui sur la perception des allocataires et pas sur nos cloisonnements internes?». J.-M. Serouart estime qu’il n’existe pas d’antinomie entre l’action sociale (vitrine politique) et les prestations (cœur de métier) parce que les Caf incarnent les deux. Mais «?la branche porte aussi la responsabilité des critiques sur les travailleurs sociaux. Dans le passé, l’action sociale a été portée et porteuse de sens, puis ensuite seulement administrée et gérée. Néanmoins, si aujourd’hui des questions fondamentales sur le sens de l’action sociale et l’évaluation du travail social sont reposées, c’est dans un contexte de raréfaction des moyens. Il aurait sans doute mieux valu tenir sur la question de l’évaluation et être capable de donner des feuilles de route, y compris sur le secteur social?».
Des dirigeants évalués sur leurs résultats et leur capacité à travailler en réseau
8L. Durand souligne la nécessité aujourd’hui pour le dirigeant de travailler en réseau?: «?La fonction partenariale est devenue un pan important du métier de dirigeant. Il me semble que l’on peut distinguer trois temps dans l’évolution des manières de travailler. Au départ, les organismes étaient parfaitement autonomes. Chacun avait son domaine de compétence et, au sein de chaque caisse, chaque service était également autonome. Puis, dans un deuxième temps, avec l’arrivée du RMI en 1989, les institutions ont eu à communiquer entre elles. Enfin, à partir du début des années 2000, elles ont dû travailler ensemble. Ainsi, la Caf doit travailler avec le conseil général et, à l’intérieur de la caisse, la gestion administrative avec l’action sociale?». La logique de réseaux l’emporte. Le partenariat est aujourd’hui contraint, alors qu’il était simplement volontaire il y a vingt ans. Pour F. Vabre, l’accroissement du pilotage national et de la logique de réseau n’est pas qu’une contrainte. Il donne pour exemple la mise en place sous l’impulsion de la Cnaf des ateliers de régulation des charges (Arc)?: «?Il n’était pas normal de constater des différences de stocks allant de 1 à 25 jours au niveau national, car c’était une véritable rupture d’égalité entre les allocataires. C’est une évolution récente positive que d’avoir obligé les caisses à s’entraider pour éviter que des situations ne deviennent catastrophiques. Sur mon département, la logique de lissage des délais de traitement entre services a été adoptée – elle n’allait pas de soi auparavant – et nous avons bénéficié de l’aide nationale pour revenir à un stock acceptable?». Pour sa part, J.-M. Serouart fait remarquer que le partenariat est basé sur une complémentarité «?théorique?» entre organismes (État, collectivités territoriales) qui peut conduire à des tensions, comme dans le cas du RSA?:?«?La complémentarité fait alors place à de la concurrence et à des querelles de territoire. Les dirigeants deviennent des directeurs d’agence davantage que les chefs d’entreprise qu’ils ont pu être dans le passé?».
Des transformations profondes de l’identité professionnelle des agents
9Selon F. Vabre, incontestablement, l’accélération des réformes a mis en difficulté une partie des équipes, qui ont du mal à suivre le rythme de leur mise en œuvre. Lorsqu’il était chef de service en Caf, il avait fini par organiser une réunion chaque semaine avec les techniciens conseils pour commenter les mises à jour techniques et réglementaires intervenues sur l’assistant documentaire.
10Par ailleurs, outre cette complexité réglementaire croissante, il existe clairement une exigence accrue pour les techniciens en termes de conseil et d’accompagnement pédagogique des allocataires. Ce sont de nouvelles compétences professionnelles à acquérir. «?Le technicien n’est plus seulement un technicien de liquidation, mais aussi de gestion de la relation de service?» qui, souligne L. Durand, « se trouve de surcroît devant des situations sociales qui demandent un accompagnement supplémentaire qui n’existait pas jusque-là. Il s’agit, dès aujourd’hui, d’un nouveau métier, celui de technicien de la relation sociale qui ne se contente pas de payer les prestations, mais qui doit rendre celles-ci intelligibles aux allocataires?». En travail social, là aussi, les exigences du continuum d’interventions et du rapprochement avec les prestations n’ont pas été sans poser des problèmes. F. Vabre considère que les travailleurs sociaux Caf se doivent aujourd’hui d’avoir une connaissance des prestations pratiquement équivalente à celle des techniciens?: «?Ce ne sont pas des travailleurs sociaux de conseils généraux ou d’associations d’insertion, ils doivent avoir cette ‘‘plus-value Caf’’ qui les rend plus à l’aise que les autres dans les prestations que l’on verse ».
11Selon J.-M. Serouart, on est effectivement face à l’apparition d’un nouveau métier qui concerne également les aides collectives en action sociale?: «?Aujourd’hui, on demande aux agents, par exemple, d’éplucher des bilans financiers d’associations pour vérifier l’utilisation des subventions. Mais les agents n’ont pas été formés et préparés à ce type d’évolution de leur métier?». Il peut être légitime, dès lors, pour les personnels, de craindre que la prochaine Cog ne rajoute encore des indicateurs conduisant à de nouvelles évolutions de leurs missions non accompagnées de formations?: «?Pour le personnel des Caf, il faudrait, pour chaque objectif défini, mener des actions de formation en même temps?».
Des enjeux de légitimité
12Les enjeux à venir pour la branche Famille sont présentés comme des enjeux de légitimité par les trois participants à la table ronde. Pour L. Durand, il s’agit principalement d’un problème de légitimité du modèle de protection sociale : «?Je perçois à la fois une remise en cause du modèle, depuis quelques années, et une véritable question sur le financement de la protection sociale en général?».
13Si la question financière est sans doute centrale, J.-M. Serouart?propose de renforcer la légitimité en repensant le lien entre le social et l’économique?:?«?Au lieu de se concentrer sur les coûts du social, pourquoi ne pas réfléchir à ce que le social rapporte pour la société, à ses gains cachés ??» Un problème de légitimité se pose également en ce qui concerne la gouvernance. Les partenariats croisés manquent singulièrement de clarté, tel celui entre les caisses et les conseils généraux, comme le précise J.-M. Serouart?: «?Au niveau local, les ajustements sont nécessaires et on redéfinit les compétences des uns et des autres. Les clarifications s’avèrent à mon sens indispensables?».
14De son côté, F. Vabre se dit plutôt confiant sur l’avenir de la branche Famille, qui a montré ses capacités à se réformer et à s’adapter parce que, déclare-t-il, «?le réseau a énormément modernisé ses méthodes de travail et son offre de services, ce qui le positionne mieux que d’autres?». Il s’interroge en revanche sur la rationalisation en cours des points d’accueil compensée par le développement des téléservices. Quel est le niveau d’accueil physique à maintenir pour accompagner les publics les plus fragiles et pour conserver une légitimité aux yeux des allocataires??
15D’une façon ou d’une autre, une institution doit s’incarner pour conserver l’attachement de ceux à qui elle est destinée/qu’elle a pour mission de servir. On comprend, dans ce contexte, toute la difficulté pour les managers d’être présents sur ces différents champs de légitimation.
Notes
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[1]
Voir site http://www.securite-sociale.fr/chiffres/cog/listecog.htm